Actuel Marx : Alors que la gauche européenne semblait solidement ancrée sur une division du travail entre partis et syndicats, les vingt dernières années ont vu se développer des mouvements sociaux qui cherchaient délibérément à affirmer leur autonomie et leur radicalité en réponse à l’affaiblissement de la gauche traditionnelle face à la montée du néolibéralisme. Vingt ans plus tard, quel diagnostic peut-on porter sur ces formes de lutte collective ? Doivent-elles être considérées comme des facteurs de fragmentation, comme des forces de pression sur les parts ou les syndicats, ou comme des facteurs de recomposition ?
Daniel Bensaïd : La floraison d’associations diverses correspond probablement à la fois à une tendance lourde et à un phénomène plus conjoncturel. La tendance lourde est celle de la complexité croissante des sociétés contemporaines et de la pluralité des champs sociaux : de multiples contradictions et modes de subjectivation se révèlent ainsi irréductibles aux grandes synthèses a priori et à l’absorption dans un grand sujet historique unificateur. Le phénomène plus conjoncturel est la perte de légitimité des partis et des syndicats coulés dans le moule de l’État providence. Ils n’ont pas été capables de répondre au redéploiement des modes de résistance à la contre-réforme libérale. Les syndicats avaient restreint leur fonction à la négociation du rapport capital-travail à l’intérieur de l’entreprise ou de la branche, alors que l’épuisement du compromis fordiste et la déconcentration industrielle obligent à réinvestir les pratiques territoriales.