Daniel Bensaïd
Cet entretien a été réalisé par David Muhlmann pour son livre consacré à Rosa Luxemburg : Réconcilier marxisme et démocratie paru aux éditions du Seuil (collection « non conforme ») en mai 2010. Il s’agit là d’un des derniers (voire du dernier) interviews de Daniel Bensaïd.
David Muhlmann : Daniel, vous êtes l’un des penseurs et organisateurs les plus influents de l’extrême gauche française et du mouvement trotskiste mondial, à la direction de la Ligue communiste révolutionnaire (Section française de la Quatrième Internationale) puis du Nouveau Parti anticapitaliste. Le premier point que je souhaitais aborder avec vous est celui de votre rapport général, intellectuel et militant, à Rosa Luxemburg. Son nom constitue-t-il pour vous un point de référence dans l’histoire du socialisme international, au même titre qu’un Lénine ou Trotski ? Tient-elle une place particulière dans votre propre trajectoire politique ? Je me souviens d’un de vos articles sur Rosa Luxemburg et la question du Parti et de l’organisation, publié dans une livraison de la revue Partisans intitulée « Rosa Luxemburg vivante », en 1969… Aujourd’hui, que retenez-vous comme étant son héritage, tant sur le plan de la théorie marxiste que sur celui de la pratique révolutionnaire à construire ? Je pense en particulier à l’exigence de « spontanéité » ouvrière – même si je n’aime pas ce terme – qu’elle a posée comme problème critique pour toute avant-garde…
Daniel Bensaïd : Avant tout, nous pouvons nous féliciter qu’il y ait une actualité ou une ré-actualité de Rosa Luxemburg – pas du point de vue d’une satisfaction pieuse, mais parce qu’elle révèle un moment politique : ce n’est pas un hasard si cela tombe maintenant. Cela dit, pour moi, et je dirais même pour nous – même si le « nous » est un peu vague et englobe une dimension générationnelle et militante à travers ceux qui sont entrés en dissidence dans la jeunesse du Parti communiste des années soixante –, elle a toujours fait partie du patrimoine. C’est-à-dire que, lorsque l’on était en quête de nourritures théoriques à l’époque, Rosa n’était certes pas au premier rang du communisme orthodoxe que l’on nous transmettait, mais elle n’était pas non plus « en enfer », à la différence de Trotski.
Donc il y avait toujours une « possibilité d’accès » à Rosa Luxemburg. Par ailleurs, notre courant politique a été en partie influencé par sa pensée. Notre étiquette était trotskiste, par défi et par différenciation d’avec d’autres courants, mais je pense à un trotskiste comme Ernest Mandel qui était un grand admirateur de Rosa Luxemburg, parfois peut-être plus que de Trotski. Il en était même proche presque biographiquement : dans sa petite maison à Bruxelles, il avait la collection reliée de la Neue Zeit, qui lui avait été transmise par son père. C’était donc pratiquement de l’Histoire immédiate, et la mémoire du spartakisme qui s’est transmise ainsi. De plus – et ce n’est pas pour s’envoyer des fleurs, mais afin de mieux comprendre l’histoire –, si l’on considère ce que l’on a essayé de faire dans les écoles de formation de la Ligue [Ligue communiste révolutionnaire], nous avons toujours eu davantage le souci non de transmettre l’orthodoxie marxiste, mais de restituer les controverses de l’Histoire du mouvement ouvrier. On donnait à lire du Kautsky, du Bernstein… Il s’agissait de reconstituer la scène d’un débat, dans lequel Rosa Luxemburg a joué un tout premier rôle.
Elle occupe donc une place éminente, mais pas mythique pour autant, pas plus que Trotski d’ailleurs. Il y a des livres de Trotski qui sont épouvantables, Terrorisme et Communisme notamment (Trotski, 1920) : on peut comprendre le contexte de la guerre civile russe, mais de là à théoriser l’état d’exception au-delà de l’exception, justement, c’est autre chose. Sur Rosa, il y a une facilité et un anachronisme à relire ses textes critiques sur Lénine et le Parti à travers le prisme du phénomène bureaucratique et stalinien, survenu ultérieurement.
Mais il est vrai, au-delà du contexte russe, que Rosa s’est montrée particulièrement sensible au problème de la montée de la bureaucratie dans les appareils de direction du mouvement ouvrier, à son époque. Elle était confrontée en Allemagne au laboratoire du phénomène bureaucratique – et ce n’est pas un hasard si le livre de Robert Michels sur les partis politiques est paru à la même époque (Michels, 1914). C’est là le premier phénomène de parti de masse adossé à des syndicats de masse, qui bénéficie d’une période relative de légalité, et qui donne naissance à un gros appareil, ce qui n’était pas le cas du Parti bolchevique clandestin, que l’on mythifie a posteriori mais qui a toujours été un gigantesque bordel, même parfois un tout petit bordel, compte tenu de la précarité des conditions de lutte. Elle a donc incontestablement cette sensibilité-là. Vous avez hésité sur le mot de « spontanéité ». Il y a deux choses. Pour moi, le débat sur la grève de masse en 1905-1906 est fondateur, parce qu’évidemment c’est faire la part de l’événement, ce qui revient à poser – même si cela n’est pas explicite, mais on peut travailler autour – l’idée d’une autre temporalité politique : ce n’est pas l’accumulation graduelle des conquêtes électorales des positions qui fait l’Histoire ; il reste la part de l’imprévu, de l’impromptu. On peut appeler cela « spontanéité » ou pas, mais il y a en tout cas l’événement, un événement qui constitue une irruption d’en bas, incontestablement, avec les formes d’organisation générale qui sont les siennes. Ensuite, il y a le fait que l’expérience de 1905 permet à Rosa Luxemburg d’être tout de même l’une des premières – peut être même la première, bien avant Lénine, et peut-être justement parce que l’Allemagne était le laboratoire privilégié pour cela – à percevoir dans le débat avec Bernstein que la polarisation de classe n’est pas linéaire, que les classes moyennes se reconstituent, que les crises et l’effondrement ne sont pas mécaniques. Bref, d’avancer une vision de l’histoire qui nécessite un certain volontarisme révolutionnaire.
Elle est en ce sens la première à expliciter en quoi la « spontanéité » doit signifier de nouvelles orientations de stratégie politique, radicales, car dirigées essentiellement contre la bureaucratie dans le mouvement ouvrier.
Or je crois que cette force est devenue une faiblesse, d’une certaine manière. L’une des tragédies pour la Révolution allemande de 1918, dont elle fut l’une des premières victimes, était le caractère tardif, et finalement assez bricoleur, de la séparation avec les deux ailes majoritaires de la social-démocratie. Si l’on fait l’équivalent avec la Russie, il faut bien reconnaître que la conception qu’a eue Lénine du Parti lui a permis de faire le tournant dit des « Thèses d’avril » (Lénine, 1917), et de se heurter sans concession à la majorité des têtes du Parti. Je comprends bien la difficulté en Allemagne pour Rosa et Liebknecht à envisager et à assumer la rupture avec les organisations de masse, ce n’était certainement pas simple, mais on peut imaginer quelles batailles auraient pu alors être menées dans la social-démocratie…
D.M. : Rosa et Liebknecht craignaient avant tout de constituer une « secte communiste ». Il fallait « coller » aux masses. Je me souviens que Rosa Luxemburg disait quelque chose comme : « il vaut mieux se battre dans un parti ouvrier qui a tort, que d’avoir raison entre nous »…
D.B. : J’entends bien. Mais je tends aussi à penser que Lénine – qui est devenu aujourd’hui le vilain de l’Histoire et que l’on ne relit donc plus – est à mon avis celui qui a révolutionné, d’une certaine manière, la conception de la politique, qui a inauguré une pensée stratégique en politique. Elle n’existe pas vraiment chez Marx, et tous ces cadres de la social-démocratie allemande que fréquentait Rosa Luxemburg étaient finalement assez proches « culturellement » de Marx.
D.M. : Ils pariaient sur la « maturation » révolutionnaire, la « progression » du socialisme…
D.B. : Oui, la maturation sociologique : il y a une classe qui va se concentrer, se développer, et ce développement a pour conséquence un lien organique entre la conscience politique et l’organisation.
Chez Marx, le parti n’apparaît que de manière intermittente, c’est un outil conjoncturel, alors que Lénine en fait un véritable opérateur stratégique, qui organise les retraites, les avancées, qui prend l’initiative. Il y a là une conception différente. C’est pour cela que l’on peut voir toute la pertinence de la critique de Rosa sur le péril bureaucratique naissant et, en même temps, le fait que cette confiance dans le « mûrissement » d’un processus quasi naturel, en fin de compte, pose aussi problème…
D.M. : Ce dilemme entre le fait de « coller » aux masses – au risque de l’inertie – et la rupture léniniste – au risque du sectarisme partisan – a-t-il sa pertinence aujourd’hui, ou ne s’agit-il que d’une question historique ?
D.B. : Cela m’intéresse au présent, avec des conditions fort différentes. Après un siècle d’expérience du mouvement ouvrier, nous sommes bien placés pour savoir que les formes de regroupements, sociaux ou politiques, sont beaucoup plus fluctuantes, compliquées, divisées.
À l’époque de Rosa, il y avait quand même quelque part chez les socialistes un postulat d’homogénéité – l’unicité de la classe ouvrière –, qui a été largement démenti. C’est l’un des paradoxes du capitalisme ; à la fois la tendance à l’organisation, mais en même temps un marché du travail qui génère la concurrence, donc des divisions, des différenciations permanentes.
Cela est aujourd’hui acquis, de même la complexité des sociétés actuelles, qui sont plus composites » plus différenciées, avec leurs phénomènes d’individualisation qui ont leurs aspects contradictoires – la culture plus démocratique, d’un certain côté, et éventuellement le basculement vers l’individualisme, au sens péjoratif. C’est à partir de là qu’il faut penser les problèmes liés à la forme « parti », les questions du comment organiser aujourd’hui du collectif, de la solidarité, de la coordination, etc. Mais le problème est qu’aujourd’hui, à gauche, la discussion sur la forme sert quelque peu d’écran aux discussions sur le contenu… Et surtout, on a tendance à croire que le phénomène bureaucratique est une sécrétion de la forme partisane en tant que telle, alors qu’il s’agit d’un phénomène sociologique majeur, qui se manifeste dans le plus grand nombre des organisations sociales, dans l’appareil d’État, les syndicats, les ONG… C’est bien là un problème majeur qui déborde celui du parti.
D.M. : Pour la gauche communiste et révolutionnaire, le fait de rester dans une organisation de masse bureaucratisée ou la quitter pour la refonder sur des principes plus purs a été un problème constant… Là-dessus, je pense que Rosa a incarné une position très juste et remarquable : elle fut critique du léninisme, sans aucun doute, en rupture avec la social-démocratie majoritaire, et en même temps elle n’a jamais versé dans le gauchisme facile qui consistait à rejeter par principe la forme parti, comme le faisaient les Linksradikale de son époque, les Rühle ou Gorter… Quand on oppose Rosa à Lénine sur la question de l’organisation ouvrière, on oublie trop souvent que Rosa Luxemburg a tout de même fondé le Parti communiste d’Allemagne !
D.B. : Je suis d’accord. C’est un débat qui nous a hantés, qui m’a personnellement hanté. J’étais personnellement trop jeune pour être entièrement conscient des enjeux, mais nous avons été formellement exclus du Parti communiste, ou des Étudiants communistes, en 1965-1966 ; je crois en réalité que c’était à moitié une exclusion et un départ volontaire, d’une certaine manière. Mais, par insouciance ou inconscience juvénile, nous ne nous sommes pas posé la question. C’était absolument insensé de partir à deux cents ou trois cents du « grand Parti des fusiliers » ; aujourd’hui cela ne représente plus grand-chose, mais à l’époque… J’en étais malade quand nous sommes partis, je venais d’un milieu communiste, post-guerre d’Espagne, résistant MOI [Francs-tireurs et partisans-Main-d’œuvre immigrée]. On nous a sorti le chapelet de tous ceux qui avaient quitté le parti pour finir dans les poubelles de l’Histoire et ainsi de suite. Nous étions jeunes, nous n’avons donc pas eu à nous poser de problème mais si nous l’avions fait, nous aurions toujours trouvé des raisons de rester. Nos alter ego camarades italiens, qui étaient d’un parti plus tolérant et plus poreux aux autres courants, n’ont pas eu à partir, et ils y sont restés enlisés… Quel est le moment pour sortir ? Qu’y perd-on et qu’y gagne-t-on ? Quel en est le risque ? Ces questions sont actuelles, je n’imagine pas, par exemple, que Mélenchon ne s’est pas longuement interrogé quand il a quitté le PS pour fonder le Front de gauche. Et je crois que le risque de la scission, personne n’y échappe, c’est d’ailleurs là que le souci de Rosa est légitime : on a observé des pathologies minoritaires, qui peuvent rendre fou. Certains le sont devenus : il y en a, et de très brillants, comme Bordiga ou Posadas – qui a fini par construire des abris anti-atomiques… Nous avons là affaire à des cas extrêmes, mais dont l’histoire de la IVe Internationale n’est pas exempte : quand Pablo a rédigé des lettres ouvertes au prolétariat mondial, au président Mao, à Tito, et ainsi de suite…
D.M. : Il y a une logique paranoïaque aussi…
D.B. : Il y a une logique paranoïaque, évidemment. On a l’impression d’avoir raison, de ne pas être reconnus, de ne pas être entendus, de parler aux masses par-dessus la réalité… Tout cela guette bien entendu. Et ce n’est pas résolu aujourd’hui. C’est toutefois moins douloureux à présent, parce que nous ne sommes finalement pratiquement plus confrontés, en Europe, à des partis de masse, de gauche, qui soient des organisateurs collectifs. On pourrait dire qu’il y a aujourd’hui un espace politique plus ouvert, il y a de la vie ailleurs, nous ne sommes pas condamnés à devenir dingues.
On peut être victime de délires ou de bouffées, mais le fait d’être en dehors de ces grands partis, ou de ce qu’il en reste, ne coupe pas les ponts avec la réalité ! [Rires]
D.M. : Ne pensez-vous pas que ces problèmes classiques d’articulation entre l’organisation militante et les luttes émergentes trouvent aujourd’hui une nouvelle actualité liée à la crise ? Regardons les événements sociaux récents en France : grèves spontanées, dynamique de débordement des appareils syndicaux, auto-organisation des luttes, passage à l’acte et violence directe (séquestrations, destructions de matériel, etc.). Comment se positionner face à ces phénomènes ?
D.B. : Oui. Mais justement, vous étiez réticent par rapport au terme de « spontanéité ». Or on peut penser, auquel cas on reste à un certain niveau de généralité, qu’il y a toujours des phénomènes émergents, de mobilisation et d’organisation, qui sont irréductibles à ce qui est décidé, planifié et organisé par des appareils. Cela se déroule aujourd’hui dans une situation particulière – en France notamment, dans la même mesure probablement en Italie et en Espagne, mais de manière quelque peu différente en Europe du Nord. En même temps, cela est compliqué, car il est par conséquent possible de sous-estimer l’influence réelle des syndicats, qui reste tout de même mesurable par les élections professionnelles, ou par le fait que, dans toutes les luttes – même spontanées, évidemment –, lorsqu’il s’agit de prendre la parole, d’organiser, on retrouve souvent les représentants syndicaux.
Ce que l’on pourrait en tirer, mais cela relève plus de la stratégie, c’est que, même avec un mouvement syndical fort, la lutte se développe dans les secteurs qui ne sont pas forcément les plus organisés. Ceux-ci peuvent souvent se montrer les plus audacieux, justement parce qu’ils ne calculent pas. Quand une lutte prend une dimension réelle, on doit encourager son invention de formes propres qui sont irréductibles aux formes existantes. On l’a vu avec les coordinations d’infirmières. Il y a une règle générale, mais pas de recette type, au sens d’une forme type du mouvement : tout mouvement de masse crée finalement ses propres organes spécifiques – parfois de manière conflictuelle avec certains appareils. Prenez le mouvement social en Guadeloupe, récemment : il a été dit que le mouvement était très fort et unitaire, mais on oublie souvent de dire que 80 % des syndicats en Guadeloupe sont des syndicats locaux indépendants des appareils de la métropole. Ils ont leur propre logique, et c’est ce qui a fait leur efficacité ; ils n’ont pas été indexés sur le rythme des journées d’action.
D.M. : Mais cela veut dire que, d’un point de vue stratégique, comme vous dites, il faut être sensible à cela, et encourager ces formes émergentes d’organisation.
D.B. : Cela est systématique.
D.M. : Il y a beaucoup de militants qui, dans une vieille tradition léniniste, cherchent plutôt à encadrer, à régimenter… Ce que vous dites relève d’un point de vue qui ne va pas de soi.
D.B. : C’est pour moi un point de vue quasi principiel. Aujourd’hui, il semble assez banal d’insister sur la légitimité pour les militants syndicaux d’avoir des propositions, une organisation syndicale et ainsi de suite, mais finalement la démocratie d’assemblée doit primer sur la démocratie syndicale. Cet apprentissage dans les luttes est important, tant il préfigure l’idée que l’on peut se faire, même à titre d’ébauche, de ce que serait le fonctionnement d’organes de pouvoir démocratiques, dans l’entreprise et ailleurs. Qui dit démocratie d’assemblée dit naturellement respect des principes de pluralisme et de débat, et je pense à ce propos que Lénine contribue à penser ces exigences démocratiques – lui qui est aujourd’hui si facilement rangé sous l’étiquette du despotisme ou de la tyrannie. Car, dès lors que l’on dit, avec Lénine, que le Parti n’est pas la classe, que les deux ne se confondent pas parce qu’il existe un terrain politique spécifique, alors s’ouvre précisément le champ de la politique : il peut y avoir la place pour plusieurs partis. Je ne dis pas qu’il va jusque-là. Mais il fait un petit pas dans cette direction : dès lors qu’il n’y a plus confusion entre parti et classe, pourquoi n’y aurait-il pas plusieurs partis, interprétant, se référant, ou essayant de défendre les intérêts d’une même classe ?
Cela se traduit chez Lénine au moins par un point, c’est sa position qui est de loin, à mon avis, la plus sage, dans le débat sur les syndicats en 1921 : contre Trotski et la militarisation des syndicats, de manière assez pragmatique – je ne dis pas qu’il le théorise, ce serait absurde – il comprend bien que l’indépendance des syndicats, si l’on veut savoir ce qui se passe dans les consciences, est un élément qui fait vivre l’espace public, même s’il n’aurait pas appelé cela ainsi. Je crois qu’il y a une lecture de Lénine qui est beaucoup plus compliquée que ce que l’on en dit habituellement.
D.M. : Où en est-on aujourd’hui, dans la gauche révolutionnaire, sur ces questions du rapport entre socialisme et démocratie ? Quels sont les points de vue et les objectifs sur un dépassement de la démocratie « bourgeoise », parlementaire et représentative ?
D.B. : Socialisme et démocratie sont indissociables, évidemment, déjà parce que nous avons fait l’expérience de l’irrationalité d’une gestion bureaucratique dans les anciens pays staliniens. Voilà qui nous ramène à Rosa et à sa fameuse critique dans La Révolution russe. Tout son discours sur la vitalité démocratique, la société qui doit être irriguée par le débat, par la controverse, par la presse, par la contradiction, voilà une leçon fondatrice et fondamentale pour nous. Le point de départ réside dans la question « être révolutionnaire aujourd’hui ». Malheureusement, l’imagerie dominante – et on le constate y compris chez les nouveaux militants – considère la révolution comme synonyme de violence. Mais, que l’on utilise le mot ou pas, nous pensons qu’être révolutionnaires, vouloir changer la société aujourd’hui, passe par une logique où la société ne sera plus pilotée par le marché et la concurrence anarchique de quelques-uns. Par quoi doit-elle être pilotée ? Forcément par une volonté politique démocratique.
D.M. : Vous n’évoquez pas la phase postrévolutionnaire de dictature du prolétariat…
D.B. : C’est incompréhensible aujourd’hui cette idée de dictature du prolétariat. Je ne l’utilise plus, et nous l’avons évacuée…
D.M. : Au niveau de la terminologie ou sur le fond ? Comment être révolutionnaire sans penser la nécessité d’un état d’exception, d’un moment historique de répression des représentants minoritaires de l’ancien monde ?
D.B. : C’est au niveau de la terminologie que cela s’est joué, il y a environ cinq, six ans dans la Ligue. Nous avons enlevé ce terme, qui était dans les statuts, à la majorité des deux tiers. À mon avis, il fallait le faire, car les gens sentent bien que la « dictature » aujourd’hui, après Franco ou Pinochet, est devenue un mot imprononçable, ce qui n’était pas le cas au XIXe siècle, où le terme péjoratif était « tyrannie ». Mais on a enlevé l’expression sans mener le débat qui aurait dû avoir lieu en aval, car c’était quand même une réponse à un problème, qui était justement de donner un nom à ce pouvoir d’exception, qui hante les révolutions depuis la Révolution française…
D.M. : Quelle est votre réponse à ce problème ?
D.B. : Ce que je défends – et je ne dis pas que tout le monde est d’accord avec cela au NPA [Nouveau Parti anticapitaliste] –, c’est qu’il faut une hypothèse stratégique qui consiste à reconnaître l’existence à venir d’une épreuve de force, d’une discontinuité dans l’ordre du droit, et d’une double légitimité ou dualité de pouvoir entre les institutions existantes – même si certaines sont réformables – et le pouvoir émergent. Personne ne sait comment changer la société au
XXIe siècle, il ne faut pas se raconter de salades. Disons que deux logiques s’affrontent : une logique de solidarité, d’appropriation sociale, de biens communs, et une logique de compétition, de concurrence marchande, etc. Qu’est-ce qui peut l’emporter ? On peut dire que si les choses continuent sur la même voie, on va à la catastrophe sociale et écologique. Le marché ne peut pas gérer la temporalité de l’écologie et le renouvellement naturel. Mais cela ne veut pas dire que l’autre voie est une garantie absolue et que l’on résoudra tous les problèmes.
Donc si l’on présente ces deux logiques, en avançant que l’on ne passe pas de l’une à l’autre sans conflit, qu’est-ce qui l’emporter ? Personne ne le sait. Mais si nous n’avons pas cela comme horizon, il n’y a pas plus de critères ni de boussole, y compris pour évaluer les compromis positifs qui sont compatibles avec le but que l’on recherche et ceux qui, au contraire, lui tournent le dos. Ce serait faire de la politique et de la tactique au jour le jour, si l’on n’a pas une telle hypothèse stratégique.
D.M. : Être révolutionnaire, ce serait en quelque sorte avec le « sens du conflit », des tensions existantes, et la conscience du basculement à venir… Vous parlez d’un « but que l’on recherche ». Comment en parleriez-vous ? Quel serait ce « contenu » du socialisme, pour parler comme Castoriadis ?
D.B. : Gérard Debreu, l’un des derniers prix Nobel français d’économie, avait avancé que le marché constituait le seul « ordinateur » capable de traiter l’ensemble des données de nos sociétés complexes. Existerait-il un autre « ordinateur » qui puisse être compétitif par rapport à cela ? C’est là le pari démocratique, celui du pluralisme, le va-et-vient de l’information, la circulation des données entre le « local » et le « central ». Et curieusement, Lénine était conscient de cela : dans les textes de 1917, on trouve l’idée que la planification est forcément démocratique, que cela ne peut pas fonctionner autrement.
Après, quel type de démocratie ? C’est un débat. Je ne partage pas la vision conseilliste radicale, par exemple. J’imagine, en gros, une démocratie qui serait une espèce de pyramide de conseils, d’entreprises, de lieux de travail, de quartiers : une sorte de citoyenneté territorialisée. Mais ce qui est sûr, c’est que le débat entre démocratie directe et représentative est un trompe-l’œil, car une forme de délégation et de représentation sera toujours à l’œuvre, même dans ce que l’on appelle démocratie directe. Par contre, les modes de représentation et de contrôle peuvent varier.
Là, déjà dans la Commune de Paris, il y avait débat. Une chose est d’insister sur le recours systématique au contrôle des délégués, jusqu’à la révocabilité ; autre chose est ce que le conseillisme radical veut : le mandat impératif. Cela équivaut à une démocratie corporative, où la délibération n’a pas d’enjeu : on vient exprimer sa position, et l’on repart avec. La délibération ne peut pas faire bouger les choses. Or si l’on veut dégager un intérêt général, il faut évidemment une « mobilité » des positions, quitte à obliger les délégués à rendre compte de la raison d’un changement d’avis, éventuellement de remettre le mandat en jeu par des mécanismes de type pétition révocatoire, ou autres ; la reddition de comptes est très différente, pour moi, du mandat impératif. Dans le cadre d’une grève, le mandat impératif peut éventuellement se concevoir, mais dès qu’il s’agit d’élaborer un projet à l’échelle régionale ou nationale, d’arbitrer dans des intérêts qui ne sont forcément pas homogènes, cette possibilité de délibération devient nécessaire.
D’où bizarrement l’idée, tâtonnante aujourd’hui, et plus du tout léniniste, qui tourne autour de la démocratie mixte. C’est une idée qui était déjà proposée à l’époque par les austromarxistes, qui avançaient la possibilité de deux assemblées, en mettant l’accent sur la dominance de l’une d’elles : soit les soviets, soit une forme parlementaire. On peut imaginer une forme d’équilibre durable du pouvoir, du moins une forme territoriale, de toute façon au suffrage universel. Eux avaient déjà proposé un principe de pondération de vote, pour surreprésenter l’ouvrier par rapport à la masse paysanne. Aujourd’hui, dans les sociétés modernes, ce problème ne se poserait même pas, évidemment. Il y a donc une citoyenneté et un suffrage universels, je crois que l’on n’échappe pas à la représentation territoriale, mais qu’il peut y avoir une forme de contre-pouvoir, au lieu des formes sénatoriales notabilières actuelles, et qui serait une sorte de « Chambre sociale ». Comme cela a existé au Nicaragua, même si ce n’était pas un modèle, le pays étant tellement petit. Ce que les sandinistes appelaient le « Conseil d’État » ressemblait à quelque chose de cet ordre – il était d’ailleurs interclassiste et incorporait le patronat.
D.M. : Il s’agit d’inventer les modes d’articulation possibles entre deux types de démocratie, si je comprends bien. En vous écoutant, j’ai envie de vous interroger plus spécifiquement sur le jeune NPA, qui prend le relais de la Ligue communiste révolutionnaire. Manifestement, la réflexion sur la démocratie y est vivace et, de l’extérieur, on a même l’impression que son mode de construction a été structuré par cette exigence : il semble avoir émergé à partir de « comités de base », de leur fédération et de la représentation des divers courants et sensibilités exprimées. L’« anticapitalisme » d’aujourd’hui serait-il nourri, dans ses méthodes et ses objectifs, par une vigilance démocratique nouvelle, après l’échec de l’expérience soviétique ?
D.B. : Oui, c’est clair. Sans remonter à la préhistoire, c’est tout de même utile de rappeler que le noyau qui a fait la Ligue – et qui aujourd’hui a passé la main, car la transition générationnelle s’est faite au NPA – s’est constitué historiquement à travers une bataille dans le Parti communiste, qui était l’un des partis les plus rigides avec les PC grec et portugais. Cela a fait que nous avons eu une espèce d’hypersensibilité démocratique. Et nous avons eu des statuts qui rendaient toute exclusion pratiquement impossible, où la structure de base était presque souveraine. D’où parfois de réels problèmes ! C’étaient des procédures infernales, le degré de garantie du droit de chacun était paralysant. Il y a toujours eu cette culture du droit de tendance, de l’expression des minorités, etc.
À présent, dans la nouvelle génération des jeunes, ce sens de la démocratie et de la liberté est d’emblée accentué par la culture ambiante, la méfiance a priori pour tous les appareils quels qu’ils soient, l’image de l’URSS et ainsi de suite. Vous voyez, Olivier [Besancenot], par exemple, est représentatif de cela ; il est même conseilliste – c’est l’une des discussions que j’ai avec lui, j’y pensais tout à l’heure. Il se situe plus exactement entre le syndicalisme révolutionnaire et le conseillisme. Il est anti-institutionnel : participer aux élections, oui, mais finalement ne pas avoir d’élus, tant mieux. « On y met le petit doigt, on y passe le bras. » Je force un peu le trait, mais c’est bien de cette sensibilité-là qu’il s’agit.
Par exemple, il n’est pas du tout d’accord avec moi sur le mandat impératif. Selon lui, ce n’est pas seulement le droit de révocation qu’il s’agit d’établir, mais « on contrôle tout d’en bas ». Cela a été le choix fait dans le processus de construction du NPA, peut-être aussi pour des raisons d’opportunité : il fallait donner des garanties qu’il s’agissait d’une vraie démarche, qu’il ne s’agissait pas d’une autoreproduction de la Ligue, que l’on faisait place, effectivement, à d’autres, quitte à les surreprésenter et à se mettre soi-même en retrait. J’avoue avoir été assez estomaqué par le congrès, parce que, au travers de ce processus, nous sommes parvenus à des textes pour chaque comité, et à des tonnes d’amendements, des réunions marathon éreintantes. Cela a marché au final, mais je vois un danger pour l’avenir. L’émiettement peut aussi servir à noyer le poisson et être force d’inertie. Au-delà même du souci ou de l’attachement légitime et nécessaire à la démocratie, il y a des formes de basisme et de localisme qui peuvent susciter des effets pervers contraires à l’intention.
Je suis moi-même dans l’un des comités du XXe arrondissement, et nous avons tout de même mis deux mois à savoir si une coordination des quatre comités était possible sur le XXe. Le NPA a pris son mandat en janvier et, sur toutes les manifestations, notamment sur les Antilles, nous n’avions pas un drapeau, pas une banderole, parce qu’il fallait un processus pour décider du logo – d’ailleurs mauvais – du sigle, etc. Tout cela constitue aussi un élément de lenteur qui présente ses vertus et sa contrepartie.
Mais le plus pervers, c’est qu’inévitablement, pour le moment, cela a donné naissance à une structure fédérative, ce qui est très positif pour la suite, mais extrêmement hypertrophiée, parce qu’il y avait l’idée de représenter géographiquement toute la réalité du NPA, de tenir compte des trajectoires – Ligue ou non-Ligue –, de la parité homme-femme, de ne léser aucune des sensibilités constitutives, qu’elles viennent de la Ligue ou d’ailleurs. Nous avons abouti à un corps hypertrophié de représentation qui compte cent soixante, cent soixante-dix personnes. Il y a là quasiment une question de technique de la démocratie : tant de personnes qui se réunissent un jour et demi tous les trois mois ne décident rien : elles échangent des informations et font le point. La conséquence, c’est une mécanique de délégation à des intermédiaires, au nombre de trente ou trente-cinq, parmi lesquels des provinciaux – ce ne sont donc pas toujours les mêmes qui peuvent venir. En somme, plus on force sur la démocratie à la base, plus on renforce le mécanisme de délégation, et comme la politique elle aussi a ses interpellations, son rythme propre, le risque est celui de la personnalisation, avec Olivier [Besancenot] qui intervient sur presque tout…
D.M. : C’est paradoxal…
D.B. : Oui. Ce sont des problèmes positifs et intéressants, liés à une volonté démocratique. Quand un Mélenchon sort du PS, le lendemain il a le logo, son parti, sa structure, etc. Pourquoi pas, d’ailleurs ? Quant à nous, nous essayons d’être cohérents avec une certaine conception de l’auto-organisation, et des formes démocratiques internes, qui ont aussi leurs vertus. Il y a quand même quelque chose de logique dans cette notion de pluralisme que nous posons comme étant principielle.
Parution en mai 2010