Pour les marxistes-révolutionnaires, le centenaire de Lénine n’est pas une commémoration académique, c’est encore une bataille politique. Il y aura un concert d’indignation : « On ne se dispute pas un cadavre ! », « Lénine est à tout le monde ! », etc. Quoi de plus infidèle, en vérité, à ce que fut la lutte permanente de Lénine vingt années durant ! Reprenant sans cesse son travail de « délimitation » des révolutionnaires, il passait aux yeux de ses contemporains sociaux-démocrates pour un coupeur de cheveux en quatre. Zinoviev rapporte que ces professeurs ès marxisme lui reprochaient de tailler au bistouri dans le vif du mouvement ouvrier.
Le Lénine paternel et jovial, inoffensif, confiné dans son mausolée, dépolitisé pour mieux couvrir, à coup de citations falsifiées, la politique de ses « héritiers » est une création de l’historiographie stalinienne. Il va de pair avec le Lénine moralisant et scolaire, Saint-Nicolas et croque-mitaine, qui n’inspire aux enfants des démocraties dites populaires qu’ennui et désintérêt.
Quant à ceux qui aujourd’hui, par-delà le dogmatisme autojustificateur de l’interprétation stalinienne, prétendent redécouvrir le vrai Lénine, c’est pour mieux l’amputer et le dépouiller. Sa politique, la continuité de sa lutte, ils la réduisent à une série d’improvisations de bon sens, conformes au Lénine « bonhomme privé » que campe le cinéma khroutchtchévien du tristement comique Lénine en Pologne. Quoi encore de plus infidèle ! Tendu vers le but révolutionnaire, forgeant une stratégie, Lénine fut l’homme de la continuité. Une continuité et une unité dans la pensée qui n’excluent pas les rectifications et les ajustements tactiques, mais qui s’opposent à la dispersion, à l’instantané de tous les opportunistes qui réduisent la politique à une série de virages, éclatés dans le temps, et que ne parcourt aucune cohérence stratégique. Trotski, en 1902, demandait à Lénine pourquoi, dans ses articles non signés à l’Iskra, il parlait à la première personne, faisant référence à ses articles antérieurs, en rappelant la vérification pratique. Lénine répondit par un sourire malicieux1. Derrière ce sourire, il laissait entendre que toute bataille politique suppose qu’on assure ses arrières, qu’on pose ses jalons, que l’on tisse à travers les épreuves et les problèmes, la rigueur d’une ligne.
L’œuvre de Lénine n’a pas la cohérence d’une dissertation déployée sur un quart de siècle de luttes de classes, mais elle a la cohérence d’une bataille politique opiniâtre qui fraye la voie à la révolution en repoussant les variations de gauche et de droite issues de la matrice opportuniste. Contre les populistes, contre le marxisme légal, contre l’économisme, contre le menchevisme, contre le liquidationnisme et contre l’otzovisme, contre le chauvinisme. Lénine trace inlassablement la voie de la révolution.
Enfin, certains acceptent aujourd’hui d’assumer à rebours la légende stalinienne en opposant le trotskisme au léninisme qu’ils dénoncent comme le moule du stalinisme, déterrant à la rescousse les œuvres de jeunesse de Trotski. Ils insistent sur le fait que Trotski rallié demeura un intrus dans le poulailler bolchevique, qu’il sacrifia à tort au rituel de l’autocritique. Pour eux la Lettre de la délégation sibérienne et Nos tâches politiques inaugurent un courant du mouvement ouvrier destiné à demeurer l’antithèse irréconciliable du léninisme. De cette interprétation, les papes sans ouailles d’un « trotsko »-spontanéisme, doivent prendre toute la responsabilité ! Ils ne trouveront ni dans Lénine, ni dans Trotski de quoi l’accréditer. À moins qu’ils ne taillent des citations maniées comme des masses d’arme et des décrets d’excommunication.
La politique révolutionnaire n’a aucun profit à tirer d’une telle archéologie des citations ; pas plus que de la prétendue objectivité des compilateurs et des universitaires. Le léninisme aux membres épars, mutilé par l’histoire, ne nous est d’aucun secours. Il a déjà servi d’arsenal à bien des falsifications et des reniements. Nous aurions tort de contribuer au pillage en nous contentant de poursuivre la guerre des citations. Il ne nous revient pas de perpétuer le mythe d’une lecture neutre ou objective. La tâche qui nous incombe aujourd’hui, ce n’est pas de chercher dans Lénine nos lettres de crédit que nous pourrions opposer à celles que d’autres pensent y avoir trouvées, c’est de forger une grille de lecture de Lénine pour les militants révolutionnaires. Or une telle grille ne se forge pas par des sages, diplômés de marxisme : elle se forge à partir d’une pratique, des problèmes qu’elle pose et des besoins qu’elle fait naître ; elle se forge à partir d’un point de vue d’organisation.
Pendant longtemps les polémistes se sont contentés de puiser au léninisme de bibliothèque constitué par les staliniens ; ils demeuraient ainsi prisonniers d’un jeu dont ils n’avaient pas déterminé les règles. Ils ne comprennent pas que le léninisme ne se consomme pas. Il se construit. Mais pour que cette construction progresse, en dépit du grand gel stalinien, il fallait que l’histoire se fût remise en marche. Désormais, le léninisme n’est plus un héritage inerte en proie aux usurpations, il redevient une bataille politique. Mener cette bataille est un hommage historique d’une tout autre portée que le déploiement de tentures, la profusion de bougies et d’icônes que prodiguent à Lénine les bureaucrates de tous les pays !
Au cœur de la bataille
Les détracteurs identifient, de façon méprisante, le léninisme au culte de l’organisation.
À ce dénigrement, beaucoup trouvent leur compte, et au premier chef les staliniens. En effet, critiquer le stalinisme, sans le faire du point de vue d’un projet organisationnel, c’est cantonner cette critique dans un moralisme individuel ; c’est sauver sa conscience sans entamer en rien l’édifice bureaucratique qu’on condamne. La décomposition du stalinisme, la naissance d’une nouvelle génération révolutionnaire, la crise de Mai 68 en France, ont placé le problème de l’organisation au centre des débats. Mais, à travers ce problème, c’est volontiers le léninisme qu’on se propose désormais de réviser ou de liquider. Par le biais de la théorie de l’organisation, c’est donc le léninisme qui vient au cœur de la bataille.
1. Pourquoi la question de l’organisation ?
Dans Le Manifeste communiste, Marx affirme de façon centrale l’originalité de la révolution prolétarienne : « Toutes les classes antérieures qui ont conquis le pouvoir cherchaient à assurer la situation qu’elles avaient déjà acquise, en soumettant toute la société aux conditions de son acquisition. Les prolétaires ne peuvent s’emparer des forces productives sociales qu’en supprimant le mode d’appropriation qui était le leur jusqu’ici et, par suite, tout l’ancien mode d’appropriation ».
Autrement dit, alors que la bourgeoisie, avant de s’emparer du pouvoir politique, détient déjà le pouvoir économique et l’hégémonie culturelle, par la prise du pouvoir elle ne fait que légaliser et garantir une position économico-sociale déjà établie. C’est pourquoi, comme le dira plus tard Lénine, pour la bourgeoisie la question de la domination économique est tout, alors que « la forme de sa domination politique est une question de dernier ordre ». Le prolétariat au contraire, demeure, dans le cadre de la société capitaliste, asservi sur tous les plans, économique, idéologique et politique. Cette société ne lui ouvre aucune issue naturelle ; elle ne fait que reproduire les conditions de son exploitation. C’est pourquoi la conquête du pouvoir politique qui verrouille les rapports de production représente pour le prolétariat la clef et le levier de son émancipation sociale et idéologique.
Mais, dans la mesure où l’économie capitaliste divise les prolétaires en introduisant parmi eux une concurrence en tant que salariés sur le marché du travail, dans la mesure où la politique bourgeoise les atomise en les transformant en citoyens individuels face à l’État qui représente la « Nation », les prolétaires n’ont pas de point d’appui naturel comme la bourgeoisie à la veille de sa révolution. La visée du pouvoir politique ne peut donc être, de leur part, que le fait d’une action collective consciente. La conscience politique devient un élément déterminant. C’est là l’une des conséquences centrales de la spécificité structurelle de la révolution prolétarienne.
Les classiques du marxisme regorgent de textes annonçant l’avènement de l’action consciente des hommes comme l’ouverture d’une ère nouvelle. Dans L’Idéologie allemande déjà, Marx souligne que « le communisme se distingue de tous les mouvements qui l’ont précédé jusqu’ici en ce qu’il bouleverse la base de tous les rapports de production et d’échange antérieurs et que, pour la première fois, il traite consciemment toutes les conditions naturelles préalables comme des créations des hommes qui nous ont précédés, qu’il dépouille celles-ci de leur caractère naturel et les soumet à la puissance des individus associés2 ».
Il reviendra sur la même idée plus tard dans Herr Vogt en affirmant que le mouvement ouvrier représente « la participation consciente au processus historique qui bouleverse la société ». Enfin, Rosa Luxemburg, en lutte contre la débâcle chauvine de la social-démocratie, reprendra la même idée dans la brochure signée Junius : « Dans l’histoire, le socialisme est le premier mouvement populaire qui se fixe comme but, et qui soit chargé par l’histoire, de donner à l’action sociale des hommes un sens conscient, d’introduire dans l’histoire une pensée méthodique et, par là, une volonté libre. Voilà pourquoi F. Engels dit que la victoire définitive du prolétariat socialiste constitue un bond qui fait passer l’humanité du règne animal au règne de la liberté3 ».
Tous ces textes de Marx ne sont pas clairs par eux-mêmes. Ils donnent l’impression de travaux d’approche dont la cible demeure cachée. En réaction contre la terreur stalinienne, les lecteurs contemporains y voient volontiers le fondement d’un nouvel humanisme prométhéen. Ainsi, les textes qui annoncent le passage de la préhistoire à l’histoire, ou la onzième thèse sur Feuerbach qui fixe comme tâche la transformation du monde et non son interprétation relèveraient de la même philosophie. En somme, la mise en évidence de l’action consciente des hommes serait une découverte métaphysique. Alors qu’il s’agit d’une donnée politique de la révolution prolétarienne. Matérialistes mécanistes, les idéologues de la révolution bourgeoise, les philosophes des Lumières gardaient l’œil fixé sur l’horizon du déisme comme principe de l’ordonnancement du monde. Seule la révolution prolétarienne requiert l’abandon de tout déisme.
On sait la place qu’occupaient récemment la redécouverte et la vogue des textes de jeunesse de Marx. Cette interprétation humaniste pour qui « le point de départ de Marx c’est l’homme4 », s’efforce de racheter, par le culte d’une hypothétique essence humaine, les gigantesques péchés staliniens. Cette attitude, au lieu d’affronter la dégénérescence du mouvement ouvrier, regarde vers le passé, vers l’homme individuel de la vieille philosophie.
À l’opposé de cette régression, Lénine donne à la découverte politique de Marx un contenu pratique. L’action consciente du prolétariat est une action de classe. Elle suppose une position de parti. « L’organisation des prolétaires en une classe et, par suite, en un parti politique », écrit Marx. À quoi fait écho la position de Lénine selon laquelle « l’expression la plus complète de la lutte des classes, c’est la lutte des partis5». En s’organisant en parti, en affirmant par là ses intérêts de classe autonome, en élaborant la stratégie qui les fasse triompher, la classe ouvrière dresse face à l’État bourgeois sa propre candidature au pouvoir. Malgré la domination complète dont elle est victime, grâce à son action consciente comme parti elle se dote des moyens nécessaires pour faire éclater le carcan qui l’étouffe. C’est là le contenu politique pratique que donne Lénine au marxisme en menant de façon intransigeante la lutte pour l’organisation en parti de la classe ouvrière.
Il donne toute leur portée historique aux découvertes de Marx en affirmant que toute situation révolutionnaire ne se mue pas en crise révolutionnaire si n’intervient pas le facteur subjectif, l’organisation de classe du prolétariat capable de dénouer les contradictions dans le sens du renversement de l’ordre régnant. Cet avènement de la conscience dans l’histoire annoncé par Marx, Lénine l’illustre de façon quasi symbolique en fixant consciemment la date de l’insurrection, comme le moment précis où le prolétariat peut et doit faire basculer l’histoire de son côté.
2. La politique au poste de commandement
Garder la politique au poste de commandement, c’est conduire consciemment, c’est-à-dire politiquement, la révolution en fonction des intérêts du prolétariat ; c’est éviter la rechute dans le règne de l’économique et de ses lois inconscientes. Le prolétariat au pouvoir, c’est la classe qui peut avec la Nouvelle politique économique faire des concessions à l’économie de marché sans perdre le contrôle de ses mécanismes, c’est la classe qui peut doser les rythmes de développement en fonction des rapports de classe. C’est enfin la classe qui peut pour la première fois prévoir, choisir, planifier.
Lénine, chef de l’État prolétarien, écrit Mieux vaut moins mais mieux. Cela signifie ne pas céder à l’escalade de la production quantitative, ou plutôt c’est refuser de subir la logique de la production pour la production. C’est préférer la qualité, c’est-à-dire organiser la production en fonction des intérêts historiques du prolétariat choisis comme boussole de l’action gouvernementale. C’est donc encore une fois, en préférant les choix conscients à la dynamique propre des éléments, maintenir la politique au poste de commandement.
Mais si Marx a prévu le rôle nouveau et nécessaire pour l’accomplissement des tâches historiques du prolétariat, de l’action consciente, cette action ne doit pas rester le privilège d’une poignée de dirigeants. C’est à la classe ouvrière dans son ensemble qu’il revient d’accéder à la conscience du processus historique. C’est pourquoi Lénine salue comme un signe avant-coureur et un symptôme de portée inestimable la « grande initiative » des samedis communistes, premier travail volontaire par lequel les ouvriers montrent qu’ils reconnaissent le pouvoir des soviets comme leur propre pouvoir et qu’ils se sentent collectivement responsables du sort de la société.
Lénine forgeant le parti de la révolution, préparant et datant l’insurrection, définissant pratiquement la réponse aux problèmes de la société de transition, apparaît ainsi comme le continuateur de Marx en donnant à ses découvertes un contenu pratique. Par rapport à cette cohérence du léninisme, bien piètres apparaissent aujourd’hui ses interprétations staliniennes, Georges Cogniot, dans les deux tomes d’apologie de l’État ouvrier dégénéré qu’il commet pour le centenaire, n’hésite pas à écrire que Lénine a « montré scientifiquement l’inéluctabilité de la transformation révolutionnaire6 ».
Tout y est : la révolution est inéluctable, et c’est la Science qui le dit. Entre les deux, l’action consciente s’évanouit. Pour Lénine, parler de révolution socialiste, c’était mettre au centre du développement historique, l’action du parti. Pour Cogniot, l’inéluctabilité est rassurante. Elle a bon dos. Les capitulations, les trahisons, les dérobades du mouvement ouvrier, sa dégénérescence stalinienne et la complicité de Cogniot lui-même, s’effacent derrière cette inéluctabilité salutaire. Sacré Cogniot !
Marx avait plusieurs fois posé la lutte des classes comme une lutte politique. En construisant le parti révolutionnaire, Lénine fait entrer le prolétariat sur le terrain de la lutte politique, sur le terrain de la lutte pour le pouvoir. C’est sur ce terrain seulement que peut s’élaborer une stratégie qui ait ce pouvoir pour cible, et sur ce terrain que peut se déployer la tactique révolutionnaire du prolétariat. Dans sa brochure consacrée à Lénine, Lukacs considère que « tactique et organisation sont deux aspects d’un tout indivisible ». Par l’organisation la tactique est reliée au but final de la prise du pouvoir et échappe à la simple adaptation empirique. Par l’organisation réciproquement, l’action de classe du prolétariat acquiert une mobilité tactique, échappe à l’inertie des processus historique inconscients, gagne la supériorité politique sur la bourgeoisie amarrée aux lois aveugles de sa domination économique.
Marx avait défini le rôle de la lutte politique. C’est Lénine qui lui donne sa réalité. Grâce à l’organisation révolutionnaire qu’il construit, aux principes d’organisation qu’il met en pratique à travers un système d’organisation adapté aux conditions concrètes de lutte, il inaugure la stratégie et la tactique révolutionnaire, il navigue sur le terrain politique à travers les écueils de l’abstraction théorique que ni Trotski ni Rosa ne savent toujours éviter.
Lénine à l’ordre du jour
Si le problème de l’organisation révolutionnaire n’a pas été introduit dans le mouvement ouvrier par une obsession quasi névrotique de Lénine, s’il s’inscrit au cœur de la révolution prolétarienne pour laquelle l’intervention consciente devient déterminante, alors on peut supposer l’étendue des conséquences qui peuvent résulter de la dégénérescence du mouvement ouvrier international. Cette dégénérescence a tué dans l’œuf l’action consciente du prolétariat et entraîné une régression des acquis stratégiques et théoriques du mouvement ouvrier révolutionnaire tout en s’annexant un léninisme défiguré pour mieux dissimuler les liquidations massives.
1. Crise de l’avant-garde
Le stalinisme a soumis à ses intérêts le mouvement ouvrier international. En lui faisant croire qu’il défendait la révolution d’Octobre, il en a fait le défenseur généreux des intérêts de la bureaucratie soviétique. En retour, il a donné à toutes les bureaucraties du mouvement ouvrier traditionnel la caution d’une révolution prestigieuse. En définissant la défense de l’URSS comme tâche prioritaire, il leur a donné un alibi de taille pour leurs capitulations. Ce jeu de services réciproques a permis à la bureaucratie stalinienne d’utiliser le mouvement ouvrier pour imposer le maintien du statu quo international.
La révolution coloniale, mue par les contradictions aiguisées au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, mal contrôlée par des bureaucraties sans bases sociales solides et médiocrement implantées, a constitué la faille par où fut rompu le statu quo. Le moteur de cette rupture fut déplacé de l’action consciente des partis vers la générosité empirique et le courage militaire de militants isolés. La théorie, du foquisme synthétisée par Régis Debray pour l’Amérique latine ne fut que la mise en forme de cet empirisme par lequel l’organisation militaire prenait le pas sur les appareils politiques ossifiés, brisait la glace de l’histoire en anticipant sur la vision politique.
Dans les pays capitalistes avancés, le mouvement étudiant, mal contrôlé par les bureaucrates, sensible à la crise de la bourgeoisie, fit écho à cet essor de la révolution coloniale. Il y puisa ses références et ses exemples, y reconnut ses héros. Entré dans la lutte pour le soutien de la révolution vietnamienne, il fut propulsé à l’assaut de ses propres oppresseurs bourgeois. Par son action, il desserra l’étreinte de la bureaucratie sur le mouvement ouvrier, ranima les braises presque éteintes de la théorie.
Mais, face à cette poussée imprévue de la révolution, d’autant plus dangereuse que désordonnée, d’autant plus efficace que désespérée, l’impérialisme et la bourgeoisie renforcèrent leur vigilance, serrèrent leur garde. Aux premiers succès des attaques surprises devaient faire suite les revers, leurs tragédies, la mort de Guevara, de Peredo, de Marighela et leurs aigreurs, la dénonciation de Cuba par Douglas Bravo.
Après l’année tournante de 1968, qui sous l’impulsion des nouvelles avant-gardes vit la révolution mondiale à l’offensive sur tous les fronts (en France, en Yougoslavie, en Tchécoslovaquie, au Pakistan, au Mexique, au Vietnam), la crise paraît générale. Le mouvement étudiant qui ne peut déboucher seul éclate et régresse en Italie comme en Allemagne et au Japon. Les groupes révolutionnaires des démocraties populaires qui, par hantise de la bureaucratie, ont tardé de s’organiser, sont frappés par la répression. La crise est profonde chez les Black Panthers aux États-Unis. La révolution marque le pas en Amérique latine où l’échec du foquisme est consommé.
Cette crise générale marque la fin d’une période où la volonté et le courage prévalurent sur la conscience politique et en tinrent parfois lieu, par nécessité. Aujourd’hui les limites de ces assauts pragmatiques paraissent explorées. Partout on ressent le besoin d’une stratégie qui guide les luttes prolongées s’engageant à l’échelle planétaire. Mais aucune stratégie révolutionnaire à la mesure des tâches historiques ne jaillira de cerveaux individuels ou de débats aussi larges que confus. L’élaboration stratégique nécessaire appelle le problème de l’organisation. Elle pose aux révolutionnaires ce problème aujourd’hui plus décisif que jamais. En effet, le poser signifie comprendre que, désormais, on ne contournera pas le mouvement stalinien par des expédients et des bricolages : les raccourcis en la matière sont bouchés. Il faudra reconstruire l’organisation révolutionnaire du prolétariat qui supporte sa stratégie de conquête du pouvoir. Mais on découvre simultanément cette autre vérité qu’on ne reconstruira pas le mouvement ouvrier pierre à pierre, pays par pays.
Le stalinisme a rompu avec la révolution en rompant avec l’internationalisme prolétarien, en lui substituant la solidarité à sens unique envers l’État soviétique. Il n’a eu une telle autorité que parce qu’il a tissé sur le mouvement ouvrier un système bureaucratique international. C’est en combattant ce système au niveau international, où il prend toute la cohérence qui fait sa force, que l’on franchira le pas décisif.
Lénine tirant, après la capitulation chauvine de 1914, un bilan de « faillite de la IIe Internationale » met aussitôt à l’ordre du jour la construction d’une IIIe Internationale, l’Internationale communiste. Il est dramatiquement significatif que ceux qui prétendent fêter le centenaire de Lénine, ne veuillent pas se demander ce qu’est devenue l’Internationale qu’il a fondée, ou ne veuillent pas rappeler que Staline l’a dissoute eu 1943 pour avoir les mains libres, à la veille des grands marchandages de Yalta et Potsdam où il devait une fois encore sacrifier les intérêts de la révolution à ceux de la bureaucratie soviétique.
Dire aujourd’hui que la situation du mouvement ouvrier international, et non le calendrier des usurpateurs, met le léninisme à l’ordre du jour, c’est placer au centre de nos tâches la construction d’une Internationale révolutionnaire, seul instrument de lutte contre l’entre-lac des systèmes internationaux du stalinisme et de l’impérialisme.
2. Les conséquences inattendues
À l’époque de la décadence impérialiste, le sort de l’humanité est lié à l’activité révolutionnaire du prolétariat. Il n’est guère de domaines de la pratique sociale qui ne soit articulé sur cette activité, c’est-à-dire tributaire indirectement de l’existence et des luttes d’un parti révolutionnaire. Si cette hypothèse est vérifiée, alors les quarante années de stagnation, de régression du mouvement ouvrier, cette période pendant laquelle il a marqué le pas sous la houlette stalinienne, a eu des conséquences presque incalculables.
Témoin : cette nostalgie d’une anthropologie historique qui hante la pensée contemporaine. Sartre affirmant comme un acte de foi que le marxisme est « la philosophie indépassable de notre temps », et que l’existentialisme n’est qu’une idéologie qui occupe un vide, ne fait qu’exprimer sans la comprendre cette période ou l’histoire s’est dérobée et arrêtée. Sartre incrimine la « carence du marxisme », ou plutôt des marxistes qui, « au lieu de fournir un effort de totalisation laissent dormir côte à côte la psychanalyse et la sociologie7 ». Il ne voit pas ou il voit mal qu’il ne s’agit pas d’un effort de synthèse purement intellectuelle pour fonder une épistémologie marxiste. Parler de la carence du marxisme, c’est dénoncer sans le savoir la carence de la politique qui, à l’époque où Sartre écrit, se réclame du marxisme. Mais de cela Sartre n’ose parler. Il préfère abdiquer, intellectuel pénitent, devant les organisations de la classe ouvrière qui, malgré leurs erreurs, retombent sur leurs pattes, à la manière des chats. Parler de la politique, c’eut été dénoncer le stalinisme comme phénomène politique et donc entreprendre contre lui une lutte non plus seulement théorique, mais politique, c’est-à-dire jusque dans ses conséquences organisationnelles. Ce que seul le mouvement trotskiste osa faire dans cette période crépusculaire du mouvement ouvrier. Se souvenant des promesses de Marx, Sartre constate avec amertume que « l’un des caractères les plus frappants de notre époque, c’est que l’histoire se fait sans se connaître ». Il l’explique par le fait que « le marxisme a cessé de vivre avec elle et qu’il tente, par conservatisme bureaucratique, de réduire le changement à l’identité8 ». C’est en dire trop ou pas assez.
Braudel, quant à lui, entrevoit les horizons qui s’ouvrent à la discipline historique à l’époque de la révolution prolétarienne : « le dépassement de l’individu et de l’événement, dépassement prévu longtemps à l’avance, pressenti, entrevu, vient de s’accomplir devant nous ». La conquête de la longue durée à l’analyse et l’empiétement de la connaissance sur l’avenir des sociétés sanctionnent l’avènement de l’histoire contre la préhistoire, l’effondrement du « terrain solide de l’histoire » événementielle. Ainsi s’annonce le rôle du matérialisme historique comme histoire politique directement liée à la pratique de transformation révolutionnaire du monde. Pourtant, Braudel remarque avec une pointe de dépit : « on remarquera combien le marxisme aura peu, sur ce siècle, assiégé notre métierAlthusser va plus loin : pour expliquer la relative défaillance du marxisme dans les sciences humaines, il invoque « le retard nécessaire » de la philosophie sur la science et la pratique. Ainsi cette défaillance ne serait en rien liée à la dégénérescence stalinienne, elle serait liée à une constante de l’histoire qui impose un retard indispensable, un temps de latence entre la pratique et la connaissance qu’elle sous-tend. L’affaire serait bénigne si Althusser ne pensait pas avec une certaine cohérence. Pour lui, les déviations économistes, empiristes, volontaristes, humanistes au sein du mouvement ouvrier sont d’abord des « déviations philosophiques » qui viennent loger dans ce retard nécessaire. Althusser ne voit pas que ces déviations théoriques servent d’alibi à des déviations politiques qui ont des racines sociales dégagées par Lénine et Rosa Luxemburg. Il remet le monde sur la tête. Ce qui lui permet de se demander si, « d’une certaine manière, ces erreurs, n’étaient pas inévitables en fonction même du retard nécessaire de la philosophie marxiste9 ». Les bourreaux staliniens, les opportunistes de tout acabit peuvent dormir en paix ! Althusser les protège ! Il leur brode le berceau du « retard nécessaire ». » d’historien ! Ce qui nous paraîtra bien paradoxal si l’on songe que le matérialisme historique avait vocation de science de l’histoire. Il faut avouer qu’il est difficile de faire vivre une science d’un côté quand, par ailleurs, on la prostitue en l’utilisant comme encensoir des falsifications staliniennes !
Plus significatives encore et plus tragiques furent les tentatives d’accoupler la psychanalyse, thérapeutique vivante, à un marxisme déjà figé et remodelé selon les besoins policiers des Iagoda, des Vychinsky, des Béria. À cette tâche impossible, Reich a usé sa raison. D’autres, moins opiniâtres, ont dissous le cadavre du marxisme dans la psychanalyse en faisant de la révolution une psychanalyse collective à la dimension de la grande névrose sociale engendrée par le blocage de l’histoire.
Toutes les sciences humaines, dans leur développement ont lorgné vers le marxisme comme vers le nœud d’où elles pouvaient tirer sens et cohésion. Mais elles n’ont reçu aucune réponse et elles n’en pouvaient recevoir. Le marxisme n’est pas un pur esprit qui survit à la putréfaction de son corps. Foucault s’efforce de définir le socle du savoir social d’une époque qui conditionne les possibilités de développement des sciences particulières. Devant le silence du marxisme, ce socle s’est morcelé. Chaque science particulière est devenue impérialiste. Chacune a extrapolé ses propres méthodes pour en taire une philosophie de substitution. À ces extrapolations, des intellectuels se réclamant du marxisme ont parfois mis la main. Ainsi, chez Althusser, le glissement vers le structuralisme à partir de la linguistique a pour fonction de rendre compte des lenteurs de l’histoire et de lui servir d’alibi, à lui comme à son parti, qu’il n’ose rendre responsable des défaites et des occasions manquées.
Althusser va plus loin : pour expliquer la relative défaillance du marxisme dans les sciences humaines, il invoque « le retard nécessaire » de la philosophie sur la science et la pratique. Ainsi cette défaillance ne serait en rien liée à la dégénérescence stalinienne, elle serait liée à une constante de l’histoire qui impose un retard indispensable, un temps de latence entre la pratique et la connaissance qu’elle sous-tend. L’affaire serait bénigne si Althusser ne pensait pas avec une certaine cohérence. Pour lui, les déviations économistes, empiristes, volontaristes, humanistes au sein du mouvement ouvrier sont d’abord des « déviations philosophiques » qui viennent loger dans ce retard nécessaire. Althusser ne voit pas que ces déviations théoriques servent d’alibi à des déviations politiques qui ont des racines sociales dégagées par Lénine et Rosa Luxemburg. Il remet le monde sur la tête. Ce qui lui permet de se demander si, « d’une certaine manière, ces erreurs, n’étaient pas inévitables en fonction même du retard nécessaire de la philosophie marxiste9 ». Les bourreaux staliniens, les opportunistes de tout acabit peuvent dormir en paix ! Althusser les protège ! Il leur brode le berceau du « retard nécessaire ».
À cet endettement du savoir, à cette connaissance en lambeaux à laquelle le marxisme, qui annonçait le règne de la conscience, n’a pas apporté de cohérence, il ne sera pas remédié par un surcroît d’effort théorique d’intellectuels pensant dans le vide, subissant la régionalisation du savoir. La solution est d’abord politique ; c’est en remettant en marche l’histoire, en construisant l’organisation révolutionnaire du prolétariat qu’on donnera un squelette ou une charpente à ces matériaux épars.
La dégénérescence du mouvement ouvrier international a affecté le domaine de la connaissance comme elle a affecté celui de l’art. Renouer avec le léninisme aujourd’hui, c’est rouvrir des horizons inexplorés, de richesses nouvelles, qu’il était illusoire d’explorer sans amarres, à la dérive, en perdant de vue la lutte révolutionnaire du prolétariat.
Le grand tournant
1. Les deux courants
Les tâches de l’heure réclament un retour au léninisme. Mais on ne retourne pas naïvement à Lénine, comme à une source pure, par-delà ce presque demi-siècle de révolutions trahies. Restaurer une continuité avec le bolchevisme passe inévitablement par une rupture radicale envers le stalinisme. Ces dernières années, beaucoup ont rompu. Mais la plupart de ces révolutionnaires en rupture de stalinisme ont continué à se penser comme les rejetons révoltés de la grande famille stalinienne, certains craignant que leur rébellion ne soit qu’une fièvre pubertaire. Ainsi, si le mouvement stalinien entré dans sa phase de décomposition donne naissance à une masse de groupes et de courants, la majorité de ces groupes ne parviennent pas à émerger du chaos de ses décombres. Ils demeurent satellisés par la souche qui les a engendrés.
C’est pourquoi encore, loin d’opposer au stalinisme décadent une ligne de rechange, ces groupes se contentent généralement d’élaborations fragmentaires qui ne sont jamais que la mise en forme des préjugés issus de cette décomposition du stalinisme. Ce faisant ils s’érigent seulement en mauvaise conscience de ce mouvement ouvrier dégénéré qui continue à les fasciner et dont ils n’osent s’émanciper. Le culte des masses et de la spontanéité, la théorie des modèles socialistes et du polycentrisme, l’allergie à l’organisation ne sont que les revers de la pratique stalinienne, ils n’en constituent en aucun cas l’antidote. Le manichéisme stalinien a coupé le nœud serré de la dialectique, il a partagé le monde, l’histoire, les hommes en deux camps, en deux régions d’un tribunal : il y a ceux qui sont au banc des accusés et ceux qui jugent. Les héritiers vaguement repentis ont conservé le même partage rassurant, même s’ils remanient les rôles. Déchirés entre le programme minimum réformiste et le modèle soviétique ou chinois de socialisme, ils demeurent désarmés face aux tâches révolutionnaires qui réclament la réconciliation de la stratégie et de la tactique, la réhabilitation de la dialectique.
« Apprenons aux hommes à échanger leurs illusions contre des pensées correspondant à l’essence de l’homme, dit l’un, à avoir envers elles une attitude critique, dit l’autre, à se les sortir du crâne dit le troisième et… la réalité actuelle s’effondra ». Ainsi parlaient les jeunes hégéliens que Marx prend pour cible dans L’Idéologie allemande10. Ainsi parlent aujourd’hui, les jeunes révolutionnaires qui, effrayés par la dégénérescence du mouvement ouvrier qu’ils découvrent comme une révélation sans en comprendre la genèse, se détournent avec indignation.
Leur grande affaire, c’est la lutte des idées justes contre des idées erronées. Et, dans leur précipitation, ils adoptent comme idées justes, en les rafraîchissant à peine, les mêmes qui ont conduit au résultat que nous connaissons. Ils pataugent dans l’idéologie du mouvement ouvrier qu’ils prétendent régénérer. Ils ne comprennent pas que la politique n’est pas une simple affaire d’idées justes, qu’elle repose sur des forces sociales, qu’il existe des rapports de forces politiques et que jamais les trompettes de Jéricho n’ont fait tomber ni les murs de l’État, ni ceux de la bureaucratie.
Pour nous, rompre de façon radicale avec le mouvement stalinien, c’est choisir sur l’histoire un autre point de vue. C’est nous considérer non comme un sous-produit du stalinisme, mais comme les continuateurs d’un courant du mouvement ouvrier, longtemps recouvert par le reflux de la révolution mondiale, submergé par la répression qui l’accompagne, mais qui aujourd’hui refait surface. C’est donc combattre le stalinisme non pas à l’aide du marxisme sclérosé et du léninisme évidé qu’il nous a légués, mais au nom du marxisme révolutionnaire qui, par l’Opposition de gauche, le bolchevisme léninisme, le trotskisme, a transmis jusqu’à nous l’héritage d’Octobre.
Adopter ce point de vue, ce n’est pas saluer les martyrs oubliés, que la littérature, l’histoire, et les archives déterrent comme par hasard, au moment où leur mouvement sort du tunnel et où leur œuvre trouve des continuateurs. Combattre le stalinisme en rejoignant ceux qui ont résisté à son triomphe, c’est donc l’affronter sur le terrain de l’organisation. Le stalinisme a détruit la IIIe Internationale pour mieux soumettre le mouvement ouvrier aux intérêts de l’État soviétique ; nous devons lui opposer la IVe Internationale qui, malgré les difficultés de la période, même réduite à une poignée de militants, a continué à faire vivre l’internationalisme prolétarien non comme un principe moral mais, comme l’entendait Lénine, une arme stratégique et le meilleur garde-fou contre la bureaucratie.
2. Les larmes de Lénine
Henri Lefèbvre constate que la dégénérescence de la IIe Internationale avait réduit le marxisme à l’état de « pièces détachées ». Lénine ressaisit les éléments disloqués pour recomposer une stratégie révolutionnaire. De même, la dégénérescence stalinienne a taillé en pièce le marxisme ; les chercheurs s’en partagent les morceaux pour se livrer à des travaux solitaires. Pourtant, à la différence de la IIe Internationale, le démembrement n’a pas été complet. Le trotskisme a préservé jusqu’à nous une charpente autour de laquelle nous pouvons reconstruire. Mais Lénine ne se contenta pas de ramasser comme un puzzle les débris de la IIe Internationale, il les remodela et fit passer la stratégie révolutionnaire de l’âge du capitalisme concurrentiel à l’âge de l’impérialisme. Il nous appartient aussi, après des années de piétinement, de franchir le pas qui relie la décadence impérialiste à l’ère de la révolution mondiale.
Et dans ce tournant décisif de l’histoire, nulle figure n’est plus symbolique que celle de Che Guevara. Les littérateurs ont voulu y voir l’incarnation d’un nouveau romantisme révolutionnaire teinté d’exotisme. Mais là où ils ne voient que romantisme, c’est l’actualité de la révolution et l’enthousiasme qu’elle suscite qu’il faut apercevoir. Là où ils voient une quête désespérée de la mort individuelle, c’est la tragédie du mouvement ouvrier qui est en jeu.
Dans sa dernière lettre à ses parents, le Che parle de lui-même avec ironie, il se dépeint comme un don Quichotte des temps modernes. Mais derrière ce thème classique de l’errance, il y a la nécessité et non le besoin d’aller plus loin, sous d’autres cieux. Si la révolution urbaine ne lui suffit pas, ce n’est pas par appétit héroïque, c’est parce qu’isolée, elle reste fragile. Son avenir exige l’élargissement de la révolution, l’ouverture de nouveaux fronts. Et comme le mouvement ouvrier dégénéré ne lui sert ni de relais, ni de protection, c’est aux hommes à payer de leur personne, à porter plus loin la lutte, à allumer de nouveaux brasiers.
Cette solitude fatale de la révolution, on la retrouve dans le message à la Tricontinentale où le Vietnam est décrit comme « tragiquement seul » et où la solitude vietnamienne engendre « l’angoisse de ce moment illogique de l’humanité ». Moment illogique en effet que celui où la révolution suinte par tous les pores du vieux monde et trouve sur sa route l’obstacle d’un mouvement ouvrier en tutelle. Cet illogisme ne laisse aux révolutionnaires que l’issue d’un empirisme nécessaire ; ils porteront eux-mêmes la lutte de continent à continent ; ils feront feu de tous bois ; ils choisiront pour frapper les points où les failles du stalinisme et de l’impérialisme coïncident. De cet empirisme nécessaire, le Che connaissait le prix : « Beaucoup mourront victimes de leurs erreurs », et il devait lui-même illustrer sa prophétie. Prophétie ou étrange lucidité qui donne à son œuvre ce ton mélangé d’ironie, de générosité et de deuil ?
Pour fêter en militants le centenaire de Lénine, il n’est pas de meilleure façon que de se fixer pour but de réunir en un même combat ceux qui, comme le Che, par-delà l’obscurantisme politique, ont cherché à tâtons le chemin de la révolution ; ceux qui, comme Yakhimovitch et Grigorenko, Modzelevski et Kuron, malgré les camps, les geôles et l’exil, n’ont pas désespéré de la révolution, ceux qui, de toutes leurs forces, ont cru la servir, et n’ont servi que Thermidor, et sont restés des communistes ; ceux qui enfin, de Trotski à Hugo Blanco, par la IVe Internationale, ont fait vivre jusqu’à nous l’héritage de Lénine.
Au moment de l’invasion, les jeunes tchécoslovaques ont collé une affiche devenue célèbre où l’on voit un Lénine au visage de pierre sur lequel roulent de grosses larmes. L’image est belle. Trois mois après Octobre, Lénine dansait dans la neige parce que la Révolution russe avait tenu plus longtemps que la Commune. Lui qui avait naguère demandé une organisation de révolutionnaires pour soulever la Russie se préparait, avec l’Internationale communiste, à soulever le monde. La Révolution russe devait servir de tremplin à cette tâche. Aux mains des successeurs dénaturés, elle a servi de frein et de verrou, de chaîne.
L’histoire est en train de tourner. La révolution se fraye la voie. Quoi qu’en pensent les francs-tireurs tourmentés des Temps modernes, il est temps de forger le parti mondial de cette révolution ; il est temps d’achever le stalinisme sur le déclin en renouant avec l’internationalisme qu’il a déserté et, en s’attelant à cette tâche, de réconcilier dans la lutte Lénine et Trotski que les falsifications staliniennes ont si longtemps dressés l’un contre l’autre.
Revue IVe Internationale
28e année, n° 43, mai 1970
www.danielbensaid.org
Documents joints
- Rapporté par Trotski dans le recueil de souvenirs sur Lénine, écrit en 1924, et réédité aux Puf.
- K. Marx, L’Idéologie allemande, Éditions sociales, p. 97.
- Rosa Luxemburg, La Crise de la social-démocratie, éditions La taupe, p. 67.
- Adam Schaff dans L’Homme et la Société, n° 7.
- Lénine, Œuvres complètes, « Le Parti socialiste et le révolutionnarisme sans parti », Éditions sociales, tome X, p. 75.
- Cogniot, Éditions sociales, tome II, p. 8.
- Jean-Paul Sartre, Questions de méthodes, Gallimard, p. 59.
- Ibid., p. 29.
- Althusser, Lénine et la philosophie, Maspero, p. 32.
- Ibid., p. 40.