Daniel Bensaïd

Marx l’intempestif

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L’effondrement des dictatures de l’Est européen n’est pas seulement une bonne nouvelle politique. C’en est une aussi pour la pensée, et notamment pour la tradition critique qui, depuis des siècles, travaille à mettre au jour le fondement du règne de la marchandise. Marx fut longtemps considéré comme le plus perspicace analyste de ce pouvoir-là. Et puis le dogmatisme s’empara de sa légende, lui construisit un mausolée, et annexa son œuvre.

Que l’on n’attende pas pour autant de ce livre la révélation d’une pensée pure, enfin débarrassée de ses scories politiques. Car à y regarder de près, il apparaît clairement que Marx aura passé sa vie à se chamailler avec son ombre, à se débattre avec ses propres spectres. Et il s’agit bien moins ici d’opposer un Marx originel à ses contrefaçons que de secouer le lourd sommeil des orthodoxies afin de dégager la cohérence théorique d’une entreprise critique dont l’actualité ne fait pas de doute : le fétichisme marchand n’a-t-il pas conquis jusqu’aux confins de la planète ?

En montrant d’abord ce qu’à coup sûr la pensée de Marx n’est pas : ni une philosophie de la fin de l’histoire, ni une sociologie empirique des classes annonçant l’inévitable victoire du prolétariat, ni une science propre à mener les peuples du monde sur les chemins de l’inexorable progrès. Ces trois critiques – de la raison historique, de la raison économique, de la positivité scientifique – se répondent et se complètent. Elles sont au cœur de l’entreprise critique de Marx, et forment donc logiquement l’armature de ce livre.

En expliquant ensuite, et du même mouvement, à quoi peut servir aujourd’hui la relecture des grands textes (Le Capital surtout), en quoi ils contribuent à répondre aux interrogations contemporaines sur le sens de l’histoire et la représentation du temps, sur le rapport qu’entretiennent les contradictions sociales et les autres modes de conflictualité (selon le sexe, la nationalité, la religion), sur la validité du modèle scientifique dominant, ébranlé par les pratiques scientifiques elles-mêmes.

De ce Marx intempestif – n’hésitant pas à rompre en son temps avec les canons scientifiques et politiques les plus largement partagés, ressuscité quand on croyait ses cendres définitivement dispersées –, il fallait dresser le bilan après inventaire. Voilà qui est fait avec science, esprit de suite et verve critique.
 

« Un point de départ, un passage obligé »

Par Daniel Bensaïd

Plutôt que de marxisme, je préfère parler de théorie de Marx. Est-ce que cette théorie a quelque chose à nous apporter aujourd’hui ? Je crois que la théorie de Marx ne doit pas être vue comme une panacée, mais comme un point de départ, un passage obligé. De ce point de vue, la perception de Marx a évolué ces dernières années. Après la disgrâce, Derrida, Deleuze ont remis à jour des aspects oubliés de Marx. D’autre part, Marx est dans l’actualité à cause de son intempestivité, qui est le thème de mon livre. Marx est de son temps mais ne cesse de déborder sur le nôtre, vers le XXe siècle, et même vers le XXIe siècle. Dans une œuvre fondatrice aussi proliférante, il y a bien sûr plusieurs interprétations possibles et légitimes.

Ce qui a dominé est lié très largement à des appareils politiques, soit à l’État soviétique, soit au parti communiste orthodoxe, soit même à la social-démocratie orthodoxe. C’est donc un Marx de coloration très scientiste, très positiviste, que l’on a retenu. D’où le reproche qui lui a été fait d’être un philosophe de la fin de l’histoire, un théoricien déterministe de l’économie, un sociologue imparfait des classes.

En fait, sur l’histoire, c’est tout le contraire, il a tourné la page de ce qu’on appelait les grandes philosophies de l’histoire universelle, pour s’intéresser à une histoire ouverte issue de conflits et de luttes, une histoire profane laissant une grande place à l’aléatoire et à l’incertitude. Dans la logique de ce changement d’optique, il a également reconstruit un véritable système des catégories du temps, c’est-à-dire qu’il se démarque de l’idée d’un temps unique, celui de la physique classique, pour s’intéresser aux rites des temporalités dans l’économie, la politique ou dans l’esthétique. Il ouvre ainsi un espace à l’action et à la politique comme moyen de décision entre plusieurs possibles.


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