« On se rapproche davantage de la vérité en disant que c’est l’événement lui-même qui s’est servi de telle ou telle cause, petite et occasionnelle comme d’un prétexte »
Hegel, Science de la logique, t. II, p. 226
« La philosophie ne peut se contenter de raconter ce qui est ; elle doit chercher à connaître la vérité de ce qui arrive, et c’est à la lumière de cette vérité qu’elle doit chercher à comprendre ce qui, dans le récit, n’était que simple événement. »
Hegel, Science de la logique, t. II, p. 257
Pour Derrida, Marx ouvre « une pensée de l’événement », à l’encontre des machineries déterministes. L’événement, c’est ce qui arrive, ce qui advient et aurait pu ne pas advenir. Ce qui fait que l’histoire n’est pas un destin. Et même ce qui distingue le devenir de l’histoire (Deleuze : dans le devenir il n’y a pas d’histoire ; il s’agit plutôt d’involuer, ni de progresser ni de régresser). Ce qui fonde, dans l’incertitude de ce qui survient, la possibilité d’une politique comme aptitude à décider de l’indécidable. Ce qui établit le primat de la politique sur l’histoire, du présent sur le passé et sur le futur.
L’événement s’inscrit ainsi en faux contre les mécaniques du progrès, contre la sainte alliance des déterminismes technologiques et marchands. Rhétoriques de la résistance et de l’événement.
Mais, dans les années de contre-réforme libérale, de fatalisation économique, les discours de l’événement tentent de sauver la politique par la théologie. « Si nous partons de la logique inhérente à ces facteurs et si nous supposons que rien d’autre que ce que nous connaissons ne détermine et ne déterminera le cours du monde, tout ce que nous pouvons dire c’est que seul quelque chose comme une sorte de miracle permettra un changement décisif et salutaire1. » Devance le soupçon de légèreté qu’il y aurait à compter sur des miracles en arguant que le cadre tout entier de notre existence réelle « repose sur une sorte de miracle » et que l’existence même de la terre et de la vie a quelque chose d’infiniment improbable. L’agir (la politique) renverrait donc « au don miraculeux de faire des miracles », de « commencer par soi-même une chaîne ». Inscrit donc la question de l’événement et du commencement au cœur même de la condition politique.
Derrida aussi. Un non-calculable, qui n’appartient plus à l’ordre du calcul (à la différence de l’incalculable). L’événement qui par essence doit rester imprévisible serait ce qui excède la machine. Or, « ce qu’il faudrait tenter de penser, et comme c’est difficile, c’est l’événement avec la machine », « ce qui arrive en tant qu’événement imprévisible »2, ce qui vient, ce qui surgit, une arrivance « qui surprenne absolument », « qui fond sur moi », « à quoi je suis exposé au-delà de toute maîtrise », qui peut me tomber dessus verticalement, me surprendre en venant dans mon dos, par-derrière ou par-dessous, du sous-sol de mon passé., qui « excède un déterminisme mais excède aussi les calculs et les stratégies de ma maîtrise ». Et qui fonde le sens même de la décision, car « si je sais ce qu’il faut décider, je ne décide pas ». Un saut est requis…
Chez Badiou, tentation de l’événement inconditionné, de la possibilité pure, de l’irruption miraculeuse et de l’épiphanie révolutionnaire. En effet, cet événement salvateur, déraciné des rapports de forces et des contraintes historiques, sans épaisseur temporelle, relève d’une poésie ou d’une philosophie plutôt que d’une politique qui conjugue la nécessité et la contingence, le réel et le virtuel, la structure et l’événement.
Rareté de la politique et rareté de l’événement.
Intermittences de la politique
Décisionisme. Logique du « ou bien/ou bien » reflétant le dualisme des sociétés modernes. Schmitt veut saisir ce moment de décision qui divise entre ami et ennemi par des décisions souveraines sans fondement légal. D’où la recherche d’un substrat métalégal susceptible de contraindre la souveraineté populaire illimitée. Tentative de dépasser l’alternative positivisme/décisionisme comme deux conséquences de la désintégration de l’ancienne loi commune.
La condition de la politique est inscrite dans ce lien problématique et fragile de la continuité et de la rupture, de l’histoire et de la politique, de la résistance et de l’événement. Le simple coup de foudre, l’éblouissement de la rencontre, ne fait pas une histoire d’amour. Ne suffit pas. Pas de découverte sans présupposés. De même, la guerre ou la révolution décident de bifurcations dans un champ de possibles déterminés.
Le clinamen, le kairos, la déviance, la bifurcation…
La Bastille de Péguy, les barricades de 68…
L’étonnement des acteurs, à l’intersection des circonstances et de la volonté, un rendez-vous auquel nul n’était requis.
Lénine et l’événement.
Pas une pure arrivée ou arrivance.
Pas une pure possibilité abstraite, mais une possibilité effective ou déterminée.
La notion de crise comme médiation entre l’histoire et la politique.
La folie, comme « moment de l’économie », lorsque les déterminations se dissocient et que l’argent crie son désir.
De la crise à sa résolution violente.
Le parti comme opérateur stratégique, lui-même à l’épreuve de la crise, écartelé entre ses conservatismes et la prise de risque, le pari raisonné qui permet de les surmonter.
Peut-on penser la crise et l’événement ?
Et la révolution dans sa permanence ?
L’acte dans le processus ? L’instant dans la durée ?
Produire le concept de leur singularité ? « Penser en termes d’événement, ce n’est pas facile, d’autant moins facile que la pensée elle-même devient alors un événement3. »
Il relève de la raison stratégique qui raisonne sur des rapports et des possibles, non sur des faits et des classements, qui confronte le sens du virtuel au sens du réel (ou qui soumet le sens du réel à l’épreuve du virtuel), qui enfonce la pointe du peut-être dans l’incertitude du lendemain.
Un élan vers les possibles. Une politique des surgissements.
La mélancolie
Divorce du nécessaire et du possible.
Archives personnelles, « Projets et chantiers », 2 avril 2008
Documents joints
- Hannah Arendt, Qu’est-ce que la politique ?, collection L’ordre philosophie, Seuil, 1995, p. 50.
- Jacques Derrida, Élisabeth Roudinesco, De quoi demain…, dialogue, Fayard-Galilée, 2001, p. 87.
- Gilles Deleuze, Dialogues, Champs Flammarion, Paris, 1996, p. 81.