Le nouvel internationalisme

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À l’heure où l’on se moque du « Québec rouge » d’antan, tout communiste, tout marxisme apparaîtra d’emblée quelque peu suranné. Pas du tout, soutient Daniel Bensaïd, philosophe français et militant à la Ligue communiste révolutionnaire, mouvement d’extrême gauche français, ou plutôt la « gauche de la gauche », qui se revendique du trotskisme.

Antoine Robitaille : Dans un entretien qu’il m’a accordé, le philosophe libertaire Noam Chomsky me disait qu’au forum social mondial de Porto Alegre, où il était l’un des principaux intervenants, il a eu le sentiment de voir naître « ce type d’internationale dont a rêvé la gauche depuis ses origines ». Est-ce aussi votre impression ?

Daniel Bensaïd : Oui, jusqu’à un certain point. D’une part, ces rassemblements sont d’emblée beaucoup plus planétaires que ne le furent à leur naissance les diverses internationales socialistes et ouvrières, qui étaient dans une large mesure issues des pays capitalistes les plus développés. Je dirais que c’est le bon côté de la mondialisation : elle mondialise aussi les résistances.

D’autre part, ces rassemblements réunissent un spectre beaucoup plus large de mouvements sociaux écologistes, féministes, syndicaux, culturels, ce qui traduit une diversité (et une complexité) des oppressions et un souci démocratique d’autonomie, pour ne pas voir des revendications particulières noyées ou oubliées au nom des contradictions dites principales. C’est d’ailleurs un des problèmes posés par ce mouvement : qu’est-ce qui fonde, par-delà sa pluralité, une possible convergence ou une possible unité ? La réponse me paraît évidente. Le grand unificateur, c’est le capital lui-même, à travers la pénétration des rapports marchands dans tous les pores des sociétés contemporaines. C’est lui qui rapproche très naturellement à Porto Alegre des syndicalistes, des défenseurs de l’environnement, des femmes directement soumises à l’exploitation du corps, des paysans confrontés aux grands semenciers de l’agroalimentaire, etc.

En contrepartie, il faut souligner les limites de ce nouvel internationalisme. Jusqu’à ce jour, il lie en gerbe des résistances. Il n’a pas été confronté véritablement à des débats stratégiques. Un autre monde est possible ? Sans doute. Il est surtout nécessaire. Il faut le rendre possible. Mais quel autre monde ? Par quelle voie ? Dans un monde où les tensions deviennent explosives, où la logique de la guerre impériale s’étend, ces questions deviennent brûlantes. L’un des problèmes du mouvement dans les années à venir va être de démontrer sa capacité à les traiter, à les discuter clairement et librement, sans porter préjudice à l’unité et à la pluralité qui ont fait sa force. Ce sera le test de sa maturité.

A.R. : Vous parlerez des défis de la gauche lors de votre conférence à l’UQAM. Qu’est-ce que la pensée de Trotski peut apporter à la gauche aujourd’hui ?

D.B. : On me présente parfois comme trotskiste. C’est assez réducteur. Je ne récuse pas le terme, dans la mesure où il fait référence à une lutte tout à fait honorable contre le stalinisme. Je veux bien être considéré comme trotskiste face à un stalinien, ou juif face à un antisémite. Mais ce ne sont pas des revendications identitaires. La référence à Trotski n’est qu’une part, importante certes, d’un héritage beaucoup plus vaste du mouvement ouvrier, dans lequel figurent aussi Rosa, Gramsci, Mariategui, Guevara, etc. Ceci dit, alors que l’on peut être tenté d’en faire aujourd’hui des figures de musée, et sans inversement en faire un objet de culte, je crois qu’il y a encore une part d’actualité chez Trotski. Sa vision de la révolution permanente (si souvent mal comprise) est une amorce de réponse stratégique aux logiques de la mondialisation marchande. Sa critique pionnière de la bureaucratisation et du stalinisme n’est pas une affaire du passé (sous prétexte de l’effondrement de l’Union soviétique), mais une question de plus en plus présente, sous de multiples formes. Enfin, ses écrits sur la guerre d’Espagne ou sur la manière d’affronter la montée du nazisme en Allemagne restent d’une précieuse actualité politique. Bien sûr, ce n’est pas suffisant, mais c’est un bagage dont on aurait tort de s’alléger. On ne repart jamais de zéro, pas plus en politique qu’en histoire. On recommence toujours par le milieu, disait sagement Gilles Deleuze.

A.R. : Vous êtes proche d’Attac. La taxe Tobin est une utopie plutôt modeste, non, en comparaison des utopies d’antan qui visaient à changer la vie ?

D.B. : La taxe Tobin est interprétable de bien des manières et dans bien des directions. Tobin lui-même a bien pris soin de prendre publiquement ses distances envers les interprétations radicales qui pouvaient en être faites dans le cadre des mouvements altermondialistes.

Dans la fondation d’Attac, cette revendication a joué un rôle de levier pédagogique au début. Mais une question en entraîne vite une autre : comment prélever cette taxe, à quoi en affecter le produit, est-elle compatible avec la libre circulation des capitaux, avec le pouvoir du capital financier ? De fil en aiguille, Attac en est venu à prendre position sur la dette du tiers-monde, sur les paradis fiscaux, sur les guerres impériales et la nouvelle course aux armements.

Évidemment, la taxe n’est pas un projet de société. Mais Chavez a essayé d’en donner une version continentale en suggérant une taxe « bolivarienne » au niveau de l’Amérique latine. En somme, il s’est agi, après les sombres années 1980, d’un mouvement convalescent qui se remettait en marche. Seattle, c’était il y a à peine cinq ans. Que de chemin parcouru en cinq ans ! On est passé de Tobin à « Un autre monde est possible », en passant par « Le monde n’est pas une marchandise ». Reste à faire que ce possible espéré ne soit pas une utopie mais devienne réalité.

Entretien avec Daniel Bensaïd par Antoine Robitaille
© 2003 Le Devoir. Tous droits réservés.
www.danielbensaid.org

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