1. Comme le maintenant chez Aristote, l’événement n’est pas le temps, mais un accident du temps et sa limite (comme la limite du sens commun). Pas plus qu’il ne se produit dans le monde, il ne survient dans le temps. « Il déploie le temps en débordant originairement le présent de son effectuation. » Tout événement est « une révolution des temps » (194) : « Que les temps sont changés ! » (Abner dans Athalie).
Il atteint à sa racine la configuration des possibles et fait sens : « Au sens où il fait sens pour toute compréhension en lui prescrivant ses possibles, tout événement touche toujours au tout, parce qu’il touche d’abord au sens » (146). En modifiant la totalité articulée et hiérarchisée des possibles, il altère l’horizon de tout sens possible, le monde comme tel, dans lequel il introduit un sens irréductible à son propre contexte, « rigoureusement incompréhensible à partir du monde ancien » et origine de toute compréhension nouvelle. « Il est le sens lui-même à son origine » : « Le sens de l’événement est d’être porteur de sens, de faire sens pour une aventure, c’est-à-dire d’apporter avec soi les conditions de sa propre intelligence. » « Il ouvre un monde » et « sa survenue bouleverse le monde comme contexte ».
Comprendre un événement, c’est donc toujours le viser selon un projet interprétatif qui ne se déploie plus à partir d’un horizon de sens préalable, c’est se régler sur les nouvelles possibilités interprétatives qu’il inaugure et ouvre en survenant, c’est donc « le comprendre à partir de son futur » : « seule la postérité d’un événement » permet de saisir en quoi il fait sens.
2. L’événement donc déploie le temps ou le temporalise. La temporalité de l’advenant devait alors être pensée au fil conducteur de l’événement comme temporalisation du temps.
L’attente, la présentification et le souvenir mettent en jeu une compréhension, chaque fois, de ce qui est ainsi attendu, présentifié ou révoqué. L’attente est la modalité de l’expérience selon laquelle l’advenant se porte à la rencontre de faits intramondains à-venir. « Ouvrant dans le possible la faille de la surprise », l’événement lacère la trame de nos attentes et bouleverse le plan de nos projets ». Il est in-attendu dans un sens structurel, au sens où il n’intervient jamais que « contre toute attente ». C’est en quoi son jaillissement est neuf : il ne prend pas l’attente en défaut, mais l’annule par surprise.
Irréductible aux trois modalités de présence au monde, il échappe donc par principe au phénomène de l’intratemporalité tel qu’il se structure à partir de l’attente, de la présentification et du souvenir.
À la différence du fait, il ne se présente jamais lui-même comme accompli au présent puisqu’il ne peut apparaître avec le sens qui est le sien que selon un retard et un délai constitutifs (165). C’est cette « survenue en sursis » qui le distingue de tout phénomène intratemporel. Il s’annonce de soi-même comme l’origine de son propre sens. Il n’est donc rien d’autre que cette « expérience d’une transformation du monde à travers laquelle le sens même de celui-ci paraît bouleversé : c’est en lui que s’originent la possibilisation du possible et la temporalisation du temps » (167). Et c’est aussi pourquoi sa survenue paraît fondamentalement « anachronique » à l’aune de toute chronologie factuelle.
3. L’événement n’est pas temporel mais temporalisant. « Surgissement à partir de rien » (???), il fait montre d’une nouveauté radicale en même temps qu’il se déclare avec une évidence d’ancienneté de ce qui est là depuis toujours.
Tout événement est jaillissement qui survient avec le caractère d’un « commencement absolu ». C’est cette absolue nouveauté qui signifie que « l’événement surgit de rien », comme « pur prélude à soi-même », comme pure possibilité du possible (!!!). C’est parce qu’il ouvre bien des possibilités qui ne lui préexistaient pas qu’il possibilise les projets de l’advenant. Il est indissociable des possibles qu’il ménage et doit « instaurer un commencement que rien ne précède et ne procède de rien », il est « pure initiation à soi-même », « naître à partir de rien et n’être préfiguré par rien », ce rien qui est pour Heidegger l’écrin de la manifestation de l’être pensé d’abord comme événement (170/71) : « L’événement ne vient pas de loin, il vient de rien » et l’instant est le mode temporel de cette survenue (172), de cette « floraison du possible dans l’instant ».
Dire que l’origine de l’événement est le rien ne signifie pas que le rien serait une origine. L’événement n’est pas seulement nouveau, il est aussi plus ancien que lui-même au sens où, lorsqu’il se déclare, il est toujours déjà advenu et n’apparaît comme tel qu’après coup. C’est la révélation de toute rencontre où la « première fois » apparaît en même temps d’une évidence immémoriale (175). L’événement n’est donc pas seulement inaugural et évident, il est aussi en sursis de son propre sens, « plus futur que lui-même » (178).
Triple caractérisation donc de l’événement, comme absolument nouveau, évident d’une évidence immémoriale, et en sursis de son propre sens.
4. Ce n’est pas le sujet qui est condition de possibilité de l’expérience, mais l’expérience qui est condition de possibilité de l’advenant : il n’y a jamais d’événement sans plus, car l’événement « survient toujours à quelqu’un ». Il n’est jamais un fait objectif, mais une rencontre entre un fait et un sujet, de l’ordre du sens (197). En tant que bouleversement des possibles. Une tension intérieure à son propre devenir, un « étirement étoilé » de sa propre temporalisation, en attente de son propre sens.
Il est l’inouï, l’imprévisible, soustrait à toute attente. Il se déclare sur le mode de la surprise, pas toujours ni principalement sur le moment, mais parfois plus tard et rétrospectivement, comme une surprise à retardement, car « il y a une surprise matinale et une autre vespérale qui ne s’allume que quand l’éclat de l’événement » s’est évanoui.
Absolument parlant, il n’y a pas d’événement isolé, mais des événements articulés les uns aux autres qui donnent lieu à des histoires.
5. Changement. Le temps n’est pas un changement, mais ce par quoi le temps se manifeste, ce qui le rend visible.
La mémoire est d’abord mémoire du possible, elle rappelle la manière dont un événement a reconfiguré le monde (apprendre à marcher, la rencontre amoureuse, l’événement politique, la découverte). Elle n’est pas seulement distincte du souvenir, qui est une modalité de conservation du passé dans le présent, alors qu’elle signifie la présence au monde d’un sujet qui maintient présent le passé en s’y rapportant elle-même. Nous gardons mémoire non de faits passés mais d’événements où notre destin se joue et où nos possibles se décident.
Rencontre. Que serait une rencontre, si elle ne faisait chanceler nos certitudes et ne détruisait toute possibilité d’être habitué. Jamais une rencontre « ne nous ouvrirait à elle et nous convierait à nous si nous n’y étions en jeu nous-mêmes tout entiers, au risque de nous y perdre » (233) (Léon et Frida). Si elle ne nous arrachait à nous-même. « Dans une rencontre on se risque soi-même, c’est-à-dire on risque tout » : « Mais j’avais creusé avec trop de joie l’étroit chemin qui mène à toi du seuil de mon sombre logis ; j’avais jeté, petit à petit, trop de choses de moi, tout ce que je suis dans ce couloir qui mène à toi peut-être. » (Lettre de Kafka à Milena.) Une rencontre qui éviterait ce risque n’en serait plus une.
Le présupposé de la rencontre, c’est la disponibilité (à l’événement, à son surgissement). [Il faut être prêt à la surprise !! !]. La disponibilité en tant qu’attente qui n’attend rien et demeure ouverte, en tant que projet qui n’est emporté vers aucun possible : « attente de rien qui n’est pas pour autant un rien d’attente, projet vers rien qui n’est pas pour autant une nullité de projet » (228). Une disponibilité à l’avenir qui est une responsabilité vis-à-vis de l’avoir-lieu.
6. Temps/temporalité/mesure. Le temps a été pensé comme étant dans le temps (12). Mais est-il possible de remonter du temps des choses qui sont dans le temps au temps tout court pour poser la question de la provenance temporelle de l’intratemporalité ? Platon entend montrer que le temps lui-même n’a rien de temporel. Le temps qui prévaut maintenant (homogène et vide ?) selon Schelling ignore le temps (88). Pour Augustin, la méditation du temps commence par l’éternité. Le temps est une chute.
Pour Aristote, le temps est nombre du mouvement et non de la ligne. Plotin au contraire vise à fonder l’autonomie du temps par rapport au mouvement et à la durée, car le mouvement est dans le temps (qui n’est ni rapide ni lent). Comment nombrer le temps ? Quelle unité de mesure ? Car l’unité de mesure doit être sujet. Donc réciprocité de mesure aristotélicienne du temps et du mouvement (comme chez Marx) : « par le temps nous mesurons le mouvement et par le mouvement le temps » ; mais la question se pose de savoir ce qui rend tous ces mouvements commensurables, où trouver la vitesse constante qui serait leur commune mesure, l’espèce d’archi-mouvement qui fournirait la mesure de tous les autres. Pas le maintenant, mais plutôt le mouvement qui s’étend entre deux maintenant. Il en résulte que l’unité de mesure du temps est un certain mouvement à vitesse constante délimité par deux maintenant (71). Le temps alors n’est pas lui-même mouvement, mais le mouvement envisagé dans l’horizon de l’antériorité et de la postérité, en tant qu’il a un nombre.
Le temps pour Augustin doit être mesuré par lui-même, il est quelque chose qui doit être mesuré par le temps. Il rompt ainsi le lien temps/mouvement pour situer le temps dans l’esprit seul.
7. À tout instant nouveau, ce qui n’est pas encore présent devient présent tandis que le présent devient passé, déterminé à son tour comme un présent qui n’est plus. L’avenir est ce qui deviendra présent et passera dans le présent. Tout changement a toujours déjà changé, tout commencement déjà commencé et tout ce qui advient n’advient que comme déjà accompli. La dimension privilégiée du temps sera donc celle de l’accompli, du passé. Le temps versement de l’inaccompli dans l’accompli.
Chez Heidegger, primat du présent pour la compréhension du sens de l’être, chez Benjamin, présent messianique. Ce présent dure-t-il longtemps ou peu ? La question n’a pas de sens pour Augustin car le prédicat intemporel présent ne saurait s’appliquer au Présent. Pour lui, seul est le présent comme présent du passé du futur et du présent, ainsi, « il se tire d’un lieu caché quand le futur devient présent ».
L’instant n’est pas un présent qui prend la suite d’un passé, mais un présent qui, parce qu’il commence absolument ne peut-être perçu comme tel qu’après coup. En tant que limite, le maintenant pour Aristote n’est pas le temps mais un accident du temps. En tant que tel, il ne passe ni ne change. Il n’a pas de limite mais est limite au sens où la limite appartient à ce qu’elle délimite : le maintenant n’existe ainsi qu’en relation à de l’intratemporel. Opposition du maintenant et du soudain. Dans le maintenant, le mouvement est toujours déjà accompli.
Slavoj Žižek, The Ticklish Subject,
Verso, 1999
1. L’écart entre l’Être et l’événement. De loin en loin se produit l’événement imprévisible, surgi du vide (du néant, du rien), en tant que vérité d’une situation. Le désastre (le stalinisme) tient à la confusion entre l’événement et l’ordre de l’être (ontologiser la vérité). En tant que vérité événementielle, la vérité de l’événement s’oppose au savoir (qui porte sur l’ordre positif ontologique). L’opposition, chez AB [Alain Brossat, note de l’éditeur] du savoir à la vérité semble reproduire de manière inversée le rapport de la science à l’idéologie chez Althusser, la vérité-événement analogue à l’interpellation idéologique. La classe ouvrière se situe du côté du savoir (de la structure et du savoir sociologique) alors que le prolétariat relève de la vérité événementielle et de la subjectivisation. Le savoir inauthentique est confiné à l’ordre positif de l’être alors que la vérité engagée qui le subjectivise donne une vue authentique de la situation (opposition à Kant). Tout savoir présuppose en effet une vérité événementielle dont il est la sédimentation ou l’ontologisation.
L’événement est donc la vérité d’une situation qui rend visible le refoulé-réprimé de cette situation. La vérité est par conséquent contingente, mais dans chaque situation historique contingente, il y une vérité et une seule, une éclosion enthousiaste qui souligne la différence entre vérité et véracité (ou savoir adéquat) : la vérité se manifeste d’un point de vue intéressé ou engagé. Lorsque la vérité prétend au contraire au point de vue de la totalité elle devient totalitaire (alors que la vérité engagée est limitée par sa partialité). Il n’y a donc d’événement véritable que du point de vue de l’intervenant. La fidélité à cet événement désigne l’effort pour traverser le champ du savoir du point de vue de l’événement, en cherchant dans sa trace les signes de la vérité.
L’événement implique donc la subjectivité. La perspective de subjectivisation engagée est partie constitutive de l’événement lui-même. Un sujet capable de nommer l’événement (de le faire exister par la nomination). Alors qu’à l’inverse l’histoire historienne veut effacer l’événement en réduisant le possible à l’accompli (Furet, mais aussi Hobsbawn), l’histoire critique (ou stratégique) cherche la vérité événementielle du point de vue des acteurs, dont la décision constitue rétroactivement le contexte dans lequel l’événement devient possible sans aucune garantie ontologique préalable. Inversement, Furet s’efforce de « désévénementialiser » la Révolution française en l’examinant d’un regard externe froid. L’observateur engagé comme acteur perçoit au contraire les occasions et opportunités historiques (kairotiques). Leur décision met fin à l’indécidabilité de la situation, inaugurant ainsi un nouveau domaine/séquence de vérité.
Comment distinguer le vrai du faux événement, le vrai du faux miracle, si ce n’est par la décision d’un sujet. Comment distinguer l’événement de son simulacre (Baudrillard, « la guerre du Golfe n’a pas eu lieu »), surtout dans un monde médiatique qui fabrique de l’événement pseudo du fait divers déguisé en événement ? L’événement authentique d’Octobre (Palais d’hiver) du pseudo-événement du nazisme et de l’incendie du Reichstag. C’est que l’événement touche aux racines de la situation (l’ordre du capital) alors que le simulacre lampedusien simule le changement pour que rien ne change. Il n’y a que l’événement frelaté et son esthétisation théâtrale. L’événement authentique émerge au contraire du vide : « La différence ne tient pas aux qualités inhérentes à l’événement lui-même, mais à sa place, à la manière dont il se rapporte à la situation dans laquelle il émerge ». (S.Z., 141).
[Kouvelakis. Le site événementiel selon AB s’inscrit dans la grande tradition matérialiste des atomistes (Démocrite, Épicure, Lucrèce) à Marx (et Blanqui). Il désigne la possibilité d’un événement non nécessaire, qui n’est qualifié comme tel que rétroactivement, par une décision, une intervention interprétante, qui le reconnaît et le nomme. Car l’événement est radicalement autoréférentiel. Ainsi l’événement de la RF une fois qu’il est nommé transforme le sens même du mot, dès lors qu’on se demande comment l’arrêter ou la terminer. À partir de là, le processus de fidélité trace une ligne de partage au-delà de laquelle apparaissent les figures emblématiques du traître ou du renégat (du thermidorien). Être militant c’est donc suivre une procédure de fidélité, au risque de réduire la politique à scruter dans le présent les traces du passé.
Indécidable, l’événement relève d’un pari qui soustrait la politique à l’histoire pour la rendre à l’immanence (à l’histoire spéculative ou à la transcendance historique d’une histoire fétichisée ?).
Pourtant, EK [Stathis Kouvelakis, note de l’éditeur] note que les séquences additionnées ne sont pas si brèves. Elles couvrent approximativement la moitié des deux siècles écoulés. La politique n’est donc pas aussi intermittente qu’il semble le prétendre, même si la normalisation étatique finit toujours par l’emporter sans qu’on en sache bien la raison.
Détachée de l’historicité, l’intervention interprétante se met ainsi à ressembler furieusement et paradoxalement au déchiffrement kantien du signe nouménal de la liberté émis par l’événement révolutionnaire et reçu par les seuls spectateurs.]
2. La part du sujet. Pour Rancière, il y a les moments de subjectivisation où les exclus (les sans parts, les surnuméraires) parlent enfin pour eux-mêmes. Mais en réduisant le sujet à ces moments, il risque d’anéantir la politique. Chez Badiou, de manière comparable, le sujet se définit par la fidélité à l’événement. Le sujet procède de l’événement, il vient après, et maintient sa consistance par son obstination à discerner les traces de l’événement dans la situation. Il est donc un surgissement contingent [les limites]. À la différence de la classe ouvrière (catégorie sociologique), le prolétariat exprime un point de vue subjectif. La qualification du sujet risque alors de devenir arbitrairement normative : la fidélité à l’événement, mais qui est le juge de la fidélité et de la trahison ?, selon quels critères ? En tout cas au détriment de l’expérience, de ses contradictions et du développement inégal d’une conscience (de classe), ou d’une sujectivisation inégale et combinée. Le sujectivisme apparaît ainsi comme l’envers de la structure, comme un structuralisme (l’Être) retourné. L’événement comme inversion de l’Être. Le risque est d’aboutir à la même apologétique stal ou mao.
L’événement déraciné de l’histoire, qui fait trou dans l’ordre structural immuable de l’être, apparaît comme un miracle. Žižek débusque parfaitement cette tentation théologique : la vérité événementielle se présente comme « une notion théologico-politique », dans la mesure où « la révélation religieuse constitue le paradigme caché de la vérité événementielle » (p. 183). La référence à la foi, à l’espérance et à l’amour pauliniens prend ainsi tout son sens : foi dans l’événement, espoir en la réconciliation finale annoncée, amour comme combat militant patient pour son avènement. Le partage incertain entre l’événement et son simulacre s’opère précisément par la foi : la promesse est incertaine, mais il faut y croire. C’est pourquoi AB s’inscrit selon Žižek dans la tradition des grands auteurs mystiques, de Pascal à Péguy : la fidélité à l’événement est dogmatique dans la mesure où elle repose sur un acte de foi inconditionnel et irréfutable. L’interpellation du sujet par une cause équivaut à une conversion (sur le chemin de Damas) et à une désignation impérieuse, un choix forcé, d’un être choisi par Dieu ou l’histoire pour accomplir une mission. Pourquoi moi ? Le Christ, Jeanne, le Che. La Jeanne de Péguy. Il y en a de plus compétents, de plus capables…
AB ajoute il est vrai aux trois points de vue possibles sur l’événement (celui du Maître, qui nomme ; de l’Hystérique, qui voit dans toute symbolisation de l’événement une trahison ; de l’universitaire, qui nie qu’un événement ait eu lieu – le Sujet ou Parti, le gauchiste, le thermidorien ???), une quatrième figure, celle du Mystique qui, à l’inverse de l’universitaire (qui détache la chaîne symbolique de son événement fondateur), prétend isoler la pureté de l’événement du réseau de ses conséquences symboliques et qui insiste sur l’ineffable de l’événement. En ce sens, Péguy est parfaitement fondé, dans Notre Jeunesse, revenant sur l’affaire Dreyfus, à opposer mystique et politique. La mystique c’est une politique pure de l’événement pur, une esthétique ou une éthique de la politique, une politique sans politique ou une antipolitique.
Žižek se proclame solidaire d’AB dans l’effort de réaffirmation de la dimension d’universalité comme seule opposition véritable à la globalisation capitaliste. Le modèle de l’universalisation du singulier événementiel (d’universalisation de la vérité événementielle) lui est fourni par la transformation paulinienne de l’événement christique en forme de pensée universelle. Comme l’ancien ordre médiéval, le nouvel ordre mondial est en effet global sans être universel. Pour Žižek, l’État-nation a représenté une forme intermédiaire, un équilibre instable toujours menacé doublement, par le retour aux formes organiques antérieures et pour la logique transnationale immanente à l’accumulation du capital. Le communautarisme de marché et le fondamentalisme identitaire seraient les deux expressions politiques de cette menace. Les nouvelles formes d’identité (de style ou de mode de vie) sont le strict envers de l’abstraction marchande, son corollaire, mais pas sa négation ou son contraire (sa doublure), de même que le cosmopolitisme éthique et humanitaire et la purification ethnique sont les deux faces d’une même médaille.
La seule façon d’être réellement universaliste est au contraire de prendre parti, car l’antagonisme et la contradiction sont inhérents à l’universalité elle-même, partagée, divisée entre l’abstraction proclamée d’une universalité donnée et le devenir universel concret. L’universalité concrète ne se perçoit que du point de vue de l’exclusion, de celui ou de celle qui est laissé sur le seuil de l’universel (l’étranger, le prolo, l’homo). Elle ne consiste donc pas en une tolérance passive de la diversité sans différence, mais dans l’engagement passionné du côté des vaincus, des « diffamés », des refusés du monde, porteurs du singulier universel, qui réclament des droits égaux et non pas des droits spécifiques.
3. Postmodernité et déconstruction. Contre la dissolution du sujet dans la multiplication des subjectivités et des subjectivisations où l’antagonisme et la différence s’abolissent dans l’uniformité indifférente d’une diversité sans différence. L’ère postmoderne des incertitudes et des conjectures (cf. Z. Bauman) réduit la politique à une affaire de jugement et de consensus communicationnel. Contre cette doxa postmoderne, AB entend ressusciter une politique de vérité. À l’insistance du sens commun sur l’infinie complexité qui rend la situation du monde plus que jamais indécidable, il oppose un nouveau geste platonicien et cartésien. Žižek sympathise avec cette démarche. Il entend pour sa part « défendre le spectre du sujet cartésien » contre la déconstruction postmoderne, la subjectivité monologique contre l’intersubjectivité discursive, contre le cognitivisme centriste, l’écologie profonde, et le féminisme radical qui considère le cogito asexué comme une entourloupe machiste. Avocat du sujet cartésien, il plaide non coupable !
Alors que la postmodernité part de l’axiome qu’il n’y a pas ou plus d’événement, AB insiste sur le fait qu’il y a bel et bien des miracles. L’événement est miraculeux.
Dans le discours postmoderne, il n’y a plus que des groupes et sous-groupes fluides, subdivisés à l’infini. La diversification permanente ne reste pourtant pensable que sur fond de globalisation et d’uniformisation marchande. Le seul grand sujet qui reste sur le champ de bataille, c’est le Capital lui-même, l’opposition entre le fondamentalisme identitaire (religieux ou autre), son singulier pluriel et la pluralité illusoire des différences indifférentes (queer). Car les deux finissent par se rejoindre dans la naturalisation de l’identité fétichisée (hétérosexuelle, homosexualité). Le multiculturalime apparaît ainsi comme une forme de racisme inversé, selon Žižek, de racisme à distance qui referme les appartenances dans un particularisme toléré par la position de surplomb qui n’est autre que celle de la culture dominante bienveillante (et forcément supérieure). C’est « la position du point vide privilégié de l’universalité » abstraite, forme sournoise et subtile d’un impérialisme culturel élitiste. Cette fluidité proclamée des subjectivités et des identités est au fond isomorphe à la production flexible [de] l’individualisme égoïste de l’individualisation concurrentielle.
Les « déconstructeurs » quant à eux maintiennent qu’il faut maintenir l’écart entre le vide et l’événement, sauvegarder l’indécidable pour ne pas succomber à l’enthousiasme (la Schwarmerei) de l’identification de l’Événement positif avec la Promesse rédemptrice de ce qui reste à jamais à-venir. Pour AB au contraire la vérité événementielle est précisément ce qui ne saurait être déconstruit. Chez Derrida, l’opposition entre ontologie et hantologie vise à résister à la tentation de la fermeture ontologique. Žižek se demande si sa spectralité ne rejoint pas malgré tout de quelque manière l’impasse politique de Badiou (je ne crois pas, la tension entre conditionnalité des lois et inconditionnalité de la loi ouvre en effet l’espace d’une politique).
Pour Žižek, le traditionalisme (dont la forme est [le] communautarisme de Taylor), le modernisme (l’universalisme moderne de Rawl/ Habermas) et le postmodernisme (dispersioniste de Lyotard et Cie) sont trois manières de réduire la politique à une éthique prépolitique : soit au profit des valeurs traditionnelles (organicistes), soit d’une éthique discursive procédurale, soit d’une éthique humanitaire dépolitisée (la guerre éthique et la souveraineté éthique à propos des Balkans). Dans cette problématique, il voit en Badiou un communautarien anti-communautarien (qui distingue les communautés positives de l’Être – nation, etc. – de l’impossible communauté à-venir) ; Balibar un habersmasien anti-habermasien (qui accepte l’horizon d’universalité en insistant sur la scission entre universalité abstraite et concrète) ; et Rancière un lyotardien anti-lyotardien.
Le double rejet du multiculturalisme et du populisme fondamentaliste au nom de la politique, de l’espace public, de la citoyenneté responsable échoue devant la globalisation marchande (et le moralisme qui lui fait escorte). Il est en effet impossible de revitaliser l’État-nation républicain sous la houlette du capital postnational. Les trois réponses, (multiculturalisme libéral-livertaire, populisme réactif et raison instrumentale, défense citoyenne de l’espace public) sont inappropriées. Bien que cette dernière approche ait le mérite de saisir le rapport de connivence (dialectique perverse) entre multiculturalisme et fondamentalisme, entre mondialisation et ethnicisation, elle évite la question cruciale de savoir « comment reinventer l’espace public dans les conditions actuelles de la mondialisation » (222).
À la différence de Lénine qui assume les conséquences de l’événement, l’Événement miraculeux, sans passé ni lendemain, sans histoire, ou le refus de la politique tout entière rejetée du côté de l’Être ou de la police, la pure revendication de l’égaliberté et de la rareté événementielle, confinent à la provocation hystérique. Pour tester les limites de la capacité du maître. Pour Žižek au contraire, « le test du révolutionnaire authentique, distinct du provocateur hystérique, réside dans son aptitude héroïque à endurer la conversion de la subversion du système existant en principe d’un nouvel ordre donnant chair à cette singularité. » Au passage donc de l’événement à l’être (238).
Archives personnelles, 1999