C’est bien connu : Jean-François Kahn aime surprendre et provoquer. Quelle meilleure provocation, à l’entrée du millénaire nouveau, que de prophétiser une révolution1 dont le discours dominant fait son deuil. L’époque redeviendrait révolutionnaire : « N’en doutons pas ; il y aura une révolution, énorme, globale, planétaire. Mondialisée. » Elle a même déjà commencé. Cette révolution sera « libérale, démocratique et nationale ».
De quoi parle-t-on au juste ? Alain Rey aurait sur ce point beaucoup à dire. Jadis (Chateaubriand dans son Essai), on parlait des révolutions au pluriel, avec une minuscule. Lorsqu’il évoque successivement les révolutions galiléenne, cartésienne, laïque, féministe, communicationnelle, Kahn renoue avec cette tradition. Mais son livre traite De la Révolution, ennoblie d’une majuscule depuis la Révolution française. Cette mise au singulier s’inscrit dans un mouvement sémantique de la modernité dont sont nés les fétiches de la Science, de l’Art, du Progrès, de l’Histoire, en lieu et place des sciences, des arts, des progrès et des histoires. Elle rassemble les contenus dont le rêve révolutionnaire s’est chargé au fil des expériences historiques : celui, mythique au sens sorélien du terme, d’une espérance émancipatrice donnant l’idée de l’effort à fournir ; celui, programmatique, des révolutions de 1848 et du Manifeste communiste, à partir desquels le peuple se divise en classe et la République sociale surgit dans l’ombre de la République tout court ; celui, stratégique, de la conquête du pouvoir politique, symbolisé par le nom propre d’Octobre.
À défaut d’examiner l’actualité (ou l’inactualité) de ces contenus, la révolution future dont Jean-François Kahn se fait le prophète présente surtout l’originalité d’être une révolution sans révolution. Il doit pour cela conjurer ce qui a pu, au sortir d’une guerre où les civilisations se sont découvertes mortelles, soulever, à l’instar de la Révolution française selon Kant, l’enthousiasme de « spectateurs désintéressés » de par le monde. Pour Kahn (comme pour les mencheviques d’hier et de toujours), la vraie révolution, c’est février. Octobre est en revanche « un putsch objectivement contre-révolutionnaire ». Cet « objectivement » autoritaire (de sinistre mémoire) contredit sans plus d’explications, les travaux historiques aussi divers que ceux de Trotski, Souvarine, Marc Ferro, Carr, Deutscher, Broué, Hobsbawn, Lewin.
Ce procédé expéditif présente cependant pour son auteur l’avantage de rendre « l’intransigeance de classe » et le « maximalisme de secte », ou encore l’aventurisme des « gauches rouges », responsables des atrocités contre-révolutionnaires de juin 1848, de la réaction versaillaise et de l’intervention militaire contre la révolution russe. Pourquoi ne pas rendre aussi responsables Liebknecht et Rosa Luxemburg des assassinats perpétrés par les corps francs de Noske. La République des conseils de Bavière, de la montée du nazisme ? Les révolutionnaires espagnols, chiliens, ou indonésiens, des coups d’État sanglants de Franco, Pinochet ou Soekarno ?
Cet audacieux tour de passe-passe historique n’a rien d’innocent. Si Octobre est bien un putsch contre-révolutionnaire, le stalinisme en est la conséquence logique et naturelle. Il devient alors inutile d’analyser les périodes et les mécanismes de la contre-révolution bureaucratique. Loin de soutenir une thèse originale, Jean-François Kahn se contente ici de mettre sa plume dans les traces de Furet, Courtois ou Carrère d’Encausse. Les seules révolutions authentiques sont alors les révolutions de velours de la dernière décennie. Comme si ces victoires démocratiques contre les dictatures bureaucratiques ne s’inscrivaient pas, de manière contradictoire, dans le flux de la contre-réforme libérale contre laquelle tempête Jean-François Kahn, lorsqu’il dénonce « le camouflage moderniste d’une régression absolue ».
Ces contorsions aboutissent à lancer le produit fort énigmatique du « centrisme révolutionnaire » : une révolution du centre, du mitan, du juste milieu. Cette révolution tourne autour de trois idées.
Elle consiste d’abord en un « recentrage radical » ; elle commence par la contestation d’une centralité et s’achève par « le remplacement d’un centre de pouvoir par un autre ». La géométrie remplace ici le conflit social (Marx parlait concrètement du remplacement du pouvoir d’une classe par une autre). Ainsi auraient été successivement défaites la centralité divine au profit de la centralité humaine, puis la centralité monarchique au profit de la centralité populaire. Quelle « centralité » renverser aujourd’hui, si ce n’est celle du Capital fétiche ventriloque, et non seulement de l’argent-roi qui n’est qu’une de ses manifestations phénoménales ?
Elle part d’une résistance à l’intolérable plutôt que d’un idéal abstrait. Son image, disait déjà Walter Benjamin, est celle de l’arrêt de la catastrophe, non celle de la locomotive lancée à pleine vitesse sur les rails du progrès. À contretemps, intempestive, entre déjà-plus et pas-encore, elle surgit quand on ne l’attend pas et l’emporte exceptionnellement par effet de surprise : il n’est pas de chroniques des révolutions annoncées. La dynamique révolutionnaire est à la fois sociale et politique (démocratique et nationale) : les révolutions ont eu quelque chance de victoire lorsqu’elles ne se sont pas contentées de satisfaire les intérêts sociaux d’une classe exploitée, mais sont parvenues à résoudre une crise d’ensemble de la société.
Invitant à « repenser la Révolution » sur ces bases, Kahn indique qu’elle devra conjuguer l’aspiration démocratique à restaurer la souveraineté populaire et l’autonomie du politique ; l’aspiration sociale à égaliser les chances et satisfaire les besoins ; l’aspiration universaliste contre les appartenances exclusives et les intolérances vindicatives. À ce niveau de généralité, le débat ne fait que commencer. La quatrième aspiration, « l’aspiration nationale » est plus problématique. S’il a constitué l’horizon stratégique de la pensée révolutionnaire et des luttes pour le pouvoir politique depuis deux siècles, ce cadre national est désormais trop étroit et lourd de menaces régressives s’il ne s’élargit pas aussitôt au niveau continental et international. Si la révolution peut encore commencer sur l’arène nationale, elle ne peut se développer que de transcroître en révolution mondiale ou « mondialisée ».
1999, parution inconnue