Ce texte, écrit pour Viento Sur, revue espagnole, à l’occasion du trentième anniversaire de Mai 68, intervient alors que la Ligue communiste engage un débat sur un éventuel changement de nom ; débat qui ne sera pas véritablement tranché.
À l’automne 1968, l’heure vint de baptiser nos attentes printanières et de donner un nom propre à notre conspiration. Touchant à l’ordre symbolique, ces définitions identitaires sont généralement l’occasion d’empoignades tumultueuses.
Curieusement, il n’en fut rien.
Le choix parut tout naturel. Il se fit simple, sans débat.
Comme si cela allait de soi :
« Ligue communiste », tout simplement.
Communiste ? Ce fut l’évidence même.
Le retour à la source, lorsqu’en 1840 le banquet de Belleville ajouta à la devise républicaine le mot de communisme, « le nom secret, écrivit alors Heinrich Heine, de cet adversaire formidable qui oppose le règne des prolétaires dans toutes ses conséquences au régime actuel de la bourgeoisie. » Un mot de passe et de reconnaissance, en somme. Nous entendions, par-delà les décennies de cauchemar stalinien, renouer avec ce communisme des origines, très précisément ressuscité par l’épopée tragique de Che Guevara. Pas question alors de confondre cet héritage de l’initial communiste, ce projet de partage et d’en-commun, auréolé du martyrologue de la Commune de Paris, avec le cauchemar glacé de la réaction stalinienne. Il s’agissait au contraire de l’arracher à sa négation bureaucratique, pour relancer les dés de l’espérance et interdire une confusion qui ajouterait à la défaite politique la débâcle intellectuelle et morale.
Ligue ? Cela parut tout naturel.
« Parti » parut trop prétentieux pour une petite (et jeune) minorité agissante désireuse de faire ses preuves. « Organisation » était trop technique, administratif, vaguement bureaucratique. Mouvement, trop fluide, trop vague, trop flou.
Ligue, c’était un mot des commencements, un mot du petit matin, une manière de se mettre en marche. Il évoquait les origines, la Ligue des Justes, celle des communistes (ce pluriel eut, du reste, été bienvenu). Il affirmait la possibilité de recommencer, de repartir d’un bon pied et d’un bon pas.
Et puis, il était chargé de ce parfum de secret et de connivence. Une manière de serment, une façon de se lier, de faire lien, de se liguer contre le vieil ordre des choses, à la manière des ligues hérétiques du Moyen-Âge, du Bund des ghettos juifs opprimés, des ligues paysannes du Brésil.
D’après le dictionnaire Robert, la Ligue, c’est l’alliance plus ou moins durable entre plusieurs pour défendre des intérêts communs et poursuivre un projet concerté. Un pacte de solidarité et de réciprocité entre égaux et égales. Une cabale, un complot, une conjuration. En tout cas, une entreprise subversive, un acteur stratégique. Dans L’École des femmes, Molière évoque « leurs ligues offensives et défensives ».
Il existe, certes, des ligues plus paisibles (contre le cancer ou des droits de l’homme), et même des ligues peu recommandables (celles en France de l’extrême droite dans les années trente). Mais, en 68, il n’y eut ni méprise ni équivoque. Ce fut une affaire générationnelle. Un nom de jeunesse et de renaissance pour les enfants du Che et du Vietnam, pour les rejetons de 68 à Paris, Mexico ou Prague. Ligues et Ligas se mirent à fleurir, communistes, marxistes, socialistes, révolutionnaires, de l’Amérique latine au Japon.
En France, la Ligue est devenue un petit nom familier, souvent affectueux. La Ligue tout court, comme un diminutif amical. Y avoir été, en avoir été, ou proche, est devenu un signe de reconnaissance. Une carte de visite. Presque une référence de prestige (pour le meilleur mais aussi pour le pire). Au point que les anciens de la Ligue soient parfois perçus comme une franc-maçonnerie bizarre qui perpétue des liens occultes de solidarité. Rien de tel pourtant. Il y a eu le lot des renoncements et des renégations, les ruptures franches, les arrachages douloureux à la glu générationnelle qui colle artificiellement ce qui n’a plus de raison d’être ensemble.
Simplement, la plupart des séparations se sont faites sans mépris, sans excommunications. Nous nous sommes tant aimés ! Et le plus étonnant, c’est que, pour la plupart, nous nous aimons encore.
Seulement, les temps ont changé. Celui des Ligues est sans doute révolu. Trente ans, c’est déjà long. Un bon bail de fidélité. La plupart se sont éteintes ou dissoutes. Ayant survécu à deux interdictions policières (en 1968 et 1973) la Ligue communiste en France, qui fut l’une des premières est l’une des dernières. Le siècle court s’est achevé.
Le livre n’est pas fini, mais une page est tournée. Peut-être est-il temps de muer et d’embarquer pour de nouvelles aventures.
« Changer de nom » n’est jamais une affaire simple (ainsi que le prouve le beau livre de Nicole Lapierre1 du même titre).
« Un complot nous manque », dit le poète Jean-Christophe Bailly (un ancien de la Ligue, lui aussi). Il ne manquera pas longtemps. Nous en trouverons.
Et même des complots multiples, des conspirations et des conjurations. Déjà, les liens se tissent à nouveau. À nouveau, on se ligue, dans les marches européennes des chômeurs ou des femmes, dans les manifs de Seattle et de Washington, dans les contre-sommets de Davos ou du G7, dans les conciliabules de la toile électronique.
En réalité, le complot n’a jamais cessé.
Et nous trouverons bien les mots qu’il faut, nouveaux ou pas, pour le dire.
1998, Viento Sur
Documents joints
- Nicole Lapierre, <em>Changer de nom</em>, Paris, Stock, 1995 ; édition revue et augmentée, Paris, Gallimard, Folio Essais, 2006.