Est-il un bon usage des anniversaires ? Peut-être l’occasion, non d’une pieuse commémoration, mais d’une remémoration active ; l’invitation à renouer le fil, à célébrer non point le centième, ou le cent-cinquantième, mais le « zéroième » anniversaire toujours recommencé de l’événement en sa prime fraîcheur.
Ainsi du Manifeste du Parti communiste, pour ses cent cinquante ans.
Ce qui étonne encore, c’est ce ton si jeune, cette mise en route matinale, cette présence d’un texte qui n’appelle pas au retour, à la rumination d’un passé révolu, mais invite au départ et à la découverte, qui plonge dans l’avenir la pointe de ses peut-être.
Les gazettes du jour sont pleines des rumeurs de la « mondialisation », terme incertain, approximatif, qui désigne en réalité la planétarisation accomplie des rapports marchands, le règne absolu du fétichisme de la marchandise : « Par l’exploitation du marché mondial, la bourgeoisie donne un caractère cosmopolite à la production et à la consommation de tous les pays. Au désespoir des réactionnaires, elle a enlevé à l’industrie sa base nationale. Les vieilles industries nationales ont été détruites et le sont encore chaque jour. Elles sont supplantées par de nouvelles industries, dont l’adoption devient une question de vie ou de mort pour toutes les nations civilisées… À la place des anciens besoins, satisfaits par les produits nationaux, naissent des besoins nouveaux, réclamant pour leur satisfaction les produits des contrées et des climats les plus lointains. À la place de l’ancien isolement des provinces et des nations se suffisant à elles-mêmes, se développent des relations universelles, une interdépendance universelle des nations. Et ce qui est vrai de la production matérielle ne l’est pas moins des productions de l’esprit. Les œuvres intellectuelles d’une nation deviennent la propriété commune de toutes. L’étroitesse et l’exclusivisme nationaux deviennent de jour en jour plus impossibles ; et de la multiplicité des littératures nationales et locales, naît une littérature universelle. » Les auteurs du Manifeste voyaient loin, et profond.
Ils saisissaient à la source non le mouvement des apparences et les effets de surface, mais la logique interne, le ressort caché de l’accélération historique : l’extraordinaire dynamisme du capital lui-même et du conflit de classe qui l’accompagne. La publication du Manifeste est de février 1848, sa rédaction date des dernières semaines de 1847, dans l’imminence de l’événement annoncé. Quelques mois plus tard, en juin 1848, la figure des révolutions futures est enfin dévoilée. La lutte des classes mise à nu casse en deux l’histoire du monde. Le Manifeste est l’énoncé le plus clair de cette cassure, son expression politique et historique. Il ne faut pas y chercher en revanche une théorie des classes, dont l’élaboration parcourt de part en part la patiente élaboration du Capital, pour apparaître à sa place, au terme des procès de production, de circulation, de reproduction d’ensemble, sous forme d’un chapitre… inachevé. Les classes antagoniques ne sont donc pas données une fois pour toutes suivant une sociologie sommaire. Elles sont déterminées par la lutte même et soumises aux métamorphoses du travail, de la technique, du rapport salarial. La question plus vaste, dont en revanche nous héritons, est bien de savoir si la représentation du monde liée à ces rapports de classe reste aujourd’hui actuelle, c’est-à-dire si elle produit une meilleure intelligibilité des phénomènes actuels que d’autres paradigmes proposés (celui de la nation, de l’écologie, de la famille par exemple). Nous demeurons convaincus que, si la lutte de classe n’épuise pas les formes complexes de la conflictualité sociale contemporaine, elle n’en fournit pas moins un fil conducteur sans équivalent pour débrouiller les mystères d’une histoire tourmentée.
Où le Manifeste nous laisse sur notre faim, c’est lorsqu’il aborde l’expression du conflit social dans le langage propre de la lutte politique. Les auteurs s’en tiennent ici à des formules générales sur « la constitution des prolétaires en classe dominante », assimilée à « la conquête de la démocratie ». Dans sa préface de 1890, Engels indique seulement : « Pour la victoire définitive des propositions énoncées dans le Manifeste, Marx s’en remettait uniquement au développement intellectuel de la classe ouvrière, qui devait résulter de l’action et de la discussion communes. » Comme si le développement sociologique du prolétariat déterminait mécaniquement son émancipation politique, en dépit de la réification et du fétichisme de la marchandise. L’histoire douloureuse de notre siècle finissant a mis à mal cet optimisme associé aux illusions du progrès et aux tentations scientistes caractéristiques du XIXe siècle.
Quant aux propositions programmatiques du Manifeste, si Engels précise qu’il ne faut pas leur accorder plus d’importance qu’elles n’en méritent – des pistes, des propositions, des orientations, non un catéchisme communiste – elles n’en tournent pas moins autour de la question fondatrice de tous les courants socialistes, par-delà leurs différences et leurs désaccords : celle de la propriété : « Ce qui caractérise le communisme, ce n’est pas l’abolition de la propriété en général, mais l’abolition de la propriété bourgeoise. Or, la propriété bourgeoise est la dernière et la plus parfaite expression du mode de production et d’appropriation basé sur des antagonismes de classes, sur l’exploitation des uns par les autres. En ce sens, les communistes peuvent résumer leur théorie dans cette formule unique : abolition de la propriété privée ». C’est pourquoi, « dans tous ces mouvements, ils mettent en avant la question de la propriété, à quelque degré d’évolution qu’elle ait pu arriver, comme la question fondamentale du mouvement ».
Les formes de la propriété ont connu des transformations. De multiples combinaisons entre propriété privée et propriété sociale ont été expérimentées. De riches leçons peuvent être tirées de ces expériences heureuses ou malheureuses. Une chose cependant demeure : nul projet d’émancipation renouvelé ne pourra éviter de remettre sur le tapis cette question cruciale de la propriété qui est à la source du socialisme.
Archives personnelles, 1998