Cette dernière fonction crève les yeux. À parcourir le dédale d’un rayon de jouets, il apparaît même que l’initiation devient inculcation, embrigadement par le jouet : blocs électroménagers miniatures, trousses de couture (appelées « comme maman »), panoplies d’hôtesse de l’air et d’infirmière, d’un côté ; panoplies de gendarme et de soldat, garages et voitures de toutes sortes, de l’autre.
Bien. Les adultes donnent aux enfants un microcosme de leur propre société, soit pour les préparer à l’accepter, soit pour régner eux-mêmes sur un monde miniaturisé dont l’original leur échappe ; l’histoire des messieurs sérieux jouant au train électrique n’est pas une blague de bandes dessinées. Les fabricants de jouets l’ont aussi compris. Certaines firmes ont ainsi constaté, dans leurs études de marché, qu’en matière de jeux de construction, la petite maison individuelle ou le chalet se vendent mieux que les grands immeubles. Non que les enfants soient spontanément attachés aux petits rideaux, au jardinet et à la cheminée qui fume. Simplement parce que les parents projettent sur les jouets de leur progéniture leur propre idéal pavillonnaire.
Ainsi, à travers le jouet, ce sont des adultes qui la plupart du temps s’adressent aux adultes acheteurs, par-dessus la tête des enfants.
Le mécanisme, déjà clair, devient flagrant, grossier même, au rayon des jeux de société où s’entassent roulettes et monopolys. Parmi les nouveautés plus sophistiquées, deux jeux sur le thème des compétitions sportives (« Olympic 72 » et « champions »), un tiercé miniature (« Ascott »), une série de jeux stratégiques… Et, au hasard de cet inventaire, un jeu intitulé « vente aux enchères », pour enfants à partir de huit ans. La notice définit ainsi le but du jeu : « Tirer de transactions sur les tableaux de maîtres le maximum de profit. Parmi d’authentiques chefs-d’œuvre, quelques copies dont il faut se débarrasser astucieusement. »
Ni plus, ni moins Autrement dit, une école de filouterie et de spéculation, ou le mot fétiche de profit est lâché.
À cette première fonction, de récupération et d’embrigadement de l’enfance, il faut en ajouter une autre, plus pernicieuse. Les enfants en bas âge des deux sexes partagent facilement les mêmes jeux et les mêmes jouets, les prétextes à l’exploration imaginaire leur sont communs. Plus tard, au moment ou l’école primaire sépare filles et garçons souvent mêlés par la maternelle, le jouet devient brutalement l’un des instruments de ségrégation sexuelle : au garçon le fusil, la panoplie de cosmonaute, les voiliers et les grands horizons ; à la fille, la machine à coudre, la batterie de casseroles, la cuisine et la poupée qui pleure et dit maman quand on lui prend sa sucette… Au garçon le bonhomme articulé « Big Jack », carré et musclé, avec ses tenues de pilote de course, de basketteur, de commando. À la fille la poupée mannequin Barbie avec sa garde-robe et ses faux cils.
En général, les jouets oscillent entre l’infantilisation de l’enfance, adaptée à l’idée que s’en font les adultes, et une adaptation étriquée des enfants à la société qui les attend. La place laissée à leur propre imagination, à leur propre créativité est des plus réduite. Les sociologues ont souvent constaté que plus les jouets étaient perfectionnés, fidèles à leur modèle, plus la désaffection est rapide : ils se prêtent trop peu au remodelage. Les constructions à partir de boîtes en carton ou d’éléments en plastique mobiles se prêtent beaucoup mieux au jeu que les maisonnettes léchées avec des sapinettes autour. Les capsules de bouteilles bariolées sont propices à l’invention de jeux stratégiques multiples et changeants, mieux que les coffrets de jeux soigneusement codifiés.
Non seulement la plupart des jouets sont des prisons à rêves mais, dans certains cas, ils deviennent prétexte à transaction, comme les voitures d’occasion et les rasoirs usagés. Ainsi, la fameuse poupée Barbie, partie des États-Unis, a conquis le monde : elle a été vendue à douze millions d’exemplaires sur tous les continents. Aux États-Unis, ses fabricants, Mattel Inc., lançant un nouveau modèle perfectionné ont, pour promouvoir les ventes, proposé la reprise des vieilles poupées en échange des nouvelles, moyennant monnaie bien sûr. C’en est fini de la longue complicité des enfants avec leurs jouets favoris.
Il faut ajouter à tout cela que les jouets constituent une fructueuse source de profits, présents et futurs, pour ses fabricants. En plus du marché qu’ils représentent (un jeu de société coûte entre 50 et 120 francs, une poupée plus de 50 francs, une voiture téléguidée 80 francs et bien au-delà), ils créent des habitudes de consommation pour l’avenir. Ce n’est pas pour rien que certaines firmes fabriquent une version jouet de leurs produits, comme les fers à repasser Thomson, par exemple.
Certes, il existe une série de jeux socio-éducatifs dont l’intérêt peut se discuter. Mais il faut bien reconnaître qu’à ce jour, les parents « de gauche », « progressistes », y compris ceux du PCF dans le cadre de la coexistence pacifique, se manifestent surtout par la prohibition des jouets de guerre, des armes diverses. Autrement dit, en matière de jouets, dans le chapitre des idées reçues, progressisme s’identifie à pacifisme. Alors que la familiarisation avec des armes réduites, miniatures, ou imitation, est en général moins nocive que l’embrigadement organisé par l’univers du jouet conçu par les adultes. A leur propre image, l’image de leur société d’exploitation et d’oppression.
Rouge, 4 janvier 1974
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