N’ayant pas eu le temps de préparer correctement le CEI (comité exécutif international), je prends néanmoins le risque de mettre ces quelques notes par écrit pour faire avancer si possible la discussion, fût-ce d’un millimètre. Et en précisant qu’il s’agit non d’une position mûrie et arrêtée, mais d’une réflexion à voix haute, dans le cadre d’une situation qui change vite.
I. Survol d’un vieux problème
1. Concernant le projet initial et la démarche de constitution de la IVe Internationale, je ne reprendrai pas dans ces notes, les éléments publiés dans le rapport sur « les années de formation ». Je soulignerai seulement quelques caractéristiques. Ce combat pour la fondation de la IV est marqué par l’idée que la crise de l’humanité se réduit à la crise de direction révolutionnaire. Ce qui à l’époque est vrai dans une certaine mesure (même si une telle formule me pose depuis longtemps problème).
Il existe alors dans plusieurs pays un fort mouvement ouvrier organisé, des partis communistes de masse, des partis sociaux-démocrates de masse, une gauche socialiste. La force propulsive de la révolution d’Octobre continue à opérer malgré la contre-révolution stalinienne. Il existe une culture révolutionnaire partagée par une avant-garde large. On discute de la stratégie mais l’objectif du socialisme est largement réaffirmé. La continuité des générations n’est pas encore brisée. On peut même penser que la tradition bolchevique reste vivante en URSS à large échelle malgré les purges et les déportations, etc.
Dans ce contexte, l’idée que trois courants (programmatiquement) fondamentaux s’affrontent (staliniens, sociaux-démocrates, marxistes révolutionnaires) n’est pas saugrenue : les forces ne sont pas égales, mais les chances peut-être. En tout cas, dans la perspective de plus en plus précise d’une nouvelle guerre mondiale, il n’est pas absurde (dans la vision du monde de l’époque) de penser que le stalinisme n’y résistera pas et qu’une poussée révolutionnaire comparable à celle qui a suivi la Première Guerre mondiale produira des regroupements de même ampleur. En abordant cette épreuve avec des organisations délimitées, claires programmatiquement, elles pourraient connaître des transcroissances du type des bolcheviques ou des spartakistes, dans de meilleures conditions.
2. La guerre a bien été suivie d’une vague révolutionnaire (Chine, Yougoslavie, Grèce…). Mais le stalinisme ne s’est pas effondré (« on ne demande pas des comptes aux vainqueurs » ; cf. le livre de Vasily Grossmann). Il a reçu au contraire une nouvelle forme de légitimation (la victoire contre le nazisme), avec extension de sa domination au camp socialiste et partage du leadership mondial (Yalta).
Certains en ont conclu que le projet de construction de la IV devenait caduc, le pronostic sur lequel il reposait ayant été démenti. En réalité, le projet reposait non sur un pronostic (qui a pu exister mais qui n’est que second) mais sur un programme.
Non un dogme, mais la synthèse des grandes expériences de l’entre-deux-guerres : révolutions russe et allemande, lutte contre le fascisme, révolution chinoise, fronts populaires, contre-révolution bureaucratique et stalinisme. Les textes fondateurs (les onze points de l’Opposition de gauche et le Programme de transition) en tirent les enseignements. Dès lors qu’il n’y avait pas de nouvel événement fondateur, de nouveaux axes programmatiques, de dépassement de la IV, il s’agissait de redéfinir le projet, non de l’abandonner. Et (bien que cela n’ait pas valeur de preuve) toute tentative pour échapper à la marginalité par d’autres voies a conduit à des échecs retentissants (ou discrets).
3. Le fil conducteur était donc la continuité programmatique et organisationnelle, pour une marche triomphale dans la meilleure hypothèse, pour la résistance dans la pire. Ce fut la pire. Cette situation imprévue, a posé un problème nouveau de construction pour une Inter née dans des conditions inédites (voir les objections des Polonais au congrès de fondation) : pas dans un mouvement révolutionnaire ascendant, mais dans une situation de défaite ; sans section de masse, mais avec des petits groupes de résistance guettés par le sectarisme et le pourrissement interne ; en rupture au nom du léninisme avec la problématique des deux premières Internationales. À partir de l’après-guerre l’Internationale n’a donc cessé de se débattre dans une contradiction réelle :
– tentation de se galvaniser par un optimisme prophétique : l’histoire nous rendra justice (impliquant une discutable philosophie de l’histoire, conçue comme un progrès entrecoupé de « détours » et de « retards ») ; les forces productives ont cessé de croître (version lambertiste) ; déterminisme sociologique appliqué aussi bien à la révolution permanente qu’à la révolution politique (la conscience devrait nécessairement finir par rejoindre l’existence de la classe, la volonté subjective par s’aligner sur les intérêts objectifs). C’est grosso modo la position : les masses finiront bien par venir au programme.
– tentation pabliste de se fondre dans le mouvement réel de la classe (entrisme). C’est la position : si les masses ne viennent pas au programme, le programme ira aux masses.
4. On peut voir là une (auto) critique d’une part de notre héritage, mais aucune dérision. Il était difficile de tenir et il fallait le faire. Pour un lecteur des vieux textes, vues d’aujourd’hui, les années cinquante apparaissent entre la scission et la réunification comme une traversée du désert avant l’oasis. L’écart n’a jamais été aussi grand entre les fameuses conditions objectives qui continuent de mûrir et le facteur subjectif toujours aussi défaillant. Les idées de semi-conscience et d’étape centriste dans le développement de la conscience de classe sont censées colmater la brèche. L’histoire semble se dégeler (Vietnam, Algérie, Pologne-Hongrie, XXe congrès, Cuba…) et surtout se reconstituer l’unité perdue de la révolution mondiale. Le congrès de réunification repose sur les prémisses de cette convergence des trois secteurs : révolution coloniale (Algérie, Cuba), révolution politique (Hongrie, Pologne), remontée dans les centres impérialistes (grèves belges). Le trépied est un peu bancal, mais mis en perspective, il fait bonne figure. Symboliquement, 1968 confirme et amplifie la dite dialectique : offensive du Têt vietnamien, Printemps de Prague, Mai français… Notre heure est en train de sonner. D’où le nouveau balancement entre objectivisme et activisme-volontarisme caractéristique du IXe congrès mondial1 et des années suivantes.
5. Avec le coup d’arrêt à la montée en Europe (coup au Portugal, transition pactée en Espagne, division de la gauche en France, défaite travailliste en Grande-Bretagne), la fin des années soixante-dix marque un nouveau tournant. La dialectique des trois secteurs tend à nouveau à se désarticuler. L’hypothèse de la percée (autour de la Bolivie, de l’Espagne ou d’ailleurs) hier caressée comme la solution enfin trouvée, s’éloigne à nouveau. Le XIe congrès n’aura pas lieu à Barcelone ! Le problème de la perspective de construction se pose à nouveau. Essoufflés par une empoignade sans issue les protagonistes du débat des IXe et Xe congrès font la trêve du caucus. C’est l’accalmie factionnelle et l’accord majoritaire pour le XIe congrès mondial. Accord, à relire les textes, largement à contre temps :
– il part de la centralité retrouvée de la lutte des classes dans les pays industriels (au moment où on commence à ressentir dans les pays impérialistes les effets sociaux de la crise, et au moment des poussées en Iran et au Nicaragua…), pour en déduire le retour en force du modèle classique et du programme trotskiste orthodoxe qui en est la meilleure traduction ;
– ce fil directeur sous-tend avec une certaine logique la perspective organisationnelle centrale de la percée par l’unité du mouvement trotskiste qui permettrait la formation de petits partis des dix mille en France, au Brésil et en Argentine au moins ;
– enfin, il entretient une certaine cohérence avec le volontarisme organisationnel du tournant vers l’industrie : le rapport Barnes voté par le congrès mondial ne prétend pas corriger par des mesures prudentes un déséquilibre sociologique des sections, mais répondre à un pronostic de radicalisation dans les métropoles impérialistes. Le dispositif sera complété au CEI de 1981 par le document sur les organisations de jeunesse.
6. La question de l’entrisme dans le Labour se repose à la même époque dans la section britannique (ce qui est toujours symptomatique de la situation). Plus généralement, la contradiction est à nouveau béante entre des conditions objectives qui n’en finissent pas de mûrir et un facteur subjectif toujours aussi immature. Si la crise de l’humanité se réduit toujours (depuis cinquante ans) à la crise de sa direction, comment nos bonnes volontés n’ont-elles pas réussi à la résoudre.
Cette contradiction dans les termes de la question nourrit sans aucun doute l’âpreté chronique des débats, les soupçons de trahison, etc. Puisque les lois de l’histoire sont plus fortes que les appareils, comme le dit le programme historique, si elles n’ont pas triomphé, c’est qu’il y a de la capitulation ou de la trahison en la demeure. Périodiquement, une section ou un dirigeant pense avoir trouvé la potion magique et préfère tenter sa chance : puisque les conditions risquent de devenir blettes à force de mûrir ! Il aurait fallu sans doute poser la question en d’autres termes, examiner de plus près le lien entre le sujet et l’objet, l’unité-différence entre le deux. Mais c’eut été une révolution culturelle.
II. Tentative de redéfinition
7. Les CEI de 1981 et 1982 prenaient acte correctement de la contre-offensive impérialiste impulsée par l’administration Reagan après les événements d’Iran, d’Afghanistan, de Pologne, d’Amérique centrale. En revanche, les effets sociaux et politiques de la crise en Europe capitaliste demeurent masqués par la victoire électorale de la gauche en France en 1981 et les illusions qu’elle a nourries notamment dans la section française.
Du point de vue de la construction de la IVe Internationale, la révolution nicaraguayenne a suffi à faire voler en éclat la perspective d’unification du mouvement trotskiste ! Les axes du XIe congrès mondial sont donc déstabilisés aussitôt qu’approuvés. Les directions du SWP et de la section australienne réagissent en cherchant une nouvelle réponse. En termes d’orientation, face à la contre-offensive impérialiste et le recul du mouvement ouvrier dans les centres impérialistes, elles s’engagent (avec des différences) dans une dynamique campiste (Afghanistan, Iran, Malouines, Pologne), et en termes de construction elles ciblent sur la « fusion avec le courant castriste ». La « majorité », pour sa part, en même temps qu’elle met en place les réunions de bureaux politiques (BP) latinos et européens (1981-1982), ouvre l’école d’Amsterdam (1983), initie les camps de jeunesse européens (1984), essaie de développer la presse internationale, essaie de redéfinir la fonction de l’Internationale dans la nouvelle étape de construction. C’est cette discussion qui trouve son expression dans les débats et documents du XIIe congrès.
8. Ces documents enregistrent l’idée que la crise de direction révolutionnaire ne peut plus être posée dans les termes des années trente. La crise de direction ne se réduit pas à une crise de l’avant-garde et au remplacement d’une direction faillie par une relève intacte. La recomposition nécessaire ne se réduit pas à des changements de rapports de force dans le mouvement ouvrier organisé. Ce qui est nécessaire c’est une réorganisation sociale, syndicale, politique du mouvement ouvrier à l’échelle internationale. À moins de « nouvelle expérience ou de nouvel événement fondateur », nous disons alors qu’il s’agira d’un processus inégal et prolongé, tout le problème consistant à faire qu’il soit le plus combiné possible. Pour cette tâche, la IV peut être un outil efficace, mais non (comme Trotski avait pu l’envisager lors de la fondation), l’héritière directe et légitime d’Octobre et l’alternative quasi naturelle à la faillite du stalinisme et de la social-démocratie :
« En l’absence d’événements de portée mondiale susceptibles de bouleverser les rapports de forces entre les classes et de déterminer un réalignement général des forces politiques, la recomposition du mouvement ouvrier international restera donc lente, inégale, et profondément différenciée… L’heure n’est ni à la proclamation abstraite d’une Internationale de masse, ni à la recherche de raccourcis quelconques sur cette voie. Nous ne sommes qu’au début de transformations profondes et durables dans le mouvement ouvrier. Nous devons les aborder en combinant la construction de la IV telle qu’elle est et la collaboration avec les forces d’avant-garde en évolution dans les différents pays et continents. C’est ainsi que nous préparerons au mieux les conditions pour la formation d’une véritable Internationale révolutionnaire de masse… La IV constitue à l’heure actuelle le seul regroupement international organique d’organisations révolutionnaires. Son combat s’inscrit dans la lutte pour la reconstruction d’une Internationale révolutionnaire de masse, qui ne saurait se réduire à la simple extension de ses propres forces. Cet objectif ne peut être atteint qu’au terme de profondes transformations au sein du mouvement ouvrier international, sous l’effet d’événements majeurs. »
Le rapport écrit adopté mesurait les difficultés sur cette voie en soulignant notamment la désarticulation déjà perceptible entre les trois secteurs de la révolution mondiale :
« S’il y a, dans les années à venir, des explosions dans les trois secteurs de la révolution mondiale, et en particulier dans les pays dominés, la dialectique entre eux, leur combinaison, ne joue pas automatiquement […]. La perspective réelle est celle d’un processus long et complexe de reconstitution d’une avant-garde à l’échelle internationale. Rien ne permet aujourd’hui de prévoir un grand saut brutal entre la IV telle qu’elle est et une Internationale de masse. Le plus probable est au contraire une bataille prolongée, avec la multiplication de cas particuliers, nationaux et régionaux, qui tendront à remettre en cause le cadre unifié de l’Internationale. C’est à cette bataille qu’il faut nous préparer. »
Cette tendance s’est vérifiée et amplifiée au-delà de ce que nous envisagions.
9. Comment entendions-nous nous y préparer. Les évocations souvent allusives, orales ou écrites, du XIIe congrès tendent généralement à oublier la cohérence de la démarche proposée, pour n’en retenir, tantôt qu’un encouragement sans rivages aux opérations tactiques audacieuses, tantôt qu’une tentation de liquidation par affaiblissement du centre. En réalité, le rapport présenté et adopté, était long et peut-être insolite parce qu’il abordait deux questions absolument solidaires et complémentaires :
– d’une part la réaffirmation et l’actualisation polémique (face notamment aux débuts de révision de la direction du SWP américain) de la validité de notre programme : après la révolution cubaine, la nicaraguayenne, illustrait la faillite des thèses étapistes de la période stalinienne face aux thèses permanentistes (à condition de revenir aux sources de la révolution permanente et de ne pas tomber dans les caricatures ultimatistes et sectaires du « socialisme pur ») ; à tort ou à raison (cf. débat sur le sujet), la dynamique de la situation polonaise était présentée en défense et illustration de la notion de révolution politique.
– d’autre part des propositions de tâches et de fonctionnement répondant à la nouvelle situation.
Les deux faisaient bien système. Nous insistions sur le fait que nous ne pouvions agir avec audace et prendre des risques dans les recompositions partielles, sans risquer de nous briser les os à chaque pas, que nous étions fermes et convaincus sur le noyau de notre identité programmatique.
10. Plus précisément, les propositions organisationnelles s’efforçaient, bien ou mal, de répondre aux mutations en cours dans la fonction de l’Internationale et de prévenir les tensions qui ne manqueraient pas d’en résulter. Il s’agissait d’éviter la déchirure entre un centre propagandiste et gardien de l’héritage programmatique, d’un côté, et des directions de sections de plus en plus aspirées par l’insertion dans leur réalité nationale et subissant à plein le développement inégal de l’Internationale, dans la mesure où il était prévisible que les rythmes de recomposition ne seraient pas synchrones nationalement et internationalement.
Or, les grands axes programmatiques et identitaires de la révolution permanente et de la révolution politique, s’ils étaient nécessaires comme fondement de l’Internationale, n’étaient pas pour autant suffisants pour définir des orientations stratégiques et politiques pratiques dans tel ou tel pays. D’où un rapport à l’Internationale comme à une source idéologique utile, mais peu utile pour réfléchir sur l’intervention et agir.
En outre, on commençait à percevoir un problème de génération devenu depuis bien plus aigu : il restait un tout petit noyau de cadres d’avant soixante-huit, et une génération plus large de l’après-68, qui commençait déjà elle-même à vieillir sans que nous soyons parvenus à élargir et stabiliser des équipes de direction solides au niveau national : d’où l’écartèlement de la plupart des camarades entre tâches internationales et nationales et le danger de perdre les racines nourricières d’une expérience politique de construction.
11. En clair, et pour des raisons objectives (désynchronisation), nous risquions d’arriver à une situation de friction entre quelques sections en passe de devenir des petits partis significatifs dans leur situation interne et un centre propagandiste aux préoccupations différentes. Nous insistions pour y parer sur le rôle central des sections comme unités de base de l’Inter (conformément d’ailleurs aux statuts du congrès de réunification) et sur un fonctionnement appuyé sur les sections, associant au maximum leurs directions, favorisant l’élargissement d’un réseau de cadres restant insérés dans leurs directions nationales :
– accent mis sur la régularité des réunions du CEI et du SU (secrétariat unifié) plus que sur le bureau ;
– impulsion des réunions de directions régionales ;
– création d’une presse de l’Internationale en anglais, espagnol, polonais…
– camps et stages de jeunes au niveau européen.
12. Entre le XIe et le XIIe congrès mondial, les tendances observées se sont donc vérifiées et amplifiées. Nous avons connu des développements dans certains pays (Brésil principalement, Sri Lanka, en Algérie mais encore très fragile…). Nous avons établi des têtes de pont en Europe orientale et en URSS. C’est ce que reflétait un congrès mondial plus mondial que jamais comme le soulignait Ernest. Mais… Mais ces progrès ne doivent pas masquer la réalité. Dans les pays impérialistes nous avons connu stagnation et recul, avec une situation carrément désastreuse dans les trois principaux pays (États-Unis, Japon, Allemagne). Il n’y a pas eu, dans le cadre du renversement des dictatures, de percée significative dans un seul pays d’Europe orientale (ce n’est pas notre responsabilité vu l’état général du mouvement ouvrier dans ces pays, mais c’est un fait). Dans ces conditions, il n’y a pas de pôle moteur pouvant entraîner une dynamique cumulative, et même de plus grands succès au Brésil ou en Afrique du Sud ne joueraient pas un tel rôle. Les tendances centrifuges continuent donc et de plus en plus de section, dans les turbulences, sont confrontées à des problèmes nationaux de construction passant par les formes les plus variées (fusions ou intégrations en Italie, Colombie, État espagnol, Euskadi, Suisse, Allemagne… ; entrisme en Grande-Bretagne, Parti des travailleurs (PT) au Brésil…). D’autre part, l’usure de la génération de 1968 en termes de direction se poursuit sans qu’ait émergé, malgré les luttes une nouvelle génération politique, permettant une véritable fusion de générations.
13. Mais surtout, le fait nouveau énorme et majeur, c’est le changement de contexte programmatique par rapport au XIIe congrès mondial. Nous envisagions alors un processus de recomposition difficile, long et risqué, mais que nous pouvions aborder de façon offensive sur la base de la fusion de la réalité et d’éléments clefs de notre programme (Nicaragua, Pologne). Or, il y a aujourd’hui, non pas un dépassement sur la base de nouvelles données programmatiques, mais un affaissement et une perte de fonctionnalité relative des anciennes, à la lumière des développements à l’Est, de la défaite au Nicaragua, de la crise à Cuba :
– Révolution permanente ? Dans les termes où se posait le débat des années trente et au-delà, face aux thèses étapistes, le litige est tranché par l’histoire, à notre avantage. Mais le problème n’est plus tant celui des illusions sur la viabilité d’une étape démocratique bourgeoise dans les pays dépendants (encore qu’il ne soit jamais complètement réglé), que celui de la capacité à garder un pouvoir conquis et à conduire une transition dans le cadre des rapports de force mondiaux actuels.
– Révolution politique ? Les événements d’Europe orientale relancent le débat sur la nature des États en question, sur l’existence des fameux « acquis » qui fondaient leur « défense », et donc sur la spécificité de la révolution politique. Dans la plupart de ces pays, la dynamique des luttes est déjà un mélange de la lutte antibureaucratique (pour les libertés démocratiques et contre les privilèges) et (de plus en plus) de la lutte anticapitaliste contre les effets déjà vérifiables de la logique restaurationniste. Dans ces conditions le concept général de révolution politique ne suffit pas à définir une orientation politique concrète et spécifique. D’ailleurs, des mêmes concepts, les diverses variantes de « trotskisme » peuvent aboutir à des conclusions politiques fort différentes, quand ce n’est contradictoire.
– Octobre ? Enfin le mouvement ouvrier renaissant à l’Est, non seulement ne renoue pas spontanément avec la tradition de l’Opposition de gauche et sa lutte contre la montée du stalinisme, mais il ne considère pas à échelle un tant soit peu significative la révolution d’Octobre comme une référence fondatrice et une ligne de partage des eaux toujours actuelle entre réforme et révolution. Les conséquences de ces données à l’échelle internationale sont et seront considérables. D’un côté, il ne s’agit pas d’effacer la mémoire des expériences majeures du mouvement ouvrier, dont les enseignements restent nécessaires à toute entreprise de refondation ; de l’autre le fil de cette mémoire est brisé à l’échelle des masses et même d’une avant-garde qui se reconstituerait à partir d’une pratique nouvelle. Le langage même est atteint.
Dans ces conditions, jusqu’où remonter et où trouver la première pierre sur laquelle se caler ? Entendons-nous. Il ne s’agit pas de liquider mais de comprendre qu’un programme n’est pas atemporel. Sa fonctionnalité est liée à une configuration du mouvement ouvrier. Le nôtre était pleinement fonctionnel face au stalinisme. Il ne l’est plus de la même façon. Et le cours des événements fait (c’est tout à fait normal vu l’ampleur des bouleversements) de nouveaux débats théoriques et programmatiques d’envergure dont les références pratiques sont encore trop embryonnaires pour pouvoir avancer rapidement.
III. Déjà plus et pas encore ?
14. La contradiction est bien là. Notre bagage programmatique n’est pas caduc. Mais il est relativisé. L’accélération des expériences nationales, avec leur dynamique centrifuge, ne doit pas être vue comme le résultat d’une volonté liquidatrice, mais comme un indice bien réel de la situation.
Dans ces conditions « l’unité du mouvement trotskiste » est moins que jamais une perspective de construction. D’ailleurs les autres courants se réclamant du trotskisme seront (sont déjà) confrontés au même problème que nous, et nul ne sait dans quelle direction ils y répondront. En termes d’approche la question est de savoir quelle conclusion pratique tirer de la nouvelle situation. Unité des révolutionnaires ? Il est vrai que certains des clivages d’hier (par exemple sur le capitalisme d’État) perdent aujourd’hui de leur portée pratique. Mais les forces clairement révolutionnaires sont très minoritaires, nationalement, dans la plupart des pays et internationalement a fortiori : leur rassemblement ne modifierait pas qualitativement les données. Et surtout, le critère qui définit des révolutionnaires est lui aussi brouillé. Critère pratique (ceux qui sont du côté des révolutions réelles), mais alors assez vague dans le contexte actuel ? Critère programmatique ? Mais alors on risque de retrouver des critères à la fois très exclusifs et très généraux du point de vue de leurs conséquences stratégiques. Ainsi les points recensés par le texte de la FIT sont justes, mais ils ne suffisent pas à empêcher que des gens s’en réclamant les traduisent par des orientations différentes et même contradictoires dans un pays concret.
15. Partant de l’idée qu’il s’agit d’une période de redéfinition et de refondation, on peut aussi être tenté de généraliser une démarche de type PT au niveau national et international. Il y a bien quelque chose de ça. Idéalement on peut parfaitement imaginer d’exister comme courant ou tendance qui maintient une partie au moins de sa continuité et de ses acquis programmatiques, et faire l’expérience avec des secteurs plus larges de luttes nourrissant une nouvelle gestation de la conscience de classe. Cependant, le problème se pose en termes différents dans des pays où le mouvement ouvrier est en quelque sorte neuf ou à peine renaissant (Brésil, Corée, Afrique du Sud, Pays de l’Est ?), et dans ceux où il est fortement encombré par « l’ancien » même considérablement affaibli (Europe occidentale). Disons que le Brésil apparaît à plus d’un titre davantage comme une exception que comme un modèle, dans la mesure où le PT a tiré son impulsion et sa force de l’industrialisation des années soixante/soixante-dix. En outre, une démarche de type PT ne trouve pas d’équivalent au niveau international. Là, on a affaire soit à des organisations nationales disposées à établir dialogue et liens fraternels, mais certainement pas à se fixer pour le moment l’objectif d’une nouvelle organisation internationale ; soit à des courants programmatiquement définis. Et surtout on ne peut miser sur un développement progressif d’une conscience commune à partir d’expériences communes, mais sur des accélérations et des reclassements brutaux à partir d’événements majeurs.
16. Pour le moment, force est donc de constater la contradiction béante entre des événements majeurs (guerre du Golfe, chute des dictatures bureaucratiques, etc.), qui esquissent une nouvelle situation mondiale par rapport à celle issue de la Seconde Guerre mondiale, et l’incapacité à y apporter, en termes de projet, une réponse globale à la hauteur des besoins. Cette contradiction renvoie probablement à une question aux implications multiples. Nous disions dans le document du XIIe congrès, que nous pouvions nous penser comme courant et travailler sans sectarisme ni fausse modestie à préparer les reclassements d’envergure nécessaires en multipliant le dialogue, les rapports, la collaboration pratique avec d’autres courants (réunions régionales, campagnes communes, utilisation d’Amsterdam – à constater que ce ne fut significativement le cas que là où nous avions des sections respectées, Amérique latine, ou bien à une échelle très modeste, là où le mouvement révolutionnaire est embryonnaire et très fragmenté, pays arabes et Europe de l’Est). Nous disions aussi qu’il n’y aurait d’accélération que sous le choc de nouveaux événements de portée internationale. Ces événements sont en cours et ils ne produisent pas l’effet escompté. C’est probablement qu’il s’agit d’événements qui balaient une part néfaste du passé, sans constituer pour autant une nouvelle expérience révolutionnaire pour les masses. Nous sommes dans le moment du négatif. Pourquoi ? C’est sans doute une longue histoire qui mérite d’être éclaircie et qui touche aussi bien des aspects d’analyse politique concrète (abordée dans les documents du dernier congrès mondial), que des questions théoriques à rouvrir.
17. Dans l’immédiat, on peut donc seulement enregistrer la contradiction et tracer une démarche : maintenir et développer dans la mesure du possible l’outil existant en nous déclarant prêts à faire une expérience commune avec d’autres sous certaines conditions, et à en explorer la possibilité par voie de rencontres, réunions bilatérales, conférences, campagnes ou initiatives communes. Pour agir plus dans ce sens, il faudrait sans doute avoir l’ambition (et les moyens) de quelque chose de plus.
Le dernier congrès mondial a pris de fait un aspect combiné de congrès traditionnel et (dans une modeste mesure) de « conférence ouverte ». L’un d’ailleurs n’allait pas sans l’autre. L’aspect conférence ouverte prend un intérêt parce qu’il y a un congrès, des discussions, des votes, donc un enjeu (si limité et modeste soit-il) et qu’il ne s’agit pas d’une simple rencontre diplomatique. C’est d’ailleurs pourquoi, s’il faut peut-être être moins mégalo, plus sélectif dans les questions traitées, plus raisonnable dans la conception des textes, il est important de maintenir ce cadre contraignant et le minimum de centralisation qui nous distingue d’une simple amicale de groupes. La forme ici aussi fait corps avec le contenu : elle nous oblige à maintenir un cadre de réflexion commun, et non un simple échange de points de vue, face aux événements et aux tâches, pour reprendre la formule consacrée.
En revanche il serait possible de penser davantage et de travailler l’aspect conférence ouverte qui répond à certaines attentes dans la conjoncture actuelle. L’opération des lambertistes cherche à y répondre, à leur manière bien évidemment. Peut-être faudrait-il concrètement faire des congrès plus fréquents (tous les deux ou trois ans maximum), plus limités et plus ouverts à d’autres, voire renouer si l’opportunité s’en présentait avec une démarche du type Bloc des quatre. Dans ces hypothèses, il faudrait aussi envisager les implications pratiques. Par exemple les modalités de participation dans les sections, les modalités actuelles étant pour les plus grosses sections d’ores et déjà inappropriées et démagogiques. Par exemple aussi les implications financières (qui risquent de ne pas être le moindre problème dans un avenir proche).
18. Tout cela n’est possible que si nous développons en même temps un véritable effort d’actualisation programmatique. Ce qui suppose inévitablement un retour sur quelques questions théoriques. Sans prétendre les recenser toutes, quelques urgences s’imposent :
– Une fois encore sur les États ouvriers : la théorie est peut-être la moins mauvaise (celles du capitalisme d’État ou de la nouvelle classe ne se portent pas très bien), mais il y a une accumulation de « faits polémiques » qui peuvent déboucher sur une crise du « paradigme théorique » et une modification des termes du débat. En tout cas, une discussion générale est indispensable sur la base d’une connaissance renouvelée de la réalité à l’Est. Elle nécessitera probablement de reprendre des questions aussi fondamentales que l’État et la démocratie, le statut du droit, etc.
– Au-delà de la référence générale à Octobre, il y a des craquements dans la démarche transitoire et sa pédagogie pratiquée depuis les années trente. Peut-être y a-t-il plus qu’un rapport de simultanéité entre le productivisme bureaucratique et le gigantisme de l’industrialisation stalinienne, d’un côté, et le productivisme capitaliste et les approches planistes ou keynésiennes. Le fait est que devant la débâcle, la pédagogie classique de rupture (nationalisations, contrôle, monopole du commerce extérieur, banque unique) perd de sa force de conviction. D’autant plus que son actualisation butte désormais sur l’interférence immédiate en Europe, entre une stratégie nationale de conquête du pouvoir et l’horizon européen.
– L’écologie.
– La question nationale.
– Enfin, derrière tout cela, il y a les métamorphoses en cours de la production et du travail, avec leurs implications sur la question du « sujet révolutionnaire ».
Or il y a un problème dans notre fonctionnement. Les instances régulières (et c’est normal) ont pour fonction d’impulser des activités, d’éditer la presse, de prendre position sur les grands événements. L’arrière-plan programmatique et théorique est considéré soit comme acquis, soit de l’ordre de la préoccupation et de la réflexion privée. Il n’y a pas de mécanismes ni de lieux de socialisation à ce niveau. Il pourrait y en avoir (Amsterdam, revues), mais ces instruments ne peuvent jouer pleinement leur rôle qu’intégrés à une dynamique collective de réflexion et de discussions, pour lesquelles il n’y a jamais le temps ni l’effort de préparation dans la routine actuelle.
Non daté, 1992 a priori