International Viewpoint : L’apport de Lénine à la pensée marxiste sur l’impérialisme, la question nationale, la stratégie révolutionnaire et la démocratie socialiste est important. Mais lorsque des partis et des groupes révolutionnaires se définissent comme léninistes c’est généralement en référence aux formes d’organisation. Pourtant l’expérience montre que les organisations léninistes ont des pratiques organisationnelles assez variées. Qu’est-ce que le « léninisme » a donc de particulier en termes d’organisation ?
Daniel Bensaïd : Il faut commencer par rappeler que le terme même de « léninisme » est apparu après la mort de Lénine, notamment dans les interventions de Zinoviev au
Ve congrès de l’Internationale communiste. Il correspond à une codification normative d’un modèle organisationnel alors associé à la bolchevisation qui permit, sous prétexte de combattre les mœurs de la social-démocratie corrompue par le parlementarisme, de soumettre les jeunes partis communistes à la tutelle bureaucratique du Kremlin. L’invention du « léninisme » en tant qu’orthodoxie apparaît ainsi, parallèlement à la momification religieuse, constitutive du procès de bureaucratisation. C’est pourquoi j’évite autant que possible d’utiliser cet « isme ».
Maintenant, si l’on essaie de résumer ce qui paraît essentiel dans la conception de l’organisation chez Lénine, je retiendrai deux idées qui me semblent effectivement révolutionnaires pour l’époque et qui restent d’actualité.
La première, qui est au centre de la polémique de Que faire ? et d’Un pas en avant deux pas en arrière, c’est la distinction du parti et de la classe, le rejet de leur identification confusionniste. Cette distinction, novatrice par rapport au marxisme de la
IIe Internationale, implique de penser la spécificité du champ politique, de ses rapports de force, de son langage. Ce champ n’est pas le simple reflet ou le prolongement des rapports sociaux. Il exprime leurs contradictions en les transfigurant, à travers un jeu de déplacements et de condensations (comme diraient les psychanalystes). Je veux surtout souligner que cette distinction du politique et du social, de la classe et des partis, ouvre paradoxalement la possibilité de penser le pluralisme politique : si le parti n’est pas l’incarnation de la classe qui serait sa substance sociale, il devient pensable que la classe soit représentée par une pluralité de partis. Réciproquement, la classe peut se donner des instruments de résistance indépendants des partis. Il ne me semble pas tout à fait accidentel que Lénine ait eu la position la plus juste dans le débat des années vingt sur les syndicats.
La seconde idée essentielle est en rapport avec ce qui apparaît comme une des caractéristiques les plus discutables du « léninisme » : le centralisme démocratique. Dans la mesure où cette notion a surtout été associée au centralisme bureaucratique de l’époque stalinienne, on en retient surtout le centralisme et l’image d’une discipline quasi-militaire. Or, l’aspect démocratique est fondamental. Si, après libre discussion, il n’existe pas d’effort collectif et d’engagement réciproque pour mettre ensemble les décisions à l’épreuve de la pratique, la démocratie d’une organisation reste formelle et parlementaire. Elle se réduit à un échange d’opinion sans véritable enjeu, chacun repartant du forum avec les convictions qu’il avait en arrivant, sans qu’une pratique commune permette de tester la validité d’une orientation.
International Viewpoint : Comment la conception du Léninisme de la LCR a-t-elle évolué depuis sa création (lors de son congrès de 1969) ?
D.B. : Par rapport au mouvement de 1968 et aux fortes illusions spontanéistes qu’il a pu nourrir dans la jeunesse, la fondation de la Ligue communiste comme section de la QI [IVe Internationale], en avril 1969, est le résultat d’un débat très vif portant notamment sur la question de l’organisation. Avec plus de trente ans de distance, ce débat fondateur me semble décisif. Il a permis de créer une organisation qui a su résister au reflux de l’après-mai et aux épreuves des défaites. Cependant un retour critique serait nécessaire. Dans le contexte de l’époque, nous avons eu tendance à fétichiser le parti comme l’adversaire direct de l’État (en nous inspirant d’une lecture discutable de Poulantzas) et nous avons donné à notre « léninisme » un tour quelque peu militariste (ou gauchiste si l’on veut) dans lequel on peut percevoir l’influence de Guevara, de son volontarisme, du rôle attribué aux actions exemplaires. En ce sens, notre interprétation relevait en partie du « léninisme pressé » qu’évoque Régis Debray à propos de l’Amérique latine dans sa Critique des armes.
International Viewpoint : Depuis plus de dix ans, nous avons vu des groupes révolutionnaires se revendiquant du léninisme intervenir dans des formations politiques relativement importantes, comme le Parti des travailleurs (PT) au Brésil, le PCR en Italie ou même, plus récemment, le SSP (Scottish Socialist Party). N’y a-t-il pas un danger pour des groupes léninistes que l’immersion prolongée dans ces partis atrophie leur indépendance politique et handicape leur capacité à opérer comme force politique combattante lors d’une crise révolutionnaire ?
D.B. : Les phénomènes cités représentent des expériences de construction différentes dans des contextes chaque fois spécifiques, allant de la naissance d’un parti ouvrier de masse (au Brésil) à des différenciations issues de vieux partis communistes (comme en Italie) ou des regroupements de courants radicaux. Par-delà leur diversité, ces expériences s’inscrivent dans la situation de redéfinition et de recomposition ouverte par la fin du « court XXe siècle » depuis la chute du Mur de Berlin et la désintégration de l’Union soviétique. C’est seulement le début d’un processus prolongé de mutation et de redéfinition des forces dans les mouvements sociaux.
La notion « d’immersion prolongée » ne me paraît pas appropriée pour parler de ces expériences, dans la mesure où elle semble évoquer les expériences « entristes » des années trente ou de l’après-guerre. La présence de courants révolutionnaires dans le PT n’a rien d’entristes. Elle participe d’une construction pluraliste plutôt comparable à celle des partis de masse avant la Première Guerre mondiale (la notion même d’entrisme n’avait alors pas de sens). Il y a dans ces expériences des contradictions qu’il faut reconnaître et assumer. Un parti comme le PT brésilien est exposé à de fortes pressions dans le sens d’une intégration gestionnaire et parlementaire. En même temps, il permet une accumulation d’expériences sociales à grande échelle. Un courant révolutionnaire risque-t-il de s’y émousser et d’y perdre son âme ? Sans doute. Mais inversement, en restant à l’écart il risquerait aussi de perdre son âme en devenant une secte qui dénonce sans se salir les mains. Entre deux risques, il faut choisir, chercher les meilleurs remèdes (l’éducation des militants) en sachant qu’il n’y en a pas d’absolus : ce que l’on gagne en surface sociale, on le perd en tranchant organisationnel. De toute façon, toute organisation génère ses conservatismes (y compris le parti bolchevique en 1917) et personne ne peut être sûr, en cas de crise révolutionnaire, d’être à la hauteur de la situation : la crise est une épreuve de vérité dont le verdict n’est jamais connu d’avance.
International Viewpoint : Pourquoi le capitalisme ne pourrait-il être renversé par une alliance des mouvements sociaux de masse, organisés autour de projets spécifiques d’émancipation, puisque chacun voit dans le capitalisme son ennemi ? Pourquoi en faire une question de principe ?
D.B. : La question ne me semble pas exactement la bonne. D’une certaine manière, le capitalisme sera renversé par une alliance ou une convergence de mouvements sociaux de masse. Mais même si ces mouvements perçoivent, à partir de leurs projets partiels, le capitalisme comme leur ennemi (ce qui peut être le cas pour le mouvement des femmes ou le mouvement écologiste, et pas seulement pour le mouvement ouvrier), je ne crois pas que tous les mouvements jouent un rôle équivalent. Et tous sont traversés de différenciations et de contradictions qui renvoient à leur position face au Capital comme mode global de domination. Il y a un féminisme naturaliste et un féminisme révolutionnaire, une écologie profonde anti-humaniste et une écologie humaniste et sociale, etc. On peut intégrer les apports sociologiques de Max Weber ou de Pierre Bourdieu sur la différenciation croissante des sociétés modernes et sur la pluralité des champs sociaux.
Si l’on considère que ces champs ne sont pas hiérarchisés mais simplement juxtaposés, alors il peut se nouer des coalitions changeantes entre différents mouvements (les rainbow coalitions sur des thèmes ponctuels), mais il n’y a pas de fondement solide à leur convergence stratégique.
Je crois au contraire que, dans un mode de production particulier (capitaliste), le rapport d’exploitation et le conflit de classes constituent une diagonale qui traverse et unifie les autres contradictions. Le grand unificateur, c’est le Capital lui-même qui se soumet tous les aspects de la production et de la reproduction sociale, qui remodèle la fonction de la famille, détermine la division sociale du travail, soumet à la loi de la valeur le rapport de l’humanité à ses conditions naturelles de reproduction. Si tel est bien le cas, un parti est bien un agent d’unification consciente et non la simple somme de mouvements sociaux.
International Viewpoint : La stratégie léniniste après 1914 était basée sur l’idée que l’impérialisme était entré dans sa phase d’agonie et que par définition c’était une période de déclin du capitalisme. Qu’en est-il aujourd’hui ?
D.B. : Je n’interprète pas cette caractérisation de l’époque comme celle des guerres et des révolutions dans le sens d’un jugement conjoncturel ou d’un pronostic mécanique sur l’effondrement inévitable du système. Rétrospectivement, le XXe siècle apparaît bel et bien comme siècle de guerres et de révolutions. Et le XXIe ne devrait, hélas, pas être très différent de ce point de vue. Les formes de domination impériale changent, elles ne disparaissent pas. L’actualité de l’héritage de Lénine et de Trotski conçue dans un sens critique et non dogmatique est celle du capital et de l’impérialisme eux-mêmes.
International Viewpoint : Plusieurs organisations révolutionnaires qui n’appartiennent pas à la IVe Internationale (comme LO, le SWP et le DSP) ont tendance à critiquer la LCR française pour sa mauvaise organisation et son manque de centralisation politique. Êtes-vous d’accord avec cette idée que l’implication profonde et permanente de la LCR dans divers mouvements de masse a réduit sa capacité de mobilisation rapide pour des campagnes centrales. Et, si c’est le cas, est-ce un choix inévitable dans la situation actuelle ?
D.B. : Il y a une part de vérité. La LCR a résisté à l’épreuve des défaites des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix, essentiellement grâce à son activité de masse dans le mouvement syndical et les mouvements sociaux (chômeurs, féministe, antiraciste). Tout le monde reconnaît en France que le renouveau d’un syndicalisme de combat ou que des mouvements comme AC ou Ras l’Front n’auraient pas eu le même développement sans les militants de la LCR. Dans ce contexte de recul et de résistance, l’utilité immédiate des mouvements sociaux apparaît plus évidente que celle d’une organisation politique qui semble surtout exister comme réseau et boîte à idée. Il en est certainement résulté un relâchement organisationnel et une tendance à la dilution que nous regrettons, et que nous avons commencé à redresser depuis quelques années (disons depuis 1995-1997), mais nous avons préféré ce danger à celui de « la citadelle assiégée ». Lutte ouvrière (LO) a certainement maintenu un patriotisme de parti supérieur, mais le prix est exorbitant : une pétrification sectaire et une incompréhension des mouvements sociaux.
Là aussi, il y a toujours un rapport de tension entre la construction de l’organisation politique et l’intervention dans des mouvements unitaires, entre risque de repli sectaire et risque de dilution. On ne peut éviter ce double écueil par une formule magique. Il faut apprendre à naviguer. Dans une manifestation, LO (si elle y participe…) peut avoir un cortège numériquement plus important que celui de la Ligue, mais les militants de la Ligue sont aussi présents dans leurs cortèges syndicaux, dans Attac, dans Ras l’Front. Nous pensons faire ainsi plus et mieux pour développer « le mouvement réel d’abolition de l’ordre existant » qui définit le communisme.
International Viewpoint : La récente école de formation du SWP « Marxisme 2001 » a eu un vrai succès mais, à cette occasion, on a pu constater une fois de plus que la pyramide des âges des organisations d’extrême gauche européennes est problématique (la majorité des participants avait plus de 30 ans, avec une grosse proportion de plus de 40 ans). Quelle en est la raison ? Que faut-il faire pour améliorer ça ?
D.B. : Ce qui me frappe et me paraît le plus important, avant la composition démographique de ces universités d’été ou des réunions comme les congrès Marx, etc., c’est le regain d’intérêt pour la critique marxiste de la société contemporaine et de la mondialisation capitaliste. Certainement, nous préférerions que l’assistance soit plus jeune, mais le fait que la génération des années soixante, ou du moins une partie significative, ait politiquement survécu aux années Thatcher ou aux années Mitterrand est plutôt un atout pour l’avenir : c’est la possibilité d’une continuité et d’une transmission d’expérience. À partir de là, à nous de faire l’effort pour trouver les voies d’accès aux formes actuelles de politisation de la jeunesse. Car elle existe. Si on ne mythifie pas la radicalisation antérieure à 68, on peut même en voir des signes plus importants dans les mobilisations actuelles sur la globalisation (à comparer avec les luttes d’alors contre la guerre d’Algérie ou contre la guerre du Vietnam), ou dans les phénomènes culturels et musicaux. D’ailleurs, les organisations comme le SWP ou la LCR ont sans doute des « classes d’âge » un peu creuses (celle des années quatre-vingt), mais elles semblent connaître le début d’un nouvel essor dans la jeunesse.
International Viewpoint : Pour les organisations trotskistes des années soixante, soixante-dix et quatre-vingt c’était un axiome que le léninisme signifie un activisme permanent pour tous les militants. Cela impliquait souvent un engagement moral et même quasi-religieux. Est-ce bien réaliste d’espérer que de nombreux militants puissent tenir un tel rythme frénétique pendant des dizaines d’années ? N’est-ce pas totalement déconnecté de la situation politique actuelle ?
D.B. : Un engagement (volontaire) dans le combat révolutionnaire n’est certainement pas un hobby pour le week-end. Il semble normal qu’il implique une exigence d’activité, des sacrifices professionnels, des efforts financiers. Il n’y a pas besoin pour cela d’aller jusqu’à entretenir une mystique sacrificielle ou un esprit religieux de missionnaire. D’ailleurs, les organisations qui ont pratiqué le dopage idéologique se sont souvent révélées les plus vulnérables à la démoralisation : les désillusions et le découragement sont alors proportionnels à l’exagération euphorisante des motivations. Sans doute, l’activisme souvent usant des années soixante-dix était-il lié à une appréciation exagérément optimiste des échéances, mais aussi à une disponibilité de militants dans une écrasante majorité issus de la jeunesse et non encore insérés dans une vie professionnelle ou familiale. Disons que nous avons mûri et que le militantisme s’est « normalisé » dans ses rythmes comme dans ses exigences. Le risque pourrait être désormais inverse : de tomber dans la routine.
International Viewpoint : Est-ce que le centralisme démocratique est un objectif réalisable au niveau international ? Est-ce qu’on peut espérer voir un jour une nouvelle Internationale de masse comme le Komintern ? À la lumière des expériences récentes, peut-on dire que les organisations révolutionnaires souffrent inévitablement de déviations « communiste national » quand elles n’appartiennent pas à une Internationale ?
D.B. : Nous avons déjà vu que cette notion est difficile à définir. A fortiori au niveau international. La IVe Internationale s’est définie à l’origine comme Parti mondial. La formule prêtait à confusion en laissant entendre qu’elle pourrait fonctionner avec un degré de centralisation comparable à celui d’un parti national. Cela a permis des mésaventures comme celle de 1952 où la direction de la section française élue en congrès fut suspendue par le secrétariat international. Ce serait inimaginable aujourd’hui. Les statuts adoptés en 1974 ont reconnu l’intangibilité des directions nationales. Le congrès de 1985 a explicité le fait que l’Internationale est composée de sections et non d’adhérents individuels, ce qui implique une structure très fédéralisée.
Il faut poursuivre la réflexion sur le type de démocratie concevable à l’échelle internationale. Si l’on peut adopter par vote des positions communes face aux grands événements internationaux, il est absurde de faire voter des délégués européens sur la tactique électorale au Pérou ou la tactique syndicale au Brésil. Plutôt que de discuter d’une formule (centralisme démocratique, parti mondial), il serait donc plus utile de tirer un bilan serein d’expériences et de pratiques pour chercher le juste point d’équilibre entre une centralisation destructrice et un simple réseau d’échanges sans engagement commun. Il faut également suivre attentivement les expériences de renouveau internationaliste (dans le mouvement contre la mondialisation notamment), reprendre les discussions sur le bilan des expériences passées. Je reste personnellement très attaché à la nécessité d’une Internationale, je ne pense pas qu’elle soit nécessaire et possible seulement dans les périodes de montée révolutionnaire impétueuse, mais je ne crois pas non plus que le Komintern puisse constituer un modèle en la matière.
International Viewpoint : Les premiers petits groupes qui tentaient de construire des partis léninistes sont apparus à la fin des années soixante. Après plus de trente ans d’efforts, on pourrait considérer que les résultats sont assez modestes. Sans aucun doute les raisons d’une telle situation ont leurs racines dans des facteurs objectifs : les défaites de la classe ouvrière, le néolibéralisme, la chute du « communisme », etc. Mais n’a-t-on pas aussi commis des erreurs majeures ? Les résultats auraient-ils pu être meilleurs ?
D.B. : Les résultats auraient sans aucun doute pu être meilleurs. On peut reprendre l’histoire depuis les années trente et faire l’inventaire des erreurs. Il n’est d’ailleurs pas inutile de le faire pour que ces expériences, ces trésors d’intelligence, de dévouement, de sacrifices n’aient pas été inutiles. Mais si l’on considère les résultats limités, alors que tant de voies ont été explorées, tant d’interprétations théoriques tentées, c’est sans doute que les circonstances ont pesé très lourd. Je dis les circonstances pour ne pas dire les conditions objectives. Car il y a un vice dans la disjonction entre conditions objectives et possibilités subjectives. Les deux s’entretiennent bien évidemment. Si on les dissocie, on tombe dans des paradoxes dont les conséquences dans le mouvement trotskiste ont été souvent dévastatrices : si les conditions objectives sont si excellentes qu’on le prétend, et si le mouvement révolutionnaire ne parvient pas à l’emporter, c’est que les organisations, leurs directions, leurs militants ont fait faillite, ou qu’elles sont trahies de l’intérieur. Cette paranoïa ne donne rien de bon.
International Viewpoint, Online magazine : IV n° 335, novembre 2001
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