Juan Carlos, nouveau roi d’Espagne, adopte le style Giscard, dont il doit être le lointain cousin. Dans une certaine mesure, ils ont le même problème : comment sauvegarder l’essentiel du régime dont ils héritent tout en donnant l’illusion du changement.
Giscard a mis la réforme à l’ordre du jour de ses premiers mois de présidence, pour gagner du temps. Juan Carlos a retenu la leçon. Il ne pourra pas aller cependant jusqu’à s’inviter, le soir, à la bonne franquette chez les familles basques…
Sa « grâce » est d’ores et déjà, en effet, à la dimension du personnage et de son avenir : une toute petite grâce, parcimonieuse et mesquine. Son « indulto », un « indultillo ».
Juan Carlos a exactement repris les mêmes mesures qu’envisageait le gouvernement Arias Navarro, il y a six mois… peu avant l’adoption du décret-loi antiterroriste.
Sur les quelque 2 000 prisonniers politiques, combien vont sortir ? Ceux qui sont condamnés à moins de trois ans de prison et qui ne tombent pas sous l’accusation de terrorisme. Ce grief, vague et extensif, se prête à toutes les interprétations possibles ; il laisse en fait l’application de la grâce à la discrétion de l’arbitraire de la magistrature, qui sera appelée à revoir cas par cas les dossiers !
Il est donc dès à présent certain que des centaines de militants, ouvriers, révolutionnaires, nationalistes basques, catalans ou galiciens resteront dans les geôles. Encore plus seuls, avec l’amertume de leur attente déçue. Encore plus menacés, par les sévices des gardiens qu’excite l’inquiétude, la peur du lendemain, et le sentiment qu’une période d’arrogance et d’impunité touche inéluctablement à sa fin. En coiffant la couronne, le souverain se devait de jeter un peu de poudre aux yeux. Il était obligé d’offrir un geste aux chefs d’État. Giscard en tête, venus assister au Te Deum d’intronisation. Non par libéralisme ou par tradition Mais par simple calcul. Préoccupée par les convulsions de la révolution portugaise, la bourgeoisie européenne manifeste un ralliement spectaculaire au juan-carlisme. Elle est disposée à alléger de son mieux les difficultés économiques susceptibles d’aggraver les luttes de classe en Espagne, et à réintégrer au plus vite le nouveau royaume dans la communauté européenne. A la seule condition que Juan Carlos leur en offre le prétexte. C’était le but de la grâce royale, saluée, fêtée, grossie comme à plaisir par les radios et la presse aux ordres.
En fait, Juan Carlos s’apprête à assumer pour l’essentiel l’héritage auquel il a plusieurs fois prêté serment : l’amnistie au rabais, qui n’efface pas le délit, sera bientôt suivie des procès contre les militants du parti communiste espagnol. La répression se maintiendra, quoique sous une forme plus discrète, en renonçant à la perspective délicate de nouvelles condamnations à mort.
Le « deuxième souffle du régime », accueilli avec soulagement par certains courants, qui craignaient de voir Juan Carlos fléchir d’emblée sous la charge, ne saurait faire illusion : il dépend pour beaucoup du répit que lui accordent les nouvelles tergiversations des partis réformistes, et le renfort des bourgeoisies européennes. La formation du prochain gouvernement viendra probablement confirmer les intentions du monarque intérimaire, de ne pas aller au-delà de « l’esprit du 12 février1 » et de ne consentir aucune concession sérieuse dans le domaine des libertés démocratiques.
Pourtant, même ces mesures limites, destinées à donner le change en apaisant les fidèles, ne peuvent qu’exacerber la crise du régime : qu’il se résolve ou non, en dernier recours, à céder davantage face aux exigences d’un mouvement de masse qui ne patientera pas au-delà de quelques semaines ou de quelques mois. Juan Carlos sera balayé avec la dictature franquiste à laquelle il a vendu son âme.
En France, Giscard a ajouté une nouvelle ignominie à l’histoire du drapeau versaillais en lui faisant porter le deuil de Franco. En appuyant de sa présence l’opération succession montée de toutes pièces par le dictateur finissant, il endosse tout l’héritage du franquisme. Et à l’heure où son Premier ministre tient des propos de guerre civile, il y a la plus qu’un symbole.
En se penchant sur le berceau de la monarchie espagnole, Giscard suit les intérêts de sa classe. Le mouvement ouvrier ne peut rester passivement suspendu aux initiatives du nouveau régime ; il ne doit pas se laisser démobiliser par l’attente d’hypothétiques concessions.
Nous devons au contraire relancer en profondeur la campagne pour la libération immédiate de tous les prisonniers politiques et le retour des exilés ; pour la rupture des relations avec la monarchie et le boycott de l’Espagne franquiste, pour le renversement de la dictature.
Rouge, 26 novembre 1975
www.danielbensaid.org
Documents joints
- Le 12 février 1974, Arias Navarro nommé Premier ministre avait prononcé un discours « d’ouverture ». L’ouverture s’est terminée comme on sait : par une loi sur les associations exigeant la fidélité à la Phalange et par les cinq exécutions de septembre dernier !