Daniel Bensaïd, communiste hérétique

Hommage rendu à Daniel Bensaïd par Michael Löwy1, à Paris, salle de la Mutualité,
24 janvier 2010

Daniel Bensaïd nous a quittés. C’est une perte irréparable, non seulement pour nous, ses amis, ses camarades de lutte, mais pour la culture révolutionnaire. Avec son irrévérence, son humour, sa générosité, son imagination, il était un exemple rare d’intellectuel militant, au sens fort de l’expression.

Je me souviens de nos longues conversations, parfois discussions, autour d’une table, surtout à l’heure entre le dessert et le café, dans « Le Charbon », son restaurant préféré. On n’était pas toujours d’accord, loin de là, mais comment ne pas l’aimer et ne pas admirer son extraordinaire créativité et, surtout, son esprit de résistance, envers et contre tout, à l’infamie de l’ordre établi ?

« Auguste Blanqui, communiste hérétique », était le titre d’un article que Daniel Bensaïd et moi-même avons rédigé ensemble, en 2006 (pour un livre sur les socialistes du XIXe siècle en France, préparé par nos amis Philippe Corcuff et Alain Maillard). Ce concept s’applique parfaitement à sa propre pensée, obstinément fidèle à la cause des opprimés, mais allergique à toute orthodoxie.

Si les livres de Daniel se lisent avec autant de plaisir, c’est parce qu’ils ont été écrits avec la plume acéré d’un vrai écrivain, qui a le don de la formule : une formule qui peut être assassine, ironique, enragée ou poétique, mais qui va toujours droit au but. Ce style littéraire, propre à l’auteur et inimitable, n’est pas gratuit, mais au service d’une idée, d’un message, d’un appel : ne pas plier, ne pas se résigner, ne pas se réconcilier avec les vainqueurs.

La philosophie de Daniel Bensaïd n’était pas un exercice académique, mais était traversée, d’un bout à l’autre, par le courant brûlant de l’indignation, un courant qui, écrivait-il, n’est pas soluble dans les eaux tièdes de la résignation consensuelle. D’où son mépris envers « l’homo resignatus », politicien ou intellectuel, qu’on reconnaît de loin par son impassibilité batracienne devant l’ordre impitoyable des choses, et son appel à la force irréductible de l’indignation, à l’inconditionnel refus de l’injustice, qui sont l’exact contraire de l’habitude et de la résignation. « L’indignation est un commencement. Une manière de se lever et de se mettre en route. On s’indigne, on s’insurge, et puis on voit ».

Fidélité aussi au spectre du communisme dont il donnait une belle définition : il est le sourire des exploités qui entendent au loin les coups de fusil des insurgés en juin 1848 – épisode raconté par Tocqueville et réinterprété par Toni Negri. Son esprit survivra au triomphe actuel de la mondialisation capitaliste, de la même façon que l’esprit du judaïsme à la destruction du Temple et à l’expulsion d’Espagne (j’aime cette comparaison insolite et un peu provocatrice). Le communisme du XXIe siècle était, pour lui, l’héritier des luttes du passé, de la Commune de Paris, de la Révolution d’Octobre, des idées de Marx et de Lénine, et des grands vaincus que furent Trotski, Rosa Luxemburg, Che Guevara. Mais aussi quelque chose de nouveau, à la hauteur des enjeux du présent : un écocommunisme (terme qu’il a inventé), intégrant centralement le combat écologique contre le capital.

Pour Daniel, l’esprit du communisme était irréductible à ses contrefaçons bureaucratiques. S’il refusait avec la dernière des énergies la tentative de la contre-réforme libérale de dissoudre le communisme dans le stalinisme, il ne reconnaissait pas moins que l’on ne peut pas faire l’économie d’un bilan critique des erreurs qui ont désarmé les révolutionnaires d’Octobre face aux épreuves de l’histoire, favorisant la contre-révolution thermidorienne : confusion entre peuple, parti et État ; aveuglement par rapport au péril bureaucratique. Il faut en tirer certaines leçons historiques, déjà esquissées par Rosa Luxemburg en 1918 : importance de la démocratie socialiste, du pluralisme politique, de la séparation des pouvoirs, de l’autonomie des mouvements sociaux par rapport à l’État.

Parmi toutes les contributions de Daniel Bensaïd au renouveau du marxisme, la plus importante, à mes yeux, est sa rupture radicale avec le scientisme, le positivisme et le déterminisme qui ont si profondément imprégné le marxisme « orthodoxe », notamment en France. Auguste Blanqui est une référence importante dans cette démarche critique. Dans l’article mentionné plus haut, il rappelle la polémique de Blanqui contre le positivisme, cette pensée de progrès en bon ordre, de progrès sans révolution, cette « doctrine exécrable du fatalisme historique » érigé en religion. Pour Blanqui « l’engrenage des choses humaines n’est point fatal comme celui de l’univers, il est modifiable à toute minute ». Daniel Bensaïd comparait cette formule avec celle de Walter Benjamin : chaque seconde est la porte étroite par où peut surgir le Messie, c’est-à-dire, la révolution, cette irruption événementielle du possible dans le réel.

Sa relecture de Marx, à la lumière de Blanqui, de Walter Benjamin et de Charles Péguy, le conduit à concevoir l’histoire comme une suite d’embranchements et de bifurcations, un champ de possibles dont l’issue est imprévisible. La lutte de classes occupe la place centrale, mais son résultat est incertain et implique une part de contingence. Dans Le pari mélancolique (Fayard, 1997), peut-être son plus beau livre, il reprend une formule de Pascal pour affirmer que l’action émancipatrice est « un travail pour l’incertain », impliquant un pari sur l’avenir. Redécouvrant l’interprétation marxiste de Pascal par Lucien Goldmann, il définit l’engagement politique comme un pari raisonné sur le devenir historique, « au risque de tout perdre et de se perdre ». La révolution cesse donc d’être le produit nécessaire des lois de l’histoire, ou des contradictions économiques du capital pour devenir une hypothèse stratégique, un horizon éthique, « sans lequel la volonté renonce, l’esprit de résistance capitule, la fidélité défaille, la tradition se perd ». Par conséquent, comme il l’explique dans Fragments mécréants (Lignes, Léo Scheer, 2005), le révolutionnaire est un homme de doute opposé à l’homme de foi, un individu qui parie sur les incertitudes du siècle, et qui met une énergie absolue au service de certitudes relatives. Bref, quelqu’un qui tente, inlassablement, de pratiquer cet impératif exigé par Walter Benjamin dans son dernier écrit, les Thèses « Sur le concept d’histoire » (1940) : brosser l’histoire à rebrousse-poil.

Daniel nous manquera. Il nous manque déjà, cruellement. Mais nous pensons qu’il aimerait qu’on se rappelle du célèbre message à ses camarades de Joe Hill, le poète et musicien du syndicalisme révolutionnaire nord-américain, l’I.W.W., à la veille d’être fusillé par les autorités (sous des fausses accusations) en 1915 : Don’t mourn, organize ! (« Ne vous lamentez pas, organisez la lutte ! »).

  1. Michael Löwy, philosophe, militant de la IVe Internationale depuis 1969, est actuellement membre de la commission écologie du NPA. Il a notamment publié : Walter Benjamin – Avertissement d’incendie (Puf, 2001), Franz Kafka, rêveur insoumis (Stock, 2004) et, avec Olivier Besancenot, Che Guevara, une braise qui brûle encore (Mille et une nuits, 2007).
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