Démocratie ouvrière et dictature du prolétariat

Remis à sa plus juste place, l’événement n’en garde pas moins un intérêt réel. Notamment du fait de ses répercussions. Les « alliés » socialistes se sont félicités de la déclaration de Marchais, y voyant un gage supplémentaire dans le projet de collaboration de classe qui les unit. En un sens, ils ont raison : dans un parti de tradition comme le PCF les questions de vocabulaire ont leur importance : un nouveau lien, déjà pas mal distendu, qui reliait le PCF, par ses origines, à la Révolution russe et à l’Internationale communiste, est brisé, débarrassant la direction du parti de cette éducation embarrassante qui peut amener les militants, un jour ou l’autre, à « se poser » des questions…

D’autres, dans ce mouvement ouvrier, se sont plus sincèrement félicités de l’audace peu statutaire de Marchais. Pour eux, après quarante ans de procès de Moscou et de goulag, la dictature du prolétariat s’identifie purement et simplement à la terreur stalinienne. Craignant une réédition de la seconde, ils croient pouvoir la conjurer en se débarrassant de la première.

Il y a là une bonne couche de confusions. D’autant plus que, pour le PCF, le renoncement à la notion de dictature du prolétariat n’implique en rien le renoncement aux pratiques bureaucratiques et aux exclusives au sein du mouvement ouvrier.

Pour nous l’idée de « dictature du prolétariat » concentre donc deux aspects indissociables de la conquête révolutionnaire du pouvoir par la classe exploitée et dominée :

– la prise violente du pouvoir qu’il faut arracher à la bourgeoisie et l’exercice violent de ce pouvoir contre les anciens maîtres récalcitrants ;
– la plus large démocratie et la plus effective jamais connue pour les masses travailleuses et pour tous ceux qui reconnaissent leur pouvoir.

En ce qui concerne le premier point, le sort tragique de la révolution chilienne et, plus récemment, les manigances et les mesures contre-révolutionnaires de la bourgeoisie portugaise, prête à tout pour sauvegarder son État, en rappellent l’actualité.

Quant au second, si l’on veut se donner la peine de l’examiner dans le détail, il prouve que l’on peut, sans céder sur les principes, rester dans la pratique les défenseurs les plus conséquents et les plus résolus de la démocratie pour les masses, de la démocratie ouvrière et socialiste qui s’oppose au formalisme et aux duperies de la démocratie bourgeoise.

Premier test : la souveraineté des organes soviétiques

Nous sommes partisans de l’organisation autonome et unitaire la plus large des travailleurs. Nous sommes partisans de développer, susciter, encourager, toutes les formes embryonnaires de cette auto-organisation. D’abord dans la classe ouvrière bien sûr. Mais nous avons également pris position pour un mouvement autonome des femmes en lutte pour leur émancipation, pour un mouvement de soldats (comités et syndicats) unitaire et indépendant de la hiérarchie militaire.

Il s’agit pour nous d’une question fondamentale. Non seulement parce que cette auto-organisation peut renforcer l’unité et l’efficacité dans la lutte immédiate, mais aussi parce qu’elle représente l’ébauche du futur pouvoir prolétarien, de cette « libre association des producteurs », prenant collectivement et consciemment en main ses propres affaires.

Dans un article sur le fonctionnement des soviets au début de la Révolution russe, le journaliste américain John Reed, évoque avec précision la démocratie qui règne dans le soviet de Petrograd :

« Le soviet des députés ouvriers et soldats de Petrograd, qui était en pleine activité lorsque je me trouvais en Russie, peut offrir un exemple du fonctionnement de l’organisation gouvernementale urbaine de l’État socialiste. Il était formé d’environ 1 200 délégués et, en des circonstances normales, tenait session plénière toutes les deux semaines. En même temps, il désignait un comité exécutif central de
110 membres, élus sur une base de représentation proportionnelle des partis ; ce comité exécutif central invitait à participer à tous ses travaux des membres du comité central de tous les partis, du comité central des syndicats professionnels, des commissions des entreprises et autres organisations démocratiques… L’élection des délégués est basée sur la représentation proportionnelle, ce qui veut dire que les partis sont représentés à la proportion du nombre de votants de la ville. De plus, les délégués ne sont pas élus pour une période déterminée, mais susceptible d’être révoqués à tout moment ».

Plusieurs idées clef émergent de ce récit :
– élection et révocabilité des délégués ;
– élection proportionnelle, donc respect de la pluralité des partis ;
– publicité des délibérations ;
– souveraineté des organismes soviétiques unitaires.

La constitution initiale de la Révolution russe garantit explicitement cette souveraineté par son article 12 en vertu duquel « l’autorité suprême dans la République socialiste soviétique appartient au congrès pan russe des soviets et, entre les sessions de ce congrès, au comité central exécutif pan russe des soviets », qui émane du congrès.

Nous sommes alors encore loin de l’instauration du pouvoir du parti unique, au-dessus de soviets, que ce soit en URSS ou en Chine. En 1938, l’article 126 de la constitution stalinienne légalisait le contrôle du parti sur tous les organismes et groupements sociaux, y compris les soviets et les éventuels conseils ouvriers :

« Les citoyens les plus actifs et les plus conscients de la classe ouvrière et des autres couches de travailleurs s’unissent dans le parti communiste qui constitue le noyau dirigeant de toutes les organisations de travailleurs, tant sociales que d’État ». Ce n’est plus « tout le pouvoir aux soviets », mais tout le pouvoir au parti, qui n’a même plus à gagner la confiance des masses, puisque cette confiance lui est a priori constitutionnellement octroyée…

Quant à la Chine, les statuts adoptés par le IXe congrès du PC chinois stipulaient : « Les organes du pouvoir d’État de la dictature du prolétariat, l’armée populaire de libération, ainsi que la Ligue de la jeunesse communiste, les organisations des ouvriers, des paysans pauvres, des gardes rouges et autres organisations de masse doivent se soumettre sans exception à la dictature du parti. » Les statuts adoptés par le Xe congrès confirmaient que « le parti doit exercer sa dictature sur l’agriculture, l’industrie, le commerce, la culture, l’enseignement, l’armée et le gouvernement ». « Les autres secteurs ne doivent pas lui être parallèles et les rôles doivent encore moins être intervertis. »

Si Georges Marchais avait voulu, devant des millions de travailleurs, répudier la dictature bureaucratique héritée du stalinisme et qui nourrit à juste titre leur méfiance c’est là ce qu’il aurait dû condamner clairement. Ne le faisant pas, et abandonnant la dictature du prolétariat, c’est à la bourgeoisie qu’il s’adresse pour la rassurer, et non aux travailleurs pour les convaincre.

De toute façon, les serments et les professions de foi ne suffiraient pas : c’est aux faits que l’on juge les intentions.

Prendre le parti de la démocratie socialiste la plus large, cela veut dire, dès aujourd’hui reconnaître dans les luttes la souveraineté des assemblées générales et la représentativité des comités de grève ou d’action, élus et révocables par l’assemblée.

Cela veut dire dès aujourd’hui la reconnaissance et la pratique de la démocratie syndicale : dans l’unité la plus large, le droit des courants de pensée à se regrouper pour défendre leurs positions devant l’assemblée des syndiqués à la veille des congrès syndicaux, et non pas réclamer, comme ce fut parfois le cas, à un militant syndical d’apporter son soutien au programme commun pour pouvoir être élu délégué syndical.

Cela veut dire dès aujourd’hui reconnaître la primauté de la démocratie ouvrière par rapport à la démocratie syndicale : ce qui signifie en cas de lutte que le syndicat soumet ses propositions à l’assemblée des travailleurs, autorise (puisqu’il n’est pas régi par le centralisme démocratique) d’éventuelles positions minoritaires en son sein de s’exprimer devant tous les travailleurs réunis et qu’il accepte le verdict de l’assemblée souveraine.

Nous avons quant à nous défendu de façon claire et constante une telle orientation. Au nom de la démocratie ouvrière et conformément à la dictature du prolétariat pour laquelle nous luttons. Le PCF renonce à la dictature du prolétariat, mais il n’en adopte pas pour autant une orientation conforme aux exigences de la démocratie ouvrière.

Second test : la pluralité des partis

La libre confrontation des positions, tranchée par les organes unitaires des travailleurs, suppose le droit de tous les courants qui se réclament du mouvement ouvrier à s’organiser en parti pour élaborer et défendre leurs positions particulières.

En octobre 1917, au moment de la prise du pouvoir par les soviets, d’autres partis que les bolcheviques y siégeaient. Ils n’en n’ont pas été exclus. Ils ont choisi d’eux-mêmes de partir. Dès le 26 octobre 1917, le comité central du Parti socialiste-révolutionnaire décida d’engager immédiatement une action armée contre les bolcheviques ; et cette décision fut rendue publique par leur congrès qui se tint légalement, ouvertement à Petrograd au mois de décembre. Quant aux mencheviques de gauche, ils hésitèrent, puis se résolurent par 14 voix contre 12 de quitter le congrès des soviets, mais ils continuaient à siéger dans les soviets locaux et régionaux.

À la fin de 1920, les socialistes-révolutionnaires (SR) participent encore sans droit de vote au IIIe  congrès des soviets. Au cours de l’année 1920, les mencheviques tiennent des meetings, ont leur fraction organisée dans les syndicats, réunissent une conférence du parti dont la presse soviétique rend compte. Ce n’est donc qu’en 1920 que l’opposition de plus en plus active et souvent militaire au régime soviétique entraîne l’illégalisation de ces partis, comme une mesure prise dans le feu de la lutte, et non comme une mesure de principe. En effet, dès le lendemain de la conquête du pouvoir, les bolcheviques étaient en pourparlers avec les autres partis présents dans les soviets pour leur proposer un gouvernement commun émanant du congrès des soviets et responsable devant lui. À cela SR et mencheviques opposaient l’exigence de renoncer aux soviets et de reconnaître le pouvoir d’une assemblée constituante. Dans le comité central (CC) du Parti bolchevique, une tendance était prête à poursuivre les négociations sur cette base ; elle était conduite par Zinoviev, Kamenev et Rukov. Lénine, lui, était prêt à reconnaître la pluralité des partis, mais non à sacrifier à leur chantage la souveraineté des soviets. La résolution, majoritaire, qu’il propose le 2 novembre au CC est limpide sur ce point : « Céder aux ultimatums et aux menaces de la minorité des soviets équivaut à renoncer définitivement non seulement au pouvoir des soviets, mais encore à la démocratie, car de telles concessions équivalent à la crainte de la majorité d’user de sa majorité, équivalent à accepter l’anarchie et la reprise des ultimatums émis par n’importe quelle minorité. » Mais la même résolution prenait soin de préciser : « Le comité central confirme, que sans exclure personne du IIe congrès des soviets de Russie, il est maintenant encore entièrement prêt à faire sortir ceux qui en sont sortis et à reconnaître une coalition de ceux-ci dans les limites des soviets ; il confirme que, par la suite, les propos qui prétendent que les bolcheviques ne veulent partager le pouvoir avec personne, sont absolument faux. »

Telle n’est pas aujourd’hui la position de principe du Parti communiste français. S’il prétend dans ses textes reconnaître le pluralisme politique, pourquoi n’exige-t-il pas de l’Union soviétique, de la Tchécoslovaquie et des autres démocraties populaires la reconnaissance des droits démocratiques aux groupes oppositionnels se réclamant du socialisme ? Et puis, comment le prendre au sérieux quand sa conception de l’unité au sein du mouvement ouvrier français relève de la seule prise en compte du rapport de force : alors que le PCF signe des programmes avec les bourgeois du mouvement des radicaux de gauche et tend la main aux gaullistes de l’UDR, il frappe d’exclusive les groupes révolutionnaires qui, eux, sont dans les entreprises et les syndicats, partie prenante du mouvement ouvrier. Il s’arroge le droit, parce qu’elles sont encore petites (mais autrement présentes dans les grèves et les manifestations que les « amis » radicaux de gauche), de mettre les organisations révolutionnaires du mouvement ouvrier à l’écart, de refuser avec elles toute unité d’action. Il fait comme s’il pouvait parler seul au nom de la classe ouvrière. Alors nous sommes en droit de nous demander, quelles que soient ses promesses démocratiques, le sort qu’il nous réserverait s’il était un jour au pouvoir, si ses militants qui expulsent physiquement des militants révolutionnaires d’un cortège et déchirent la presse, ne recouraient pas, en ayant les moyens, à la censure pure et simple et à l’intervention policière.

Troisième test : la liberté de la presse ouvrière

La démocratie socialiste signifie aussi pour nous la plus riche floraison de la presse ouvrière. Lénine avait défini sur ce point une position sans ambiguïté : le pouvoir de l’État, matérialisé dans les soviets, prend en charge toutes les typographies et tout le papier et le partage équitablement.

En première position l’État, dans l’intérêt de la majorité du peuple, de la majorité des pauvres. En seconde position les grands partis, en comptant dans les deux capitales, mettons cent ou deux cent mille voix. En troisième les partis de moindre importance, et ensuite tout groupe de citoyen ayant un nombre déterminé de membres ou ayant réuni un nombre déterminé de voix ». Le principe de la liberté soviétique de la presse est donc garanti en même temps que la priorité à la presse des organes unitaires, des soviets eux-mêmes.

Le décret pris contre la bourgeoisie, et rédigé par Lénine en personne, le 28 octobre définissait comme « provisoires » les mesures de rétorsion prises contre la presse bourgeoise :

« Dès que le nouveau régime deviendra fort, on mettra fin à toute pression administrative sur la presse ; elle jouira d’une liberté totale dans les limites de sa responsabilité judiciaire, selon les dispositions de la loi la plus libérale et la plus progressiste. »

Une telle conception de la presse dans une société socialiste, devrait se traduire, dès à présent, dans la presse du mouvement ouvrier par des pratiques, qui, dans la mesure du possible, soient conformes au projet :

– échanges de tribunes et confrontations sous forme de débat entre les organisations ouvrières ;
– respect entre organisations ouvrières des règles de droit de réponse ;
– priorité donnée sans contrôle, ni restriction, aux textes, documents, communiqués, émanant des structures unitaires et démocratiques (assemblées intersyndicales de base, comités élus, assemblées) qui ne sont encore ni assez permanents, ni assez étendus pour avoir leur propre presse.

Combien de fois L’Humanité a-t-elle ouvert ses colonnes à des groupes politiques ou à des sections syndicales, ou des comités de soldats, ou des comités centraux de grève lycéens, apprentis ou étudiants, lorsqu’ils n’étaient pas sur les strictes positions du PCF ? Combien de fois a-t-elle rendu compte de la conférence de presse ou du congrès d’une organisation révolutionnaire ?

Quatrième test : la démocratie interne des organisations

Enfin, l’une des meilleures façons de prouver son engagement dans la voie de la démocratie ouvrière, c’est de respecter les règles d’un fonctionnement démocratique, qu’elles qu’en soient les difficultés au sein de sa propre organisation.

Le PCF croit manifester la vitalité de sa démocratie interne en publiant dans L’Humanité et France Nouvelle des tribunes de débat. Mais la direction garde toute latitude de trier et sélectionner des tribunes… et Marchais de réviser seul la clause des statuts sur la « dictature du prolétariat » !

La démocratie interne d’une organisation ouvrière ne se limite pas à ces trompe-l’œil. Elle nécessite, dans les préparations de débats nationaux, le droit pour les minorités à se réunir pour mettre au point leurs positions, de les faire publier, de se déplacer dans le parti pour les défendre. donc de former des tendances. Nous avons toujours respecté ce droit. Lors de notre dernier congrès, quatre tendances étaient en présence. Cette libre confrontation des positions n’empêche pas la Ligue d’intervenir et de se développer, unie dans l’action, disciplinée à l’heure de la lutte. Nombre de camarades parmi nous ont été exclus du PCF en 1965 pour s’être opposé au soutien à la candidature Mitterrand, certains sans même pouvoir s’exprimer devant leurs cellules. Combien « d’affaires » et d’exclus, de Marty à Garaudy en passant par Tillon, dont les militants n’apprenaient la faute qu’après coup, quand le « coupable » était déjà jugé et condamné, hors d’état de se défendre.

Le droit de tendance n’avait été suspendu par le Xe congrès du Parti bolchevique qu’à titre provisoire et exceptionnel, au lendemain d’une guerre civile sans merci. Mais, dès 1917, Lénine se prononçait vivement pour la garantie des droits des minorités : « Il est nécessaire de garantir dans les statuts du parti, les droits de n’importe quelle minorité, afin de faire dévier les sources constantes et inévitables de contradictions, de mécontentement et d’agacement hors du vieux lit mesquin des scandales et des commérages vers le lit encore inhabituel de l’affrontement logique et digne des convictions. »

On chercherait en vain ce qui garantit aujourd’hui dans les statuts du PCF de tels droits pour les minorités éventuelles. Or, aucune condition exceptionnelle ne justifie en France la restriction de la démocratie interne du Parti.

Rouge no 331, 16 janvier 1976
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