France, 1981-1993 : le changement…

La Brèche : Comment analyses-tu le rejet du PS ?

Daniel Bensaïd : L’effondrement du PS pourrait être placé sous le titre « chronique d’une débâcle annoncée ». Se cumulent divers éléments. Tout d’abord, il y a un détachement social du PS. Le grippage et la perte de rendement des mécanismes de l’État dit providence suite aux mesures prises (la politique du franc fort avec ses effets en termes d’emplois, etc.) font que, dans des régions traditionnellement bastions du PS, le tissu social sur lequel il était assis depuis des décennies a été lacéré. Ceci à tel point qu’une désaffection brutale s’est manifestée à son égard, y compris dans les noyaux centraux de la population qui avaient toujours soutenu le PS dans sa politique. On peut citer les régions du Nord et du Pas-de-Calais comme exemples les plus criants.

De plus, dans des couches moyennes urbaines, qui avaient été un point d’appui pour la montée en force électorale du PS, s’exprime une prise de distance sur un autre registre. Dans ces milieux, la réaction a été vive face aux promesses reniées, à la faillite morale, à la course à l’enrichissement, à la cascade des affaires, à l’absence de civisme et de moralité politique. Cet ensemble, dans les deux ou trois dernières années, a précipité un mécanisme de rejet.

Enfin, la campagne électorale du PS était sans dynamique, parce que sans perspectives. Le PS était résigné à une défaite qui certes apparaissait inéluctable. Dès lors, toute la campagne se faisait sur le thème : limiter les dégâts. Quant aux promesses et au retour à un discours social, leur manque de crédibilité était complet.

D’autant moins crédibles que le PS a eu de son côté la durée. Ce n’est pas comme en 1924-1926 ou comme à l’époque du Front populaire. Cette fois, le PS a gouverné durant douze ans, ou dix. De plus, il disposait de moyens institutionnels sans précédent : le gouvernement, l’assemblée, les pouvoirs quasi exceptionnels de la présidence de la République. L’inflexion de dernière minute du discours social n’a eu aucun effet de ralentissement de sa chute. Au contraire, tout cela s’est terminé par un affaissement, une débâcle.

Mais, donnée importante à garder en mémoire, le mouvement de balancier ne se traduit pas par une véritable adhésion électorale ou politique à la droite, à la mesure du raz-de-marée parlementaire. Les résultats de la droite restent en gros au niveau de 1986.

Je voudrais éclairer ici le sens et l’importance de l’abstention. Il y a 30 % de personnes inscrites sur les listes électorales qui n’ont pas voté. Il y a un million de personnes qui ont voté, mais en faisant le geste du bulletin nul ; ce qui est plus important que traditionnellement. À cela, il faut ajouter le nombre de jeunes qui ne se sont pas inscrits sur les listes électorales. Le total de ceux et celles qui n’ont pas voté est donc plus que significatif. La majorité parlementaire de droite, de plus de 80 %, traduit le vote de moins de 30 % des inscrits.

La Brèche : Comparativement au PS, le PC semble s’accrocher à sa bouée…

Daniel Bensaïd : Dans ce contexte, le PC parle de redressement électoral en faisant la comparaison avec les résultats acquis lors des scrutins régionaux et cantonaux ou par rapport au déclin qu’il redoutait. Certes, il y a, d’une certaine manière, un coup d’arrêt à son recul. En fait, dans quelques concentrations, il résiste mieux que le PS. Là, il bénéficie, dans une mesure très limitée, d’une certaine logique du vote utile. Il apparaît comme la seule force d’opposition significative électoralement à gauche, puisque le reste des forces est très atomisé. Sa base sociale traditionnelle s’est transformée mais, même si les concentrations historiques sur lesquelles il s’appuie sont érodées, elles ne le sont pas au point d’avoir disparu. En outre, il ne faut pas oublier qu’il se dispute ces bases sociales – comme en Seine-Saint-Denis ou dans la région de Marseille – avec le Front national.

Si le PC peut considérer son score comme lui ayant permis d’éviter le pire, il ne faut pas oublier ce qui se camoufle derrière la moyenne nationale. En effet, comme parti, le PC est fragmenté. Il y a presque autant de figures de proue locales, de courants que de députés. Ce n’est plus un parti qui représente une force unifiée – pour ne pas dire « homogénéisée » – comme par le passé. Le résultat pourrait peut-être endiguer un peu les tendances centrifuges. Toutefois, il ne peut ni susciter un processus centripète, ni masquer longtemps la dispersion.

La Brèche : Le vert n’a pas occupé le vide laissé par le rose…

Daniel Bensaïd : Il y a en France un fossé, certainement plus grand qu’en Allemagne ou ailleurs, entre un embryon de réseau social écologique et les mouvements politiques écologiques représentés par les Verts et Génération écologie. Là réside certainement un élément pour saisir le résultat, au-delà des commentaires faits par la presse ou les politologues.

Ainsi, au moment où l’Entente des écologistes était à l’apogée dans les sondages (17 %), ils étaient crédités, par exemple dans la Seine-Saint-Denis, de résultats importants. Pourtant, ces forces déclaraient 90 adhérents, à ne pas confondre avec des militants. Il y a donc eu un effet de bulle médiatique.

Néanmoins, la poussée d’opinion est significative, car elle répond à des préoccupations réelles sur les questions écologiques et à une forme de rejet tempéré de la politique de gauche gouvernementale. Mais elle n’est ni attachée plus ou moins étroitement à une définition politique, programmatique, ni enracinée dans un mouvement social. D’où l’aspect volatil au plan politico-électoral de ce mouvement.

Certes, les fausses listes écologistes, dénoncées par Brice Lalonde, ont joué un rôle sur le résultat. Mais l’affaissement entre les sondages et les résultats est aussi explicable par les orientations des leaders. Tout d’abord, dès que les écologistes ont franchi le seuil de crédibilité qui les faisait entrer dans l’aire des postulants aux responsabilités gouvernementales, le contenu programmatique apparaissait très faible, y compris sur l’écologie. Cela ressortait avec plus d’éclat, parce qu’ils étaient, dès ce moment, contraints de se prononcer sur un ensemble de questions. Alors est apparu un ample flottement.

Ensuite, ce facteur a été amplifié par le manque de crédibilité d’une démagogie antipoliticienne tenue par Brice Lalonde, qui occupait une grande place dans les médias. Ses gesticulations à l’annonce du « big-bang » de Michel Rocard, ajoutées à son passé gouvernemental récent, ont terni assez vite l’image et le message écologistes. Donc, le mouvement d’opinion en lévitation, sans amarres, était plus friable qu’on pouvait le penser. Les derniers sondages, non publiés, l’indiquaient. Toutefois, une force écologiste existe et a progressé, en réunissant un million de voix au premier tour.

La Brèche : Les médias ont insisté sur les affrontements locaux. Pourquoi cela lors d’une échéance nationale ?

Daniel Bensaïd : En effet, il y a une décomposition du tissu politique national. Cela va au-delà de la désaffection face aux partis, du non-vote. Localement, cela se traduit par une personnalisation et une atomisation des enjeux politiques considérables.

Le discours de la proximité, c’est bien gentil, mais il camoufle le vide de perspectives sur les questions les plus cruciales. Certes, une élection ne se fait pas sur le registre analytique du Monde diplomatique. Mais dans une situation internationale en mutation rapide, il est caractéristique de constater combien les grands thèmes internationaux – y compris la guerre en ex-Yougoslavie – étaient absents ; y compris le débat européen, alors que le référendum sur Maastricht ne date que de six mois.

Il est significatif qu’entre les deux tours, le PS n’avait comme seul message : « Il ne faut pas que la droite soit trop forte. » Tout projet manquait.

En revanche, les histoires de clocher, les batailles de coqs de village, les profils desdits candidats de terrain avaient l’honneur de l’avant-scène. Ceci n’est pas anecdotique, c’est symptomatique d’un bourbier – à droite comme à gauche – sur un fond d’incivisme qui tend à se développer. De ce dégoût, le FN fait d’ailleurs son miel. Et le risque que le FN soit le parti qui, au plan local, apparaisse avec une plus forte identité politique est déjà présent. Le FN développe le discours « mains propres, têtes hautes » qui passe et qui ne me semble pas fragile.

La Brèche : Cela doit susciter une certaine inquiétude ?

Daniel Bensaïd : Certes, il y a une inquiétude dans les milieux militants de gauche, en dehors du PS, même si le sentiment que la victoire de la droite a quelque chose d’artificiel est fort. Il y a l’effet de distorsion grotesque du mode de scrutin, que beaucoup soulignent aujourd’hui. Ceci ôte d’ailleurs de sa crédibilité et de sa légitimité au score parlementaire de la droite.

L’inquiétude est suscitée par deux éléments. Premièrement, même s’il n’a pas de représentants au Parlement, le Front national a manifesté une présence très importante. Il réunit plus de trois millions de voix au premier tour. Après les élections cantonales et régionales de l’an dernier, la presse avait annoncé, de façon arbitraire, le tassement, même la régression du FN, parce que ce dernier n’avait pas atteint ses objectifs, notamment à Nice et dans la région marseillaise. Or, il y avait une homogénéisation des scores et même des percées dans la ceinture parisienne. Ces percées sont confirmées. Il est souvent le deuxième et parfois le premier parti.

Le FN est en position d’exercer une pression sur la droite. Le FN pourra dire : « Vous avez plus de 480 députés, vous avez un système qui nous a privés de représentation, nous vous attendons aux actes. Que faites-vous sur l’immigration, sur la sécurité ? » Déjà entre les deux tours, cette pression a produit ses effets. Le discours des candidats et des porte-parole de la droite traditionnelle a connu des durcissements et des dérapages significatifs sur ces deux questions. En outre, il y a dans la droite classique un dégradé vers l’extrême droite ; il n’y a pas de frontières étanches entre le FN et certaines composantes de la droite. Du coup, se manifeste une certaine imprégnation générale du discours lepéniste sur l’immigration et l’insécurité.

Au plan économique, la droite semble piégée par l’ampleur de la crise économique. Elle devra louvoyer pour ne pas faire de grosses gaffes avant les élections présidentielles de 1995. On peut s’attendre en revanche à une offensive sur les terrains symboliques, afin de donner des gages immédiats à l’électorat de droite et de ne pas se découvrir à l’extrême droite, car Le Pen pourrait en profiter aux présidentielles. Sur le code de la nationalité, sur l’immigration, sur l’îlotage (présence policière dans les quartiers), sur la formation d’une garde nationale chère à Pasqua, une offensive prendra forme.

La Brèche : Tu indiquais deux éléments d’inquiétude. Quel est le deuxième ?

Daniel Bensaïd : Le deuxième motif d’inquiétude, c’est le grand trou noir à gauche. Peu de militant/es versent des larmes sur la débâcle du PS et de ses ministres. Eux certainement s’en émeuvent. Toutefois, le problème réside dans l’inexistence d’une dynamique de remobilisation, de redéfinition, de recomposition… tous les « re » que l’on veut.

L’assise institutionnelle et notabilière du PS est fort entamée. Elle était déjà érodée dans les régions, elle le sera encore plus dans les grandes villes. Les positions seront difficiles à reconquérir. Les candidats au « bing-bang » sont nombreux. Rocard est au tapis, d’autres sont sonnés, et la camaraderie entre eux n’est pas tout à fait franche.

Quant aux partenaires, pour l’immédiat, ils ne se bousculent pas. Les Verts et Génération écologie vont avoir besoin de temps pour digérer ce qui leur est arrivé et essayer de serrer les rangs pour tenir jusqu’aux présidentielles. Pour des alliés à droite, vu la déconfiture du PS, les candidats à l’entrée dans un pseudo big-bang, revu et corrigé par Jacques Delors, en cas de défaillance de Rocard, se comptent sur moins que les doigts d’une main. Quant aux contours futurs du PS ou de la nouvelle formation que d’aucuns voudraient, tout cela reste flou.

La Brèche : Depuis quelques années, convergence, recomposition à gauche du PS sont des mots clé. La campagne électorale permet-elle d’y voir plus clair ?

Daniel Bensaïd : Le PC continuera à payer son propre bilan au gouvernement ou dans l’orbite gouvernementale ainsi que les pays de l’Est, même si la mémoire au niveau des larges masses n’est pas aussi tenace que certains le pensent…

L’équipe de direction actuelle peut difficilement incarner un discours de gauche renouvelé. Elle est identifiée à la faillite de la gauche. Le personnel politique d’une rénovation du PC est fort réduit.

Pour les petites forces à gauche du PS, rien de probant ne s’est manifesté au cours de cette campagne électorale. Ou plus exactement, le processus de recomposition est encore embryonnaire. Ces forces sont les suivantes : la coalition dite Sega (Solidarité écologie gauche alternative) regroupant pour l’essentiel l’Arev (Alliance rouge et verte) – formation réunissant ce qui reste du PSU et des comités Juquin – et l’ADS (Alternative démocratie socialisme, composée d’anciens dirigeants du PC comme Poperen et Rigout) ; le Mouvement des citoyens (MDC) de Jean-Pierre Chevènement, présentant des candidats exclus de fait du PS ; la Ligue communiste révolutionnaire et Lutte ouvrière. À des variantes près, les résultats sont très proches, à l’exception d’implantations locales particulières. Ces quatre listes arrivent à des scores de 1 à 3 %, à l’exception du MDC là où il avait des députés sortants ; pour le reste, il a fait des scores que l’on peut qualifier d’extrême gauche. Étant donné le manque de dynamique politique générale, il est difficile de prévoir une accélération dans un processus de convergence et de recomposition.

Le résultat rend tout le monde modeste, mais, en même temps, il ne suscite aucune dynamique centripète.

La Brèche : Le débat sur l’emploi a-t-il fait un pas en avant ?

Daniel Bensaïd : Au niveau de l’opinion, le thème dominant, c’était l’emploi, l’emploi et l’emploi. On a pu y compris vérifier la prééminence de cette question dans les réunions plus restreintes de gauche, composées d’un public sérieux et inquiet. Le débat était serré, les participant/es voulaient réfléchir. Les élections étaient un prétexte à cette réflexion, à cette discussion. Là, 80 % des discussions portaient sur l’emploi, un peu sur l’écologie et l’ex-Yougoslavie.

Le débat général sur l’emploi a progressé dans la mesure où il a légitimé l’idée de la réduction du temps de travail. Ce n’est plus le thème d’une campagne de propagande isolée. Quand bien même la confusion est grande et est facilitée par l’usage tous azimuts de la notion de partage du travail, le discrédit d’une réponse au chômage par son traitement social ou par des mesures d’allégement fiscal pour les entreprises est très large.

Étant donné l’ampleur du problème, la diminution substantielle du temps de travail apparaît comme la seule voie crédible. Une autre chose sont les modalités. La position d’une diminution décentralisée, par conventions, défendue par Rocard, perd du terrain. Martine Aubry, ancienne ministre du Travail, reconnaît maintenant la nécessité de la voie législative pour créer un lien étroit entre diminution du temps de travail et augmentation de l’emploi. La difficulté : la conviction est grande, mais face au rapport de forces parlementaire, comment faire ? En outre se pose le problème de la dynamique européenne. Il faut des éléments de réduction coordonnés, concertés à l’échelle européenne.

Bien qu’à contre-courant, nous avons systématiquement avancé le thème de la citoyenneté et des droits des immigré/es, avec toute la dynamique d’extension des droits démocratiques que cette approche contient. Mais, malheureusement, le thème n’a pas pu occuper une place de relief. La bataille doit rester une priorité.

La Brèche
, avril 1993

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