La contre-réforme libérale et la rébellion populaire

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Des grèves tenaces et combatives dans les services publics, des millions de manifestants dans les rues, un large soutien dans l’opinion : le mouvement de décembre en France est bien plus qu’une grève, un véritable soulèvement du pays qui travaille et produit, qui soigne et enseigne. Depuis plusieurs années, les politologues et les sociologues pressés vantaient l’extinction du conflit dans le consensus et annonçaient la dissolution des classes dans la masse grise d’un individualisme sans rivage. Les pendules sont désormais remises à l’heure. La lutte des classes continue et l’action collective n’a pas disparu.

L’irruption populaire a commencé sur fond d’exaspération, d’avoir trop subi en attendant des lendemains promis, aussi inaccessibles que la ligne d’horizon. On avait voulu croire en un progrès automatique et irréversible et l’on découvre soudain, pour la première fois depuis un demi-siècle, que la nouvelle génération vivra probablement plus mal que les précédentes. Par-delà les revendications spécifiques et catégorielles, le refus massif de cet avenir qui n’en est plus un constitue le ressort fondamental du mouvement de décembre. Il est vite apparu que les grévistes se battaient pour tous et que leurs aspirations mettaient à l’ordre du jour un choix de société. Leur combat ressuscitait l’espérance.

Il a en outre exprimé la perte de confiance dans les gouvernants et les élus, ainsi que la volonté de compter d’abord sur ses propres forces. Ce que l’on désigne comme crise de représentation ou crise du politique traduit en réalité un désarroi démocratique. On ne croit plus les discours de présidents et de ministres qui font le contraire de ce qu’ils avaient annoncé. On ne sait plus qui est responsable de quoi et où se trouvent les centres de décision réels, éclatés entre le niveau de l’État national, celui de la commission de Bruxelles (et demain peut-être de la Banque européenne), voire celui de prérogatives déléguées à des institutions internationales telles que l’Organisation mondiale du commerce. Si la puissance impersonnelle des mystérieux « marchés financiers » s’impose comme une fatalité, il n’y a pas à s’étonner de la crise de représentation et de la perte de substance démocratique de l’espace public.

bensasite-climatsocial.gifUn refus massif de la contre-réforme libérale

La présentation du plan Juppé de réforme de la protection sociale a mis le feu aux poudres. Le Premier ministre l’a présenté à l’Assemblée nationale comme une mesure d’urgence destinée à sauver, sans débat public préalable, un système de protection en péril du fait d’un endettement de 240 milliards de francs et d’un déficit annuel de 60 milliards. Cette réforme précipitée fut présentée comme la première pierre d’une politique « cohérente ». Bien que le gouvernement ait ensuite invoqué un déficit de communication et une incompréhension de ses intentions, les salariés ont parfaitement saisi la logique de cette « cohérence » proclamée. À côté de mesures assez vagues sur la politique de santé, la version initiale du plan comportait en effet trois grands motifs de conflit.

1. Contrairement aux engagements du candidat Chirac, il s’agit d’abord d’augmenter la pression fiscale sur les revenus du travail et les ménages (y compris sur les retraités et les chômeurs). Les prévisions pour 1996 sont éloquentes. Les salariés contribueraient ainsi pour 40 milliards supplémentaires au financement du déficit de la Sécurité sociale et les entreprises pour 5 milliards seulement (dont 2,5 pour les firmes pharmaceutiques). Le plan Juppé institue aussi dès 1996 un nouvel impôt, pour le remboursement de la dette sociale (RDS) qui devrait porter sur tous les revenus mais pèsera d’abord sur la consommation populaire. Ce plan est donc apparu d’emblée comme profondément injuste.

2. Le plan incluait une modification du régime des retraites sous prétexte de corriger le déséquilibre de l’assurance vieillesse. Les syndicats avaient accepté il y a deux ans un accord selon lequel les travailleurs du secteur privé devraient désormais compter 40 annuités d’activité salariée (au lieu de 37 et demi) pour avoir accès à leur retraite à taux plein. Le plan Juppé prétendait généraliser cette mesure aux fonctionnaires et aux entreprises publiques, et supprimer au passage les régimes particuliers comme celui des cheminots. Les conducteurs de locomotives ont en effet droit à la retraite à 50 ans, mais on oublie généralement de préciser que leur espérance de vie moyenne est inférieure à celle de la moyenne de la population. La généralisation des 40 annuités est aussitôt apparue comme absurde du point de vue de la priorité proclamée à l’emploi. Elle obligerait des salariés entrés de plus en plus tard dans la vie active à travailler jusqu’à 65 ans ou plus, bloquant ainsi l’embauche des jeunes. Derrière cette irrationalité économique, la mesure signifie clairement que les salariés ne pourront pratiquement plus atteindre une retraite à taux plein et devront recourir de façon croissante à des fonds de pensions et assurances privées complémentaires. Accusés de défendre un privilège, les fonctionnaires publics et les manifestants ont exprimé leur solidarité avec le secteur privé en revendiquant le retour aux 37 annuités et demie pour tous.

3. Apparemment technique, un troisième aspect du plan est peut-être le plus important dans la mesure où il signifie un changement de nature du système de protection sociale instauré à la Libération. Initialement, la Sécurité sociale fut conçue comme une sorte de mutuelle générale des salariés financée par leurs cotisations. C’est pourquoi la loi prévoyait une représentation « prépondérante » des syndicats dans les organismes de gestion. Depuis, ce système a été modifié (par les ordonnances de 1967) dans le sens d’une gestion tripartite syndicats/État/patronat. Mais le principe d’une caisse de solidarité, dans laquelle les salariés placent leur « salaire différé » pour se soigner et assurer leur retraite, indépendamment des changements de majorité parlementaire ou des arbitrages budgétaires de l’État, était maintenu. Aujourd’hui encore, leur contribution à la Sécurité sociale figure sur leur feuille de paie sous la rubrique « cotisation » et non à titre d’impôt comme la contribution sociale généralisée (CSG). Or, le plan Juppé prévoit la transformation progressive de cette cotisation en impôt directement perçu par l’État au titre de la CSG instituée par le gouvernement… Rocard ! L’enveloppe des dépenses de santé ferait ainsi l’objet d’une décision parlementaire annuelle au même titre que les autres choix budgétaires. S’il peut être divertissant de voir des libéraux transférer à l’État la gestion d’un budget de protection sociale équivalent à son propre budget, cette fiscalisation signifie un rationnement des dépenses de santé et un détournement pur et simple du salaire indirect des travailleurs.

Personne ne nie que des réformes soient nécessaires. Mais le plan Juppé a été présenté comme la seule Réforme majuscule possible, sans débat public et contradictoire préalable à la hauteur des enjeux. Ainsi, a-t-on invoqué les 240 milliards de dette de la Sécurité sociale (l’État est lui-même endetté de plus de 300 milliards) sans examiner sérieusement les causes du déficit. On a incriminé la croissance des dépenses de santé en oubliant de préciser qu’une part importante de leur augmentation tient aux pathologies physiques et psychiques engendrées par le chômage et l’exclusion. En réalité, la principale raison du déséquilibre est bien le développement du chômage et de l’exclusion qui privent la protection sociale de plus de trois millions de cotisants. Viennent ensuite la dette de l’État et du ministère de la Défense nationale envers les caisses, les milliards de cotisations patronales non payées, les allégements de charges sociales consenties aux entreprises pour les encourager à créer des emplois qui ne l’ont jamais été, les transferts du régime général des salariés vers les régimes particuliers déficitaires (paysans, artisans). De même, les problèmes de financement n’ont pas été sérieusement débattus. Il est vrai que le prélèvement d’une part patronale des cotisations sociales avantage les entreprises à forte composition organique du capital au détriment des entreprises à forte utilisation de main-d’œuvre. Mais il serait parfaitement concevable de corriger cet effet pervers en instaurant une taxe de solidarité sociale, directement versée à la Sécurité sociale, sur les entreprises à fort taux de TVA et sur les revenus financiers, sans remettre pour autant en cause le principe originel de financement par les cotisations.

Le plan Juppé a ainsi été parfaitement compris comme une contre-réforme destructrice d’acquis et de liens sociaux. De plus, grévistes et manifestants ont rapidement établi un rapport entre ce plan et les menaces contre les services publics illustrées par un « contrat de plan » pour les chemins de fer qui supprime des lignes décrétées non rentables et sacrifie le rail à la route, par les projets de privatisation totale ou partielle du chemin de fer, des télécommunications, de l’énergie, ainsi que par une réforme hospitalière qui favorise les cliniques privées au détriment de l’hôpital public. À partir de la question de la protection sociale, la mobilisation est ainsi passée, en moins d’un mois, à la contestation globale de la mondialisation marchande, de l’offensive libérale, et de leurs effets.

Un mouvement inédit

Les transports publics (nationaux et municipaux) ont constitué le noyau dur et spectaculaire de la grève. Dans les autres secteurs tels que la poste, l’électricité, la santé, l’enseignement, les ministères, le mouvement est resté plus sporadique, alternant des journées de grève et les manifestations. Très inégal, le mouvement étudiant n’a pas joué un rôle de premier plan.

Enfin, malgré des signes de sympathie et des initiatives de fraternisation, le secteur industriel privé, soumis à la crainte du chômage, n’est pas rentré directement en lutte. Il a cependant exprimé sa solidarité en participant aux manifestations.

Telle est bien en effet la deuxième caractéristique de ce mouvement : des manifestations géantes, notamment dans les métropoles de province alors que Paris était davantage handicapé par les difficultés de transport : plus de 100 000 à Marseille, 80 000 à Toulouse, 50 000 à Bordeaux (la ville dont Juppé est le maire), 60 000 à Rouen. Dans certaines villes moyennes de quelques milliers d’habitants comme Roanne, Annecy, Quimperlé, le tiers de la population totale s’est retrouvé dans la rue. S’il est trop tôt pour prendre toute la mesure du phénomène, il est certain qu’on n’avait jamais vu cela, pas même en 1968. De telles foules signifient évidemment que la mobilisation est allée bien au-delà des salariés, prenant la dimension d’un large soulèvement populaire, dans lequel le rapport entre la province et la capitale s’est trouvé pour la première fois bouleversé. Le succès énorme de la manifestation pour la défense du droit des femmes
(30 000 personnes dans la rue le 25 novembre au lendemain de la première grande manifestation des fonctionnaires contre le plan Juppé) constitue un indice éloquent de tout ce qui se met en branle dans la société.

Dans cette épreuve de force entre deux mondes (le microcosme politico-médiatique et le peuple) qui ne parlent plus le même langage, « l’opinion » a majoritairement soutenu les grévistes, du début à la fin (en dépit des désagréments causés par la paralysie totale des transports) au point de trouver légitime la revendication du paiement des jours de grève !

Face à un tel raz-de-marée, Juppé, initialement arrogant et inflexible, a dû reculer. Le gouvernement a d’abord dû céder des promesses budgétaires au mouvement étudiant pour tenter de le détacher des salariés. La question des retraites a été dissociée et mise en réserve. Engagement a été pris de respecter les statuts spécifiques, notamment celui des cheminots. Le contrat de plan sur le chemin de fer a été « gelé ». Certes, tout cela peut être remis en question pour peu que les travailleurs baissent la garde. Il n’en demeure pas moins que les grévistes et les manifestants ne restent pas sur un goût de défaite, mais de demi-victoire. Ils auraient pu obtenir plus encore sans une division syndicale qui laissait des marges de manœuvre au gouvernement. En effet, cette lutte massive n’a guère donné naissance à des formes d’auto-organisation unitaire à la base. Si les confédérations (en particulier la CGT et FO) se sont retrouvées ensemble dans la rue, il n’y a pas eu de front syndical capable de proposer unitairement un calendrier de mobilisation et de présenter une plateforme de revendications communes.

L’affaire n’est pas terminée pour autant. Au fur et à mesure que la mobilisation s’amplifiait, de nouvelles exigences ont émergé, sur les salaires, les conditions de travail, l’emploi et la flexibilité. Convoqué en catastrophe « le sommet social » sur l’emploi entre gouvernement et syndicats n’a rien donné de concret. Juppé se retrouve maintenant avec un calendrier social explosif pour les mois à venir. Il s’est engagé à trois nouvelles rencontres sur le temps de travail, l’emploi des jeunes, la politique de la famille. Il devra préciser les modalités d’application de son plan, ou de ce qui en reste. La question des retraites reviendra sur le tapis, de même que le contrat de plan sur les chemins de fer et surtout le projet de privatisation de France-Télécom prévu au printemps. Dans un contexte de récession, la voie est étroite entre la réduction des déficits, qui étrangle la consommation, et des velléités de relance pour éviter une nouvelle montée en flèche du chômage.

Le mur de Maastricht

Loin de bloquer la société sur des archaïsmes, la mobilisation populaire est au contraire porteuse d’avenir et d’une dynamique de réformes inscrites dans la perspective d’une société fondée non sur la compétition de tous contre tous, mais sur un droit à l’existence (à l’emploi, au logement, à la santé, à l’éducation) qui passerait avant le droit de la propriété et de la finance. Ce sont deux droits qui s’opposent. L’enjeu décisif est bien là, entre la contre-réforme libérale et un autre choix de société, indissociablement national et européen. La priorité aux besoins du plus grand nombre contre la concurrence débridée conduit en effet à remettre en cause la construction européenne telle qu’elle se fait, de l’Acte unique à la monnaie unique.

Certes, la question des déficits publics et de l’endettement des États se pose (y compris aux États-Unis ou au Japon) avec ou sans Maastricht. Mais la course effrénée aux critères de convergences et au calendrier monétaire impose les pires solutions. La monnaie n’est pas un fétiche automate, mais l’expression de rapports sociaux. Construire l’Europe par le biais de la contrainte monétaire et de la déréglementation financière, c’est la construire à l’envers. Le recours à l’impératif catégorique financier pour discipliner les économies nationales fait en réalité régresser le projet européen. L’Europe monétaire tend ainsi à se réduire au club restreint de quelques pays rassemblés autour du mark. Ce club ne mérite même plus le nom d’Europe.

Remettre la construction européenne à l’endroit, c’est commencer par les fondations. D’une part, la définition d’une Europe politique fondée sur des subsidiarités démocratiquement débattues et consenties. D’autre part, par la création d’un espace de convergence sociale européen : un rapprochement progressif des niveaux de salaire, des acquis et des droits sociaux, une réduction concertée et coordonnée du temps de travail génératrice d’emplois, l’ouverture de grands chantiers de services publics de transports, de télécommunication, d’énergie, à l’échelle du continent. Le choix n’est pas, en effet, entre une Europe libérale qui va dans le mur et un repli national-populiste en forme d’impasse. Une autre Europe, démocratique et sociale, pourrait obtenir la légitimité populaire qui fait de plus en plus défaut à la politique de Maastricht.

Conséquences sur le paysage politique et syndical

Les observateurs ont souvent souligné que ce mouvement manquait d’issue politique. À gauche, le Parti socialiste, occupé à digérer ses dix années de gestion loyale du capital, s’est montré d’une discrétion exemplaire et s’est bien gardé de proposer la moindre solution. Si Jospin est resté pratiquement invisible pendant toute la durée du conflit, c’est bien parce qu’il demeure prisonnier d’un projet européen et d’un traité, dont la social-démocratie fut avec les libéraux tempérés l’artisan le plus zélé. De même, à droite, les crocs-en-jambe contre le Premier ministre n’ont pas manqué, de la part de Balladur comme de Pasqua et Seguin. Mais les proclamations sur la nécessité « d’une autre politique » sonnent creux, car il ne s’agit pas seulement d’une autre méthode de gouvernement par le dialogue, ni d’un meilleur dosage entre austérité et relance, mais bien d’une inversion des priorités sociales en contradiction directe avec les critères de convergence. Une autre politique impliquerait donc une révision déchirante du projet européen que ni la majorité de droite ni le Parti socialiste ne sont prêts à risquer.

On aurait pu craindre par ailleurs que le Front national exploite ce mouvement dans un sens populiste. Or, il l’a condamné et combattu ouvertement, s’efforçant sans succès de dresser les « usagers » contre les grévistes. Mais cela n’exclut pas qu’il puisse profiter encore électoralement du discrédit de la droite parlementaire et de la paralysie de la gauche. En définitive, grâce au rôle joué par la CGT, le Parti communiste est peut-être celui des grands partis qui a su tirer son épingle du jeu tout en évitant soigneusement toute initiative susceptible d’ouvrir la crise politique latente. Dans ces conditions, le tremblement de terre social ne provoquera pas dans l’immédiat de bouleversement de la scène politique, mais plutôt des recompositions partielles, lentes et moléculaires.

C’est sur le champ syndical que l’on peut prévoir et déjà constater les principaux changements. Au début du mouvement, les commentateurs superficiels insistaient sur la faible représentativité du syndicalisme français. Avec environ 10 % de salariés syndiqués, les effectifs d’un syndicalisme militant et minoritaire, sont en effet au plus bas ; chaque élection professionnelle confirme pourtant la représentativité des confédérations.

S’il est vraisemblable que les grèves de décembre provoquent un courant significatif de resyndicalisation, le paysage syndical en sort d’ores et déjà considérablement modifié. D’une part, la direction confédérale de la CFDT, avec Nicole Notat à sa tête, a joué ouvertement les briseurs de grève pour s’imposer comme interlocuteur privilégié du gouvernement. Force ouvrière, qui jouait traditionnellement ce rôle du syndicalisme de collaboration, responsable et « constructif », est au contraire apparue extrémiste pour des raisons qui ne sont pas nécessairement très nobles. La réforme Juppé de la Sécurité sociale brise l’hégémonie de ce syndicat dans la gestion des caisses d’assurance-maladie, d’où Force ouvrière tirait une part significative de ses ressources. L’épreuve de décembre aura des conséquences durables sur ces deux confédérations. Dans la CFDT, une opposition regroupant notamment la Fédération des transports et certaines unions régionales importantes, réclame un congrès extraordinaire. Dans FO, le congrès prévu dans deux mois opposera un candidat modéré à une alliance entre Marc Blondel et les militants lambertistes. Finalement, c’est la CGT, dont le congrès s’est tenu en plein mouvement, qui a fait une démonstration de force et imposé une image de syndicat combatif.

Cependant, le phénomène peut-être le plus important pour l’avenir réside dans l’affirmation d’un syndicalisme autonome (mais non corporatif) dont le syndicat Sud (Solidarité, Unité, Démocratie) constitue dans les postes et les télécommunications le meilleur exemple. Il s’agit d’un syndicat issu d’une exclusion de la CFDT en 1988. Très vite, ce syndicat indépendant et démocratique, animé par des militants d’extrême gauche, est devenu avec près de 30 % aux élections professionnelles la deuxième force dans les télécoms, sur les talons de la CGT, tandis que la CFDT s’effondrait. Dans le récent mouvement, Sud a joué, avec d’autres syndicats autonomes (dont celui des impôts ou le CRC santé) un rôle qui dépasse largement le cadre de sa branche et il se prépare à affronter les menaces de privatisation de cette entreprise publique rentable qu’est France-Télécom.

L’autre événement majeur, c’est une inversion claire et nette des rapports de force dans le syndicalisme enseignant. Il y a trois ans, la direction social-démocrate de la Fédération de l’Éducation nationale (Fen : 400 000 syndiqués environ) organisait une scission par crainte d’être mise en minorité par le développement de courants proches du Parti communiste, en particulier dans les lycées et collèges. La scission a donné naissance à deux fédérations, la Fen maintenue et la Fédération syndicale unitaire (FSU). La Fen conservait ainsi son hégémonie chez les instituteurs. Or, dans les luttes de décembre, la FSU, très mobilisée, a complètement marginalisé la Fen. Déjà majoritaire dans l’enseignement secondaire et supérieur, elle deviendra certainement le premier syndicat chez les instituteurs. Vu le poids spécifique du syndicalisme enseignant, la FSU, animée principalement par des militants du PC et d’extrême gauche, a joué dans le mouvement un rôle positif pour tenter de rassembler le front syndical commun qui a tant fait défaut.

Enfin, la discrétion des politiques a ouvert un espace à la remobilisation des « intellectuels » que l’on disait dépolitisés et indifférents.

Deux appels clairement contradictoires ont ainsi vu le jour.

D’une part, un appel à l’initiative de la revue Esprit, signé notamment par le sociologue Alain Touraine, le philosophe Paul Ricœur, et la « deuxième gauche » moderniste inspirée par la fondation Saint-Simon. Il s’agissait de saluer dès la première phrase le « courage de Nicole Notat », sans prendre vraiment position sur les deux questions de l’heure : le soutien aux grévistes et le refus du plan Juppé.

Le second appel, lancé notamment par Pierre Bourdieu, pour un soutien actif, politique et matériel, aux grévistes et à leurs revendications a rencontré un écho considérable.

Les grévistes et les manifestants de décembre ont prouvé qu’il était possible de faire reculer le gouvernement, de s’opposer aux effets de la mondialisation marchande, d’infliger un coup d’arrêt à l’offensive libérale. L’événement crée une situation nouvelle, où se nouent l’ancien et le nouveau. La mobilisation populaire déchire la ligne d’horizon et invente son propre avenir. Elle ébauche une alternative à la dictature des “marchés financiers” et au règne d’une compétition inhumaine. On a déjà beaucoup spéculé sur la signification de cette explosion sociale. Nombre de journalistes veulent y voir la dernière grève archaïque d’une époque qui s’achève. Et pourquoi pas la première grande grève antilibérale du siècle qui vient ?

New Left Review, n° 215, janvier-février 1996

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