La question du parti

Futurs : Il y avait cohérence entre la forme bolchevique du Parti communiste et le projet que devait s’assigner l’organisation. Quel type de cohérence aujourd’hui ? Quelles lignes de force dans la conception moderne d’une formation communiste ?

Daniel Bensaïd : La conception dite léniniste correspond d’abord, non à un projet stratégique précis (grève insurrectionnelle, guerre prolongée…) mais aux conditions générales de lutte pour l’émancipation sous la férule du capital. À la différence de la révolution bourgeoise, la conquête du pouvoir politique dans la révolution socialiste ne parachève pas une hégémonie économique et culturelle déjà acquise ; elle inaugure un processus de libération prolongé (ou de révolution permanente) : Comment de rien devenir tout ? Même si la chanson simplifie la question, elle n’en soulève pas moins la difficulté si souvent tragique des révolutions contemporaines. Cela tient à une contradiction également perçue par Marx, mais non résolue. Certes le capital engendre avec le salariat son propre « fossoyeur », mais le travailleur est aussi un être mutilé, physiquement et psychologiquement, par la discipline et l’organisation du travail. Il est ainsi prisonnier du cercle de fer de l’aliénation et du fétichisme que constitue le rapport capital/travail.

C’est pour résoudre ces questions cruciales que Lénine élabore un ensemble de concepts stratégiques : crise révolutionnaire, dualité de pouvoir, principes d’organisation d’une avant-garde, capable de mémoriser les expériences, de prendre des initiatives, de freiner ou d’accélérer l’action selon les flux et reflux du rapport des forces. Son idée du parti constitue à ce niveau un « principe », autrement dit une formule algébrique, qu’il distingue lui-même du « système » d’organisation variant avec les circonstances (légalité, illégalité par exemple ; plus ouvert lorsque le mouvement de masse est ascendant, plus sélectif dans les périodes de recul).

Aujourd’hui, bien des conditions ont changé. Dans l’organisation du travail, dans le niveau culturel du salariat, dans un long apprentissage des pratiques parlementaires et du droit social, dans l’accès à l’information. Le mouvement d’émancipation peut s’appuyer sur de nombreuses conquêtes, accumuler certaines positions de pouvoir, développer des éléments d’une hégémonie alternative. Mais jusqu’à un certain point seulement. Le cercle de fer de l’aliénation inhérente au fétichisme de la marchandise demeure sa limite. Le contraste entre les moments de lutte intense (Mai 68, décembre 1995), où l’on entrevoit d’autres possibilités, et la grammaire quotidienne de la soumission et de la résignation l’atteste.

On ne sait donc pas, dans un monde dont les coordonnées politiques et les espaces stratégiques sont en plein bouleversement, quelle peut être la forme des révolutions futures. En revanche, on peut risquer d’affirmer que l’émancipation communiste, l’instauration de la liberté de chacun comme condition de la liberté de tous, passe par une rupture. On ne peut sortir de la cour de prison où les exploités tournent en rond sous la surveillance du capital que par effraction, par un bouleversement des rapports de propriété et de pouvoir. La révolution demeure ainsi un horizon régulateur, celui des intérêts généraux et historiques du prolétariat, par-delà les intérêts de catégorie, de pays, de corps, qui trace une perspective et devrait constituer une règle de conduite contre les petites capitulations de realpolitique qui préparent souvent les grands désastres (sur l’immigration par exemple).

Futurs : Quelles pistes suggérez-vous de suivre pour définir les formes nécessaires d’une organisation de nouveau type ? Quelles méthodes pour les faire naître ?

Daniel Bensaïd : Nous partons d’une terrible confusion. Depuis 1924 au moins et la bolchevisation de l’Internationale communiste, le centralisme démocratique s’est confondu avec un centralisme bureaucratique à sens unique. Mais le problème de fond demeure. Nous n’agissons pas dans un milieu démocratique éthéré où les conditions des choix seraient loyales et équitables. Toute la vie publique est constituée de rapports de forces et baigne dans la pression de la logique marchande. Les médias ne cessent de coopter des leaders et porte-parole du mouvement social, au mépris des règles démocratiques propres de ces mouvements, les questions de financement pèsent sur tous. La bataille de l’information se livre à armes plus inégales que jamais.

Dans ces conditions, il faut rappeler que l’une des fonctions essentielles d’un parti révolutionnaire est de créer dans la mesure du possible les moyens d’une démocratie collective que la logique du capital ne cesse de détruire : par l’adhésion volontaire des membres et l’exigence de certains devoirs, créer les conditions d’une participation égalitaire à la prise de décision et à l’application, alors que les partis parlementaires tendent à reproduire le fonctionnement plébiscitaire des institutions ; assurer le maximum d’indépendance économique par rapport aux entreprises ou aux institutions économiques ; garantir des règles de discussion qui corrigent partiellement l’inégalité inhérente à la division du travail ; instituer un mécanisme de contrôle et de révocabilité sur les responsables et dirigeants ; exercer une vigilance extrême contre toute forme de privilèges matériels (salaire des permanents), etc. L’idée clef est que les modes les plus informelles et « souples » d’organisation ne sont pas les moins propices à la bureaucratisation, aux directions autoproclamées, aux manipulations d’assemblées. Le mouvement ouvrier a besoin de développer sa propre pratique scrupuleuse du droit, et c’est de plus un apprentissage à la société future.

Ce qui en revanche a considérablement changé depuis le début du siècle, c’est le rapport au mouvement social lui-même, aux formes multiples d’auto-organisation dont il se dote. Sur ce plan, l’échange permanent entre l’action des partis et l’expérience venue du mouvement syndical et associatif est décisif. Les partis doivent être dans une attitude de proposition (il serait démagogique et hypocrite de prétendre que tout vient du mouvement lui-même, sans tentatives de synthèses, ou que les partis soient les simples caisses de résonance du mouvement), mais une attitude toujours respectueuse de l’indépendance et de la souveraineté de ces mouvements, maîtres de leurs propres décisions. Après délibération contradictoire, les partis se soumettent à la volonté majoritaire d’une organisation de masse, les syndicats à la volonté majoritaire d’une assemblée de grève. Ce métabolisme du mouvement social implique aussi qu’un certain degré de centralisme et l’application de la loi majoritaire dans un parti aillent de pair avec un large espace d’expérimentation et d’autonomie des instances de base dans leurs milieux respectifs.

Enfin, ces conceptions, cela va de soi, signifient le développement d’une culture pluraliste, dans les mouvements sociaux, comme dans les partis. S’il y a plusieurs voies possibles pour atteindre un même but, si les erreurs ne sont pas des crimes, si les classes opprimées ne sont pas monolithiques et homogènes, une pluralité de représentation est toujours nécessaire, y compris un pluralisme entre courants révolutionnaires.

Comment avancer sur la voie d’une formation communiste de notre temps ? La réponse découle à l’évidence du but poursuivi. Nous partons tous du lourd héritage de ce siècle. Il faut se faire à l’idée que tout ne peut être résolu en même temps, que tout en politique ne relève pas des mêmes rythmes. En même temps, il y a des urgences dans la lutte. Il faudrait donc pouvoir avancer vers une formation révolutionnaire enrichie d’expériences et de traditions diverses, fondée sur un accord sur les événements et les tâches fondamentales de l’heure, capable de laisser en discussion ouverte des questions de bilan et de long terme, à la seule condition que soient respectées les règles internes d’un pluralisme démocratique.

Archives personnelles (le titre est de la rédaction du site). Futurs, décembre 1996

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