Le Deuxième souffle ?

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I – Fondements de la mobilisation étudiante

1. Un carrefour de contradictions

Par sa situation objective, le milieu étudiant constitue le nœud où s’entrelacent plusieurs contradictions1.

Composante de la jeunesse en général, il est le premier touché par la crise de l’idéologie bourgeoise qu’il est censé glorifier et perpétuer. La bourgeoisie de la décadence impérialiste n’est pas la bourgeoisie créatrice qui prend le pouvoir pour réaliser ses tâches historiques. Ses valeurs, son histoire, sa morale n’ont rien d’enthousiasmant ; sa cause semble entendue : aucun jeune ne peut identifier ses espérances à celles de la classe bourgeoise, lier son sort à cette moribonde. D’autant plus que les valeurs tant prêchées par l’école, les académies, les autorités sont quotidiennement démenties par les crimes de l’impérialisme dans ses convulsions. Privée de morale et d’idéal, la bourgeoisie leur substitue l’étalon publicitaire. Il ne s’agit plus de défendre les idéaux de la bourgeoisie triomphante (liberté, égalité) mais de se conformer au portrait-robot du consommateur moyen, bourgeois médiocre de la décadence. Aucune jeunesse ne peut se reconnaître dans cette idéologie. Et plus que tout autre jeune, parce qu’il en est l’héritier présomptif et le continuateur désigné, l’étudiant vit intensément la crise de l’idéologie bourgeoise.

porte_drapeau.jpgComme futurs cadres, les étudiants sont hantés par les problèmes de la structure de l’emploi concernant les travailleurs intellectuels. Dans les branches dont l’horizon professionnel est précis, futur cadre signifie souvent futur chômeur (disciplines scientifiques, techniciens) ; dans les professions libérales (droit, architecture) de longues études débouchent souvent sur la lente ascension de hiérarchies malthusiennes.

Enfin, le milieu étudiant se trouve au cœur de la crise institutionnelle de l’université. Il convient de s’arrêter sur cette contradiction qui est l’un des plus puissants ressorts de la mobilisation étudiante.

2. La contradiction principale

a) L’université écartelée

La contradiction principale de l’université illustre la contradiction fondamentale de la société capitaliste : développer les forces productives tout en perpétuant les rapports de production.

Le rythme d’innovation technologique et la croissance constante des besoins de main-d’œuvre qualifiée mettent en valeur le rôle actuel de l’Université et de l’École dans le développement des forces productives (formation professionnelle). Cette fonction n’en demeure pas moins indissociablement et contradictoirement liée à la perpétuation des rapports capitalistes de production par la diffusion et le rayonnement de l’idéologie bourgeoise qui les dissimule aux yeux des futurs exploités.

Ainsi surgit la contradiction entre le niveau de formation requis par le développement des forces productives et le niveau de formation qu’exigent du point de vue de la classe dominante le maintien et la reproduction des rapports hiérarchiques dans l’entreprise et des rapports d’exploitation dans la société en général. D’où la sélection, la spécialisation hâtive, l’orientation forcée, la formation en miettes.

Toutes les descriptions sociologiques sur la transformation de l’Université ne font que relever les indices de cette contradiction principale. La fonction dite culturelle – auto-recrutement des élites bourgeoises (facultés de lettres, professions libérales) – s’estompe au profit d’une fonction économique de plus en plus affirmée. Sans pour autant disparaître. Comme l’innovation technologique permanente est devenue l’un des plus puissants facteurs du développement économique, les modifications relatives à la structure de l’emploi et à la division technique du travail prennent une importance de plus en plus considérable ; une économie en expansion a besoin de voir se modifier la répartition de la main-d’œuvre dans le sens d’un accroissement des cadres moyens et supérieurs.

L’horizon professionnel est présent, parfois obsédant, pour l’étudiant, dès son entrée à l’université. Et ce d’autant plus qu’il est appelé à collaborer au maintien de l’ordre bourgeois, sans partager pour autant les privilèges de classe de la bourgeoisie.

L’exemple des sciences humaines est édifiant à cet égard. La sociologie, simple épigone de la philosophie à l’époque du capitalisme libéral, devient à l’époque du capitalisme monopoliste une discipline autonome inspirée de la sociologie américaine et chargée de fournir les spécialistes ayant pour mission d’huiler les rouages humains de l’entreprise. Au besoin on amputera même l’université de l’enseignement sociologique pour confier aux entreprises elles-mêmes la formation de sociologues maison. De même le professeur Canguilhem soulignait dans un article célèbre que la psychologie, faute d’être une science, demeure souvent un auxiliaire de la préfecture de police. Loin de remettre en question l’ordre établi, les sciences humaines ont pour fonction de le confirmer en le constatant et d’y adapter et asservir les classes dominées.

Le contenu de l’enseignement qui doit simultanément former une main-d’œuvre adaptée aux besoins de l’économie capitaliste et la domestiquer par une forte injection d’idéologie bourgeoise n’est pas la seule manifestation de la contradiction principale de l’université.

b) Diversification du recrutement

En même temps qu’évolue la fonction de l’université, évolue la gamme de son recrutement. Même si, dans la plupart des pays capitalistes avancés, ce recrutement reste « antidémocratique », comme l’atteste le pourcentage toujours faible de fils d’ouvriers et de paysans à l’université, les étudiants ne sont plus de façon quasi exclusive des fils de famille propulsés dans la carrière par un népotisme institutionnel. Le recrutement de l’université s’est élargi aux couches moyennes.

Cela ne signifie pas que l’esprit de révolte soit entré à l’université avec ces couches. On sait que le petit-bourgeois ou le fils de prolétaire isolé à l’université est la victime consentante et flattée du processus d’acculturation bien connu des sociologues : « Pour les fils de paysans, d’ouvriers, d’employés ou de petits commerçants, l’acquisition de la culture scolaire est acculturation. Si les intéressés eux-mêmes vivent rarement leur apprentissage comme renoncement ou reniement c’est que les savoirs qu’ils doivent conquérir sont hautement valorisés par la société globale et que cette conquête symbolise l’accession à l’élite. Aussi faut-il distinguer entre la facilité à assimiler la culture transmise par l’école (d’autant plus grande que l’origine sociale est plus élevée) et propension à l’acquérir qui atteint son maximum d’intensité dans les classes moyennes […]. Aussi est-ce la petite bourgeoisie, classe de transition, qui adhère le plus fortement aux valeurs scolaires, puisque l’école promet de combler toutes ses attentes en confondant les valeurs de la réussite sociale et celle du prestige culturel. Les membres des classes moyennes se distinguent des classes inférieures en accordant à la culture de l’élite, dont ils ont une connaissance tout aussi lointaine, une reconnaissance décisive qui témoigne de leur bonne volonté culturelle, intention vide d’accéder à la culture2. »

Pourtant ces couches ne peuvent concevoir les études universitaires comme les abordent les dilettantes rejetons de la haute bourgeoisie. Étranglées entre des assises familiales souvent instables (faites des sacrifices consentis pour « payer des études ») et un avenir professionnel incertain (où les guette la sélection arbitraire et parfois, en fin de parcours, le chômage des cadres), elles sont politiquement disponibles et prêtes à demander des comptes pour leurs angoisses et pour les efforts consentis au mirage de la promotion sociale.

c) Une rationalité bâtarde

L’opération de réajustement de l’économie capitaliste en expansion aurait pu apparaître aux étudiants « sérieux » et aux esprits « bien disposés » comme une œuvre salutaire de rationalisation. Si la rationalité en question ne s’annonçait de toute évidence comme une rationalité bâtarde dont les méthodes pédagogiques rétrogrades, le contenu désuet de l’enseignement, les structures vermoulues, l’orientation par l’échec, ne sont que les facettes quotidiennes.

En fait, la bourgeoisie, unanime à concevoir la nécessité d’une réforme de l’université, est partagée lorsqu’il s’agit d’en assumer les coûts. Les bourgeois se proposent collectivement une réforme dont, individuellement, ils refusent les moyens. Les avatars que l’austérité budgétaire fait connaître en France à la loi Faure ne sont qu’un exemple de plus. La volonté de modernisation à moindres frais se traduit par des mesures partielles et des rapiéçages qui perpétuent le chaos universitaire. Il fait reconnaître que la formation accélérée est aussi une mesure d’économie prévisionnelle : la sous-qualification fournit une main-d’œuvre incapable de s’adapter à l’évolution technologique, soumise aux impératifs du recyclage et aux déplacements géographiques, taillable et corvéable à merci.

Enfin cette rationalité bâtarde des réformes universitaires capitalistes répond au souci politique de restreindre le champ d’intérêt intellectuel des cadres et techniciens destinés à demeurer des rouages dociles du système de production alors qu’ils aspirent, de par leurs connaissances et leur fonction, à en assumer le contrôle. Limiter leurs aspirations en limitant leur formation, c’est aussi une préoccupation contradictoire à laquelle n’échappent pas les réformateurs. L’université en tant que dispensatrice de l’idéologie bourgeoise est aussi l’un des instruments les plus raffinés que la classe dominante se donne pour rationaliser et perpétuer, produire et reproduire, son propre pouvoir.

Ces tentatives de rationalisation capitaliste se sont multipliées les dernières années. Le Wissenschaftrat en Allemagne, le plan Gui en Italie en sont des variantes. La réforme Faure représente en France l’une des tentatives capitalistes les plus cohérentes de réforme de l’université. Le plan Fouchet (1964-1967) s’était déjà efforcé de répondre à une période d’innovation technologique accélérée qui exigeait un fort contingent de main-d’œuvre qualifiée et polyvalente. Cet impératif se heurtait au refus politique de la bourgeoisie de former des gens ayant une compréhension un tant soit peu globale de la société et susceptibles de la remettre en question. D’autre part cet objectif demandait des crédits, un effort financier considérable conçu par les capitalistes comme un investissement trop peu rentable à court terme.

Pour résoudre ces contradictions, fut instauré un système de formation et rapide et spécialisé, distinct de la formation d’une élite destinée à prendre les postes de commande. Mais les prévisions même du plan Fouchet ne furent pas toutes réalisées et les crédits furent parfois bloqués. Ainsi le plan Fouchet ne parvenait qu’imparfaitement à remplacer la sélection naturelle des anciennes propédeutiques surchargées par la sélection organisée des cycles courts, des impasses et des passerelles. Enfin le plan Fouchet parait au plus pressé : surtout consacré à rattraper le retard scientifique, il n’évoquait qu’évasivement les débouchés des études littéraires et leur insertion dans l’économie.

En même temps qu’était appliqué le plan qui devait régler les questions les plus urgentes se tenaient des colloques à Caen et à Amiens. Réunissant universitaires et représentants de l’économie, ces colloques entreprirent une recherche à plus long terme, passablement abstraite, sur une pédagogie d’élite et un recyclage des connaissances adaptées à la science moderne. Ils posèrent en outre pour la première fois le principe de petites unités universitaires ouvertes à l’économie régionale, de l’émulation entre facultés aboutissant, par « la libre concurrence », à un enseignement d’élite de plus en plus distinct d’un enseignement de masse. L’application précise de ces principes n’était pas envisagée, ni les questions budgétaires. On s’y contentait d’une apologie de la révolution pédagogique, des expériences d’enseignement polyvalent, avec crédits illimités et méthodes audiovisuelles à la clef.

Le chambardement de Mai 68 est intervenu au moment où l’application du plan Fouchet était financièrement ralentie par les échéances plus contraignantes du Marché commun. Il en résultait que la classification entre voies courtes et voies longues n’était pas entièrement opérée ; les étudiants restaient concentrés dans des facultés énormes où la solidarité et l’information rapide tenaient en échec la division entre les sections et les instituts, où le malaise devant l’incertitude des débouchés rendait disponibles les littéraires (Sorbonne, Nanterre), où l’intervention des impératifs économiques dans les branches techniques rendait à chacun perceptible le problème de l’exploitation capitaliste.

La réforme Faure a pour rôle de mettre sur le compte de mai une réforme d’ensemble dont le plan Fouchet n’était qu’une première ébauche : adapter l’enseignement au développement des forces productives tout en maintenant les rapports de production actuels, qui se traduisent par le monopole du savoir pour la classe dominante. On s’oriente ainsi vers la suppression des distinctions inopérantes entre moderne et classique, littéraire et scientifique, et vers la création d’une nouvelle culture d’élite fondée non plus sur l’archaïque culture générale (latin, langues anciennes, etc.) mais sur la connaissance complète et maîtrisée du fonctionnement de la société (processus de production).

Distincte de cette nouvelle culture, demeure une « culture » de masse où la spécialisation par matières (anglais, chimie, géographie) fait place à la spécialisation par emploi (droit public, droit privé).

Ce sont là les grandes lignes de la réforme universitaire française. Elle témoigne à la fois des efforts d’adaptation de la bourgeoisie et des limites que lui imposent ses contradictions. Elle n’est qu’une des solutions que la bourgeoisie internationale sera amenée à tenter pour résoudre son problème universitaire ; une solution parmi les plus représentatives pourtant des tentatives d’autoréforme du système.

Ainsi se trouvent définies les conditions objectives de la mobilisation étudiante. Reste à analyser les voies et formes que prend la politisation du milieu étudiant déchiré de contradictions, la façon dont il donne naissance à un mouvement.

3. La politisation du milieu étudiant

a) Cohésion du milieu étudiant

Malgré les tentatives du syndicalisme universitaire pour « unifier le milieu étudiant » (nous y reviendrons), l’absence de cohésion et d’homogénéité de ce milieu a été soulignée très justement par les sociologues3. Pourtant, même si cette appréciation demeure déterminante pour la compréhension de la politisation étudiante, elle a été sensiblement corrigée ces derniers temps par plusieurs facteurs : le temps passé comme étudiant s’est allongé, la concentration des complexes universitaires (campus) s’est opérée dans une proportion qui n’est dépassée que par les grands complexes industriels ; la diversification du recrutement, le devenir professionnel créent des liens plus forts que jamais entre les étudiants et le reste de leur génération dans les lycées et dans les usines.

Ces conditions facilitent la mobilisation de masse des étudiants. Elles n’expliquent pas comment ils accèdent à la lutte et à la conscience politique.

b) Politisation du milieu étudiant

Concernant la politisation du milieu étudiant, deux tentations ont toujours existé. La première, considérant que les étudiants sont dans leur majorité d’origine petite-bourgeoise, qualifie de façon péremptoire le mouvement étudiant de petit-bourgeois et lui tourne le dos. C’est confondre allègrement analyse sociologique et analyse politique. La seconde voit dans la contradiction de l’université le fondement objectif du ralliement des étudiants au prolétariat et fait du milieu étudiant en tant que tel un allié naturel du prolétariat. C’est encore une analyse formelle.

De même que le milieu étudiant est dépourvu de cohésion sociale, de même il n’a aucune homogénéité politique. Si l’on dit que le prolétariat représente les intérêts historiques de l’humanité, alors bien sûr, comme lambeaux de l’humanité, les étudiants ont intérêt à la révolution prolétarienne. Mais si l’on parle plus précisément, il n’est pas vrai que les étudiants en tant que tels soient tous « objectivement » passés aux côtés du prolétariat. Surtout lorsque le prolétariat dépourvu de direction révolutionnaire tâtonne et piétine.

Il n’y a pas d’intérêts homogènes des étudiants à défendre. Dans toutes les facultés, dans tous les pays, le mouvement étudiant est divisé, selon des proportions variables, en droite et gauche. La clef de la politisation étudiante, se trouve hors de l’université, dans le contexte politique national et international. Il y a toujours une partie des étudiants qui reconnaissent dans les arguments du pouvoir leurs « intérêts bien compris ». Dans toutes ses périodes fastes, pendant la guerre d’Algérie, en mai 1968, l’Unef a agi comme un mouvement politique de masse, et non syndical.

Que la politisation du milieu étudiant ne soit pas immanente à sa situation mais lui vienne du dehors, trouvant seulement en lui un terrain propice et disponible, c’est ce que constataient déjà Marc Kravetz et Antoine Griset 4 : « On ne peut comprendre la réalité de la guerre d’Algérie pour le mouvement étudiant sans référence à la forme qu’a revêtue la lutte des classes au niveau international et à la forme particulière par laquelle elle s’est traduite en France […]. Révolte petite-bourgeoise mais basée sur la référence explicite à un modèle de bourgeoisie et de culture nationales bafoués par l’impérialisme et qui dans le champ spécifique où elle opère, se transforme en conscience révolutionnaire pour une large masse des étudiants […]. C’est d’abord en tant que citoyens, au sens de 1789, que les étudiants se révoltèrent, et non en tant qu’étudiants défavorisés 5 ». Déjà il apparaît que la politisation étudiante ne suit pas la démarche progressive d’une prise de conscience partant des intérêts économiques des étudiants pour accéder aux intérêts historiques du prolétariat, elle a plutôt la forme d’une révolution et d’une rupture : révélation de la nature réelle de l’impérialisme (guerre d’Algérie) et rupture douloureuse envers la classe marâtre de ses fils qui la renient au nom même des valeurs qu’elle leur a inculquées.

Confirmant et complétant la constatation de Griset et Kravetz, Asor Rosa6 écrit à propos du mouvement étudiant italien : « Le point de départ en Italie n’est pas le refus d’une situation sociale intolérable, c’est aussi cela bien sûr, mais aussi et surtout ce qui est considéré comme les erreurs et les carences du mouvement ouvrier officiel. Que le mouvement étudiant italien soit né du tronc du mouvement ouvrier est simultanément une prise de conscience et un détachement de celui-ci : il s’agit donc d’un acte fondamentalement politique dès son origine […]. Le mouvement étudiant s’est substitué aux partis. Il n’est pas parti de zéro mais a réuni toutes les expériences politiques précédentes pour se poser immédiatement comme section détachée du mouvement ouvrier italien sur le terrain universitaire. » Nous verrons plus tard que ce mouvement comme « secteur détaché » pose plus de problèmes qu’il n’en résout. Néanmoins, ce qui est ici affirmé, c’est non seulement que la politisation du milieu étudiant n’est pas universitaire et progressive mais globale, mais encore que le rapport fondamental du mouvement ouvrier au mouvement étudiant est l’une des coordonnées nécessaires à l’analyse.

Incapable de cohésion sociale et d’homogénéité politique, le milieu étudiant trouve hors de l’université, dans les protagonistes principaux de la lutte des classes (bourgeoisie et prolétariat) les pôles de sa politisation. La lutte des classes trouve dans le creuset de contradictions que représente le milieu étudiant un terrain favorable et fécond d’où elle jaillit avec vigueur. Ces conditions objectives ne suffisent pourtant pas encore à expliquer le rôle joué par le mouvement étudiant dans la plupart des pays capitalistes avancés dans les années soixante.

c) Le maillon faible

Dans les années cinquante, la social-démocratie passe de plus en plus ouvertement du social-réformisme au social-impérialisme. Elle abandonne complètement la lutte anti-impérialiste, même sous la forme dévoyée du pacifisme dont le mouvement antiatomique fut la dernière fleur (les hippies relèvent d’une autre analyse).

Parallèlement le mouvement stalinien, occupé de coexistence pacifique, réduit de plus en plus l’internationalisme à la charité humaniste, abandonne le soutien militant aux luttes de libération qui risquent de troubler le grand jeu diplomatique de l’URSS.

Mais ce mouvement stalinien doit subir ses premières défaites là où il a péché : abandonnant le soutien à la révolution coloniale au moment où le Vietnam concentre toutes les sympathies et apparaît comme la clef de la situation internationale, il laisse le champ libre à des mouvements anti-impérialistes divers (CVN7 en France, VSC8 en Angleterre, AWM9 aux États-Unis). Le mouvement étudiant constitue l’épine dorsale de ces mouvements dans la mesure même où il échappe au contrôle des bureaucraties staliniennes et sociales-démocrates. À l’image du milieu lui-même, les bureaucraties en milieu étudiant sont instables et transitoires. Elles peuvent servir de marchepied aux apprentis bureaucrates des partis communistes ou de la social-démocratie, elles n’ont pas de réelle emprise sur le mouvement étudiant. En conséquence le mouvement étudiant constitue la première force organisée, puisant dans les contradictions multiples de l’université une énergie politique intarissable à échapper sur le terrain de l’anti-impérialisme au contrôle des bureaucraties ouvrières. Il constitue le maillon faible de la chaîne d’intégration politique tendue par la bourgeoisie d’une part, par la social-démocratie et le stalinisme d’autre part. Et le soutien au Vietnam, l’enthousiasme qu’inspire le Che qui ressuscite l’internationalisme militant sont le berceau politique qui donne au mouvement étudiant international de nombreuses ressemblances et souvent un langage commun. C’est ce qu’exprime Rudi Dutschke, confirmant le rôle joué par la révolution vietnamienne dans l’essor du mouvement étudiant international : « Vers le milieu des années soixante, le Vietnam vivait dans nos exposés, nos discussions, nos séances de cinéma et nos manifestations10. »

Devant la faillite de l’internationalisme officiel, à sens unique, du Kremlin, on renouait avec l’internationalisme en s’identifiant aux combattants vietnamiens. Griset et Kravetz voient même dans cet anti-impérialisme l’une des coordonnées politiques du mouvement étudiant : l’une serait ses rapports au mouvement ouvrier, l’autre ses rapports avec les luttes de libération : « L’Unef apparaît connue un phénomène unique en Europe. Dans les autres mouvements il a manqué l’un des termes de l’équation. Le mouvement italien (Unuri), auquel il a manqué l’expérience d’une bourgeoisie aux prises avec sa forme d’impérialisme, est syndicalement puissant mais de politisation moindre. Le mouvement anglais, privé d’un parti ouvrier fort et révolutionnaire, n’a pu apporter de réponse politique aux problèmes posés par l’impérialisme britannique et demeure extraordinairement corporatiste et traditionaliste. » Seuls à l’époque le Mubef11 (de façon éphémère), appuyé sur les deux pôles de l’émancipation du Congo et des grèves belges de 1961, et la Zengakuren (durablement) évoquent et confirment les caractéristiques du mouvement français. Mais avec le rôle mondial de la révolution vietnamienne, chaque mouvement étudiant va vivre la crise de l’impérialisme (que seuls les mouvements français – Algérie – et belge – Congo – avaient connue), et combler les retards (cf. les mouvements italiens, allemands, et dans une certaine mesure anglais).

En même temps on découvre que les coordonnées, les variables de l’équation du mouvement étudiant ne sont pas là où les situaient Griset et Kravetz : le mouvement ouvrier (puissance, combativité, degré d’organisation) est bien sûr l’une d’elles, mais l’autre n’est pas la confrontation à la révolution coloniale qui est plutôt le caractère fondamental de la période. C’est cette seconde variable qu’il faudra découvrir.

Ainsi sont cernées les conditions de mobilisation et de politisation du milieu étudiant. Il importe, avant d’analyser le mouvement étudiant à l’œuvre, de souligner deux points. D’une part, dès l’origine, il est placé devant le dilemme qu’exprime le « manifeste pour une université négative » des étudiants italiens de Trente : « Ni se substituer ni attendre ! » Ni se substituer au mouvement ouvrier tenu en laisse par les bureaucrates ni attendre face au piège de son immobilisme. C’est au travers de ce dilemme que le mouvement doit frayer son chemin. Et le rôle qu’il joue alors ne peut pas être apprécié du haut d’un jugement dogmatique porté au nom des origines sociales des étudiants…

Rappelons seulement que Lénine avait une tout autre idée de la caractérisation des forces politiques : « La division en classes est certes l’assise la plus profonde du groupement politique ; certes, c’est toujours elle qui en fin de compte détermine ce groupement. Cette fin de compte, c’est la lutte politique qui l’établit. »

II – Trajectoire du mouvement étudiant français : luttes étudiantes, luttes ouvrières

1. Les grandes étapes du mouvement étudiant

a) L’histoire du mouvement étudiant français porte la marque de ce dilemme : ni se substituer ni attendre. Cette histoire est avant tout l’histoire de ses rapports avec le mouvement ouvrier. Après la guerre d’Algérie, en période d’accalmie relative des luttes ouvrières, le mouvement étudiant français, sur la lancée de sa mobilisation anti-impérialiste s’érige en mauvaise conscience du mouvement ouvrier. À la rationalité bâtarde de la bourgeoisie, il tente d’opposer sa propre rationalité programmatique. Il compte sur l’efficacité du verbe et de la raison pure pour dévoiler les contradictions du capitalisme et les voies du socialisme sans avoir à compter sur un rapport de force auquel fait défaut la mobilisation ouvrière.

b) En période de remontée des luttes révolutionnaires, marquée notamment par la grève de Rhodiaceta à Besançon, les manifestations du Mans et de Caen (prémices de la grève générale de Mai), le mouvement étudiant, animé par les groupes révolutionnaires issus de l’Union des étudiants communistes (UEC), redécouvre la réalité du mouvement ouvrier et la possibilité de jonction avec lui. Il se constitue dans cette période en groupe de pression sur le mouvement ouvrier au travers de liaisons « intersyndicales » sur les problèmes communs aux travailleurs et aux étudiants : formation professionnelle, emploi, sécurité sociale. Pendant ces années le mouvement étudiant qui se développe se coule dans les structures préexistantes du corporatisme étudiant où il trouve un cadre d’élaboration idéologique et une enseigne vaguement syndicale qui légitime ses prétentions face au mouvement ouvrier.

c) Le mouvement étudiant ne pouvait demeurer éternellement sur cette corde raide, dans le sillage du mouvement ouvrier sous hégémonie stalinienne. Il devait soit se soumettre en réintégrant le giron des « forces démocratiques », soit s’appuyer sur la disponibilité du milieu pour prendre seul l’initiative des luttes et tenter de rompre le statu quo de la lutte des classes.

À cet égard, la grande grève revendicative de novembre 1967 à Nanterre, où le mouvement étudiant français éprouve ses limites et son impuissance en tant que groupe de pression syndicale, est significative. Dès lors les structures classiques héritées du corporatisme (Unef, corpos, groupes d’études) apparaissent comme un carcan ; avec le 22-Mars, ce sont les groupes d’avant-garde qui prennent l’initiative de fondre les pratiques politiques éclatées du mouvement étudiant dans un courant anticapitaliste, anti-impérialiste, antibureaucratique.

À partir de ce tournant, le mouvement étudiant n’évolue plus dans le cadre du passé qu’il subit, il est structuré par les groupes d’avant-garde, en fonction de projets politiques qui dépassent les limites du « point de vue » étudiant. Il acquiert dans cette mutation le moyen de jouer le rôle spécifique d’avant-garde tactique, de détonateur et d’accélérateur de la lutte des classes, plus par ses formes de luttes exemplaires que par leur contenu programmatique.

d) Après Mai 68, les formes de lutte ne suffisent plus pour que le mouvement étudiant joue en tant que tel un rôle d’avant-garde ; pour que ses actions aient un sens aux yeux des travailleurs, elles doivent constituer des éléments de stratégie alternative à celle du PCF par leurs mots d’ordre et leur contenu programmatique. Tel qu’il est, le mouvement étudiant ne peut jouer ce rôle. Il n’en a ni les capacités politiques ni les moyens organisationnels. Sur le plan politique, les mots d’ordre ne peuvent être élaborés à partir du mouvement lui-même, mais à partir d’une compréhension globale de la lutte des classes, de la mobilisation ouvrière, qui ne peut être le fait que d’une organisation d’avant-garde.

Telles sont les grandes étapes de la mobilisation étudiante en France depuis le début des années soixante. Toutes manifestent des caractéristiques politiques du mouvement étudiant. Elles méritent qu’on s’arrête sur chacune d’elle.

2. La raison critique

Pendant la guerre d’Algérie, devant la démission du Parti communiste français, le mouvement étudiant français s’est radicalisé hors de son contrôle et de son initiative.

Dans l’Unef, d’une part, l’indignation humanitaire, le refus pour les sursitaires de partir en Algérie suscitent une différenciation politique entre minos et majos autour du problème d’Algérie. Cette différenciation conduit à la scission et à la constitution d’un syndicat de droite (la Fnef)12.

Cette radicalisation de l’Unef porte à la présidence non pas des militants communistes mais des catholiques de gauche (dont les présidents Gaudez, Mousel, Schreiner sont les représentants typiques). D’autre part, en 1961, devant les tergiversations de l’Unef, se crée un Front universitaire antifasciste animé par des militants d’avant-garde, souvent membres de l’UEC, mais qui agissent en francs-tireurs vis-à-vis du Parti.

Au sortir de la guerre d’Algérie, le mouvement étudiant désemparé n’a plus que de glorieux souvenirs à ruminer. Aigri, ayant rompu avec une classe bourgeoise qui trahit ouvertement la morale et les idéaux qu’elle enseigne, tenu à distance par un mouvement ouvrier méfiant et paralytique sous l’emprise d’un stalinisme renié du bout des lèvres, le mouvement étudiant est réduit à l’impuissance.

Il ne peut ni rentrer dans le rang de la classe dominante ni rejoindre un parti ouvrier qui le tient délibérément à l’écart 13 ; incapable à lui seul de poursuivre la lutte, le mouvement étudiant se cherche. Sans histoire et sans projet, il a besoin de s’employer à plein à chaque instant pour se prouver qu’il existe ; la valse des générations militantes abolit sa mémoire, sa situation sociale lui interdit toute élaboration d’ensemble et toute volonté politique durable.

Faute de trouver sa place dans l’histoire, il n’a plus qu’à se réfugier dans les catégories que lui a léguées la philosophie bourgeoise : « Toute entière engagée dans une histoire quasi instantanée, l’Unef s’est posée comme la mauvaise conscience de la société française. » (Kravetz et Griset.) Ajoutons que coincé entre une mère qu’elle renie (la société bourgeoise) et un père qui refuse de la reconnaître (le PCF), cette mauvaise conscience qu’est le mouvement étudiant est aussi une conscience malheureuse.

Pourtant le mouvement étudiant ne pouvait vivre d’être le témoignage vivant des crimes de la bourgeoisie et de la démission des directions ouvrières. Il lui fallait en outre sécréter sa propre justification historique, se donner un rôle et une tâche. Puisque le mouvement ouvrier ne l’acceptait pas en son sein, le mouvement étudiant serait le mouvement ouvrier, ou du moins une de ses composantes. Et puisque le mouvement ouvrier marquait le pas, le mouvement étudiant en deviendrait l’aile marchante.

Ce tour de passe-passe fut opéré par l’innovation du « syndicalisme universitaire ». Une hypothèse de départ : la relative autonomie de l’université. Puisque la société dans son ensemble (la bourgeoisie contre son gré, et le PCF délibérément) rejette le mouvement étudiant, ce dernier va s’enclore dans la relative autonomie de l’université par rapport à la société pour y mener en toute quiétude son expérience politique : dans le champ clos de l’université, il sera possible de mener des batailles, quel que soit le contexte politique, il sera possible au mouvement étudiant de survivre, quelles que soient les impasses de l’intersyndicalisme.

Élaborée aux congrès de l’Unef de Dijon (1963) et de Toulouse (1964), la ligne dite « universitaire » visait, après l’essor de la guerre d’Algérie, à fonder une permanence revendicative de type syndical pour l’organisation étudiante. À l’amont de l’université, les étudiants sont divisés par leur origine sociale, à l’aval par leur situation professionnelle ; le projet de la ligne universitaire consistait à unifier le milieu étudiant, à lui trouver des intérêts communs donnant prise à une organisation syndicale. Le facteur d’unité de ce milieu ne pouvait être que le lot commun à tous les étudiants : la pratique universitaire. Il s’agissait de développer une pédagogie syndicale qui s’appuie sur les problèmes communs à tous les étudiants pour élever leur niveau de conscience : méthodes pédagogiques, contenu de l’enseignement, structures dépassées étaient les thèmes clés de cette démarche. Partant du fait indéniable que le milieu étudiant n’est pas la simple juxtaposition de fils de bourgeois, de petits-bourgeois et d’ouvriers, cette ligne tentait de l’unifier sur des objectifs dont « l’allocation d’études pour tous sur critères universitaires » était le plus significatif14.

Mais s’il est vrai qu’il n’y a pas de bipartition de classe héréditaire du milieu étudiant, et que toute tentative pour définir ce milieu par l’origine sociale ou par la vocation professionnelle ampute sa réalité sociale, toute tentative pour définir une pédagogie syndicale liée aux intérêts spécifiques des étudiants fut un échec. En fait, la critique du contenu et des méthodes de l’enseignement ne peut être faite qu’au nom de quelque chose, au nom du marxisme, et le marxisme n’est pas l’idéologie spontanée des étudiants. La critique de l’université « libérale technocratique » ne peut être une critique neutre ou objective mais une critique politique. Et les promoteurs les plus clairvoyants de la ligne universitaire le savaient dès l’origine.

En fait la ligne universitaire, même impuissante, fut féconde à plusieurs titres. Elle confirme le passage de l’Unef d’association corporative de défense et de gestion à un mouvement politique étudiant, même sous vocabulaire syndical. Elle élabore plusieurs thèmes auxquels se nourrit encore le mouvement français et européen. Mais elle n’est vraiment compréhensible qu’à la lumière du projet politique implicite qui la sous-tend : développer un projet rationnel alternatif à la rationalité bâtarde de la bourgeoisie.

Il s’agissait de rechercher une rationalité idéologiquement convaincante, hors de toute pratique politique réelle. Cette politique où les projets et les mots d’ordre ont la seule vertu du verbe implique une dynamique réformiste qui exclut la crise révolutionnaire et l’affrontement avec l’État, ou du moins ne les prépare pas. Il s’agit de faire émerger la réalité socialiste dans les failles de la société capitaliste, et l’université est une faille privilégiée.

La prise en charge par les étudiants de la ligne universitaire, écrivait Kravetz en 1964, doit trouver une « expression positive » : et cette expression ne peut être, du fait même de cette organisation à la base, que l’ouverture vers une autre forme de travail universitaire. Les GTU, groupes de travail universitaire, devant être le lieu où s’ébauchait cette positivité étudiante15.

Le débat dans le mouvement étudiant portait alors sur le caractère révolutionnaire au sein, intégrable ou non, des réformes de structures. Les uns y voyaient des revendications réalisables, accusant de globalisme et de maximalisme les autres qui n’y voyaient que des thèmes de propagande dont la mise en pratique eût été le premier pas dans la voie de l’intégration idéologique.

Cette métaphysique des mots d’ordre ne faisait que dissimuler le fait que l’isolement des luttes universitaires et l’absence de stratégie d’ensemble réduisaient les luttes étudiantes à des luttes sectorielles et réformistes de fait. La politisation était vitale pour le mouvement et représentait le seul antidote à une dégénérescence réformiste en l’absence de luttes ouvrières. Il suffit de rappeler l’interprétation que donnent Griset et Kravetz de l’isolement de la Fgel au congrès de Toulouse en 1964 pour mesurer la réalité du problème. La Fgel16

, bastion de la gauche syndicale, avait engagé une action politique contre la visite à la Sorbonne du président de la République italienne Segni. L’action, engagée en porte-à-faux, fut un échec et le congrès de Toulouse fut le procès des « aventuristes du 21 février ». Mais l’isolement de la Fgel, soulignent Griset et Kravetz, fut aussi celui d’une association « à laquelle on reproche de par trop politiser la ligne universitaire ; c’est contre elle que s’élabore le mythe de la démarche syndicale, voie royale par laquelle aucune médiation politique ne serait nécessaire pour appréhender l’insertion dans un contexte plus global des problèmes universitaires17 ».

En fait, ce n’est pas du syndicalisme que relevait à l’origine la ligne universitaire mais du « réformisme révolutionnaire » en vogue à l’époque et dont elle était une manifestation spécifiée. La façon dont y est privilégié le dévoilement rationnel des contradictions capitalistes n’est pas sans rapport avec les thèses de Gorz en France et de divers théoriciens italiens : les prémices objectives du soulèvement des masses ont disparu. L’intolérabilité du système capitaliste n’est plus absolue mais relative, les masses n’ont plus seulement leurs chaînes à perdre mais aussi leur acquis. L’hypothèse de l’insurrection est à écarter. Il faut convaincre, c’est la seule issue, les masses des avantages du socialisme sur le capitalisme entaché de contradictions. La révolution n’est plus un besoin enraciné dans les conditions objectives mais un effet de l’esprit épris de raison, incommodé par l’irrationalité et la contradiction.

Curieuse démarche matérialiste, comme le soulignait déjà Rosa Luxemburg contre Bernstein. La perspective de la crise révolutionnaire est abolie. En fait, la ligne universitaire dans l’esprit de ses initiateurs biaise avec le problème de la construction du parti révolutionnaire, soigneusement passé sous silence. Plutôt que de concevoir la construction du parti comme une lutte politique contre l’emprise du PCF, ils préfèrent penser que la démission du PCF laisse sur sa gauche une case vide qu’il suffit d’occuper en silence et par surprise.

La faillite de la ligne universitaire devenant patente, l’Unef allant de crises en échecs et de querelles intestines en éclatements, ce qui avait fait l’intérêt et la richesse de l’orientation de Dijon s’estompa peu à peu pour ne laisser subsister qu’un squelette de ligne où s’affrontaient les idées pures. Il est vrai que les tenants de la ligne universitaire avaient ouvert la porte à ces divagations philosophiques. Jean-Louis Peninou, l’un d’entre eux, écrivait dans le n° 6 des Cahiers de la Fgel : « Le problème à élucider est de savoir si entre étudiants et professeurs il y a une division seulement technique du travail ou également une division sociale. » Ce qui n’était là qu’un problème devint pour les syndicalistes savants de la rue d’Ulm la grande affaire. Armés de leur scalpel théorique, ils se sentaient la vocation de redécouper la société conformément à la raison. Le tort du capitalisme, c’était d’avoir mal placé les jointures et les articulations, il fallait remettre tout cela en place pour huiler et assouplir la société. Distinguer dans chaque profession, chaque emploi ce qui relève de la division technique du travail et ce qui relève de la division sociale, faire la part de ce qui contribue au développement des forces productives et de ce qui assure le maintien des rapports de production, séparer le bon grain de l’ivraie dans le grand complexe social, c’était la noble tâche et nul mieux que les penseurs professionnels n’y étaient aptes.

Les apprentis marxistes, occupés de justifier la révolution par sa conformité à la Raison plus que par la lutte des classes18, avaient oublié que pour Marx on ne manie pas un concept comme une masse d’armes : la division technique et la division sociale du travail sont bien deux concepts qui permettent d’analyser une formation sociale ; mais dans une société capitaliste sous la garde vigilante d’un État bourgeois, essayer d’imaginer chacun à sa juste place dans le processus de production, dépouiller mentalement les rapports de production de leur aspect répressif, peut être un amusant jeu de patience, certainement pas une analyse politique. Tant que la révolution n’a pas balayé l’État bourgeois et remit le pouvoir au prolétariat, on peut toujours jouer au pousse-pousse avec la division du travail, on n’en change pas pour autant le cadre, le mode de production capitaliste, qui constitue la limite absolue de ces variations.

Il est vrai que devant la défection des directions ouvrières, pour échapper à l’immobilisme, ces purs produits du mouvement étudiant réconciliaient Gorz et Althusser pour voir dans son retard théorique et idéologique la grande cause des difficultés du mouvement ouvrier. Il est vrai qu’un tel mal leur faisait la part belle : le mouvement étudiant après l’Algérie ne savait où donner de l’énergie ? Son rôle était tout trouvé ! Remarquable sprinter théorique, il allait remettre en marche l’histoire en comblant, à grand effort de compilation, le retard idéologique du mouvement ouvrier que tous invoquaient faute de comprendre ce que fut le stalinisme et pour mieux cacher leur propre démission.

On peut donc considérer que dans cette période le mouvement s’efforce avant tout de théoriser l’absence de luttes ouvrières et de trouver un moyen pour ne pas rester englué aux basques du mouvement ouvrier à l’arrêt. Incapable politiquement et organisationnellement d’aller seul de l’avant et d’affronter l’État gaulliste, il cherche dans ses propres richesses le moyen de surmonter la contradiction douloureuse. Rassemblement d’intellectuels isolés, coupé de tout parti, il se tourne vers ce qui lui a légué la bourgeoisie – la Raison fétichisée – pour en implorer le salut. L’invocation théorique aurait dégénéré en prostration mystique si le mouvement ouvrier lui-même ne l’avait interrompue.

3. Groupe de pression ou force d’appoint

Dans les années 1965-1966 en France s’annonce une remontée des luttes ouvrières qui sera confirmée ultérieurement par la longue grève de Rhodiaceta. D’autre part, au sein du mouvement étudiant, en réaction contre son impuissance, se sont développés des groupes d’avant-garde : JCR, Cler19, prochinois, qui se posent le problème de la construction d’un parti révolutionnaire et de sa stratégie nationale et internationale. Alors que, depuis quelques années, devant l’apathie du mouvement ouvrier fleurissaient les thèses sur la disparition du prolétariat, sur « les nouvelles voies » vers le pouvoir, etc., les groupes d’avant-garde voient dans la remontée des luttes ouvrières la justification de leur fidélité au marxisme en même temps qu’ils entrevoient l’espoir de tirer le mouvement étudiant de l’impasse en le ralliant au mouvement ouvrier en lutte.

Le hic, c’est que le mouvement ouvrier en question n’est pas une abstraction salvatrice mais une réalité bien concrète dirigée par les révisionnistes selon les uns, les staliniens selon les autres ; et les révisos ou les stals n’acceptent pas comme interlocuteur le mouvement étudiant turbulent animé par « les groupuscules gauchistes ». La grande préoccupation desdits groupuscules, c’est alors de contourner ou de menacer l’emprise des bureaucrates sur le mouvement ouvrier en usant pour cela des ressources du mouvement étudiant. Dans cette voie, deux conceptions se manifestent.

a) L’intersyndicalisme

Depuis longtemps le mouvement étudiant sentait confusément (en ce qui concerne les éléments d’avant-garde) qu’il ne trouverait de réelles solutions que du côté du prolétariat. Mais, frustré de cette liaison par l’hostilité des directions traditionnelles, il s’en consolait en s’érigeant lui-même en composante du mouvement ouvrier. Tout le syndicalisme étudiant en France est marqué d’un mimétisme à la fois touchant et ridicule à l’égard du syndicalisme ouvrier.

Lors de la manifestation du 29 novembre 1963, qui marque l’apogée des luttes revendicatives étudiantes, la banderole porte : « L’université que nous voulons est celle de tous les travailleurs », témoignage de l’attraction qu’exerce le mouvement ouvrier sur le mouvement étudiant. Dans cette période, les mots d’ordre mêmes des étudiants sont souvent une adaptation maladroite des revendications ouvrières : contrôle étudiant, comités mixtes, etc., « reconnaissance de la section syndicale de la fac » !

Prenant au sérieux l’image que le mouvement étudiant s’était forgée de lui-même, un groupe d’avant-garde, la FER20 perpétue cette conception syndicaliste du mouvement étudiant. En période de remontée des luttes ouvrières, elle entend mettre en avant les thèmes de jonction entre le syndicat étudiant et les syndicats ouvriers : formation professionnelle et sécurité sociale. Sur ces thèmes, il s’agit, lors des initiatives unitaires, de faire pression sur les directions ouvrières pour qu’elles aillent plus loin et durcissent leurs mots d’ordre. Et, en cas de refus, leur félonie serait dénoncée et prouvée devant les masses…

Dans cette tactique, le mouvement étudiant servait de masse de pression sur les directions ouvrières. Il n’en restait pas moins tributaire de leurs initiatives et de leur tolérance. Cela revenait à gaspiller l’énergie latente du mouvement étudiant dans d’interminables harcèlements unitaro-bureaucratiques (la FER faisant pression sur le bureau PSU de l’Unef pour qu’il fasse pression…), au lieu de lui faire jouer les chiens savants dans les cortèges ouvriers le jour où les bureaucrates le lui permettaient pour faire apparaître les jeunes intellectuels parmi les « forces démocratiques ». Cela revenait en fait, dans l’impossible quête d’un intersyndicalisme où le mouvement étudiant n’avait aucun poids, à abdiquer devant les bureaucrates en gâchant la combativité étudiante.

b) Servir le peuple

L’autre attitude, celle des prochinois, consistait à abolir les bureaucrates en même temps que les étudiants pour ne laisser en lice que le prolétaire d’Épinal, spontanément et magnifiquement dressé face au Capital. Foin des bureaucrates ! Il suffisait d’aller aux usines et dans les queues de chômage pour entendre claironner la conscience de classe libérée des chuchotements de ses porte-parole officiels. Cette « spontanéité révolutionnaire » n’avait qu’un obstacle, son isolement, son manque de temps et de moyens. Les étudiants ne savaient que faire de leur révolte. Eh bien, ils n’avaient qu’à servir de force d’appoint aux travailleurs, se mettre à leur service et « populariser » leurs luttes, fidèlement et sans rien ajouter de leur cru. Ils trouveraient là l’occasion de s’oublier en tant qu’étudiants et d’échapper au dilemme du mouvement étudiant en l’escamotant en tant que mouvement.

Le problème n’était pas si simple. D’une part, ces camarades sombraient dans le populisme et l’économisme en se prosternant devant les récriminations des travailleurs individuels, atomisés, au lieu de donner un contenu de classe et une perspective politique à ces revendications. D’autre part, en dehors d’eux, et malgré eux, le mouvement étudiant continuait à se débattre, péniblement à se frayer la voie vers une jonction réelle, une jonction de lutte, avec le mouvement ouvrier (et non pas une jonction bureaucratique avec les appareils ou métaphysique et charitable avec des individus).

c) L’impasse revendicative

Depuis longtemps on savait ou on sentait que le syndicalisme étudiant n’était qu’une couverture pour le mouvement étudiant pris au piège de son isolement. Même ses promoteurs en constataient la faillite dès 1965 : « Il ne semble plus, comme en 1960-1962, que la revendication étudiante puisse être traduite en action syndicale, ni que le milieu conserve une vocation à être syndicalisable. L’impasse est là21. »

Ce n’est pourtant qu’en novembre 1967, à Nanterre, que le mouvement étudiant allait toucher le fond de cette impasse. Pendant plus d’une semaine, la faculté de 10 000 étudiants était paralysée par une grève sur le tas, partie à la base et portant sur les conditions d’études essentiellement. Le comité de grève, groupant syndiqués et non-syndiqués, était constamment promené des professeurs au doyen, du doyen au recteur, du recteur au ministre, chacun invoquant son incompétence pour se défiler derrière l’autorité supérieure. Les professeurs souhaitèrent négocier et dialoguer ; encore eût-il fallu avoir quelque chose à négocier. Le ministère expliquait que les revendications étudiantes ne pouvaient perturber le difficile équilibre des prévisions gouvernementales soumises aux échéances du Marché commun.

L’impasse revendicative était totale et deux leçons s’imposaient : d’une part, même pour obtenir des satisfactions matérielles immédiates, il faudrait en passer par la lutte politique avec le pouvoir d’État ; d’autre part, et en conséquence, la seule force du mouvement étudiant ne suffisait pas sur ce terrain, il fallait à tout prix trouver la jonction avec le mouvement ouvrier. Or, concrètement, on ne pouvait décemment espérer voir, à court terme, des dirigeants plus compréhensifs prendre la tête des syndicats et du PCF. Au contraire, les bureaucrates staliniens entendaient à leur façon réaliser cette jonction : en amenant l’UEC à la tête de l’Unef, fût-ce au prix du rachat des dettes.

Encore une fois le problème se posait pour le mouvement étudiant : ni se substituer ni attendre. Cette fois cependant il prenait l’allure d’un ultimatum : ou se soumettre ou se saborder. Ou réintégrer tête basse, sous la houlette des bureaucrates, le giron des forces démocratiques, ou dilapider peu à peu, à l’affût de changements au sein du mouvement ouvrier, l’énergie dont faisaient preuve les étudiants. Restait la troisième voie : courir le risque de s’isoler en engageant seul la bataille. Livré à lui-même, le mouvement étudiant aurait peut-être hésité ; vertébré par les groupes d’avant-garde (essentiellement anarchistes et JCR en l’occurrence), il a couru le risque.

4. Le détonateur

L’histoire de ce risque est celle de la naissance du 22-Mars, ensuite elle s’engloutit dans la grève générale de Mai 1968. On a déjà beaucoup écrit sur le sujet, sauf pour souligner un fait important pour la suite du mouvement étudiant. On a désigné le rôle du mouvement étudiant en Mai 1968 comme celui d’un détonateur, d’un accélérateur de la lutte des classes. Il faut rappeler une fois encore comment il a pu jouer ce rôle de détonateur. Essentiellement par ses formes de lutte.

Le mouvement ouvrier tenu en laisse par les bureaucrates manifestait en chaque occasion sa combativité (grèves, défilés). Le mouvement étudiant ne pouvait lui apporter de réponses stratégiques, de cadres organisationnels. Il ne pouvait lui donner qu’une chose : l’exemple. Le prestige de la révolution vietnamienne, la disponibilité de la jeunesse, l’idéologie propre au mouvement étudiant, et sur laquelle nous reviendrons, le rendaient apte à l’action radicale, généreuse et violente. La Zengakuren et la SDS avaient montré la voie ; les rencontres internationales, et surtout la manifestation de Berlin des 17 et 18 février 68, avaient propagé ces formes de lutte.

C’est en renouant avec la violence révolutionnaire au travers du mouvement étudiant que les groupes d’avant-garde se sont pratiquement émancipés de la tutelle politique des formations traditionnelles (partis staliniens ou sociaux-démocrates).

Jusque-là ils comprenaient et dénonçaient les trahisons de ces partis mais demeuraient fascinés et paralysés par leur force, leur implantation ouvrière. Ils avaient un complexe à vaincre, l’action directe le leur permit en même temps qu’elle leur ouvrait l’oreille du prolétariat.

Là où les dénonciations patientes avaient échoué, la lutte réussit. Les travailleurs voulaient se battre, leurs dirigeants leur disaient que c’était impossible. Les étudiants par les barricades prouvèrent le contraire et gagnèrent l’estime de la classe ouvrière.

Le mirage de la jonction étudiants-ouvriers était devenu réalité dans les rues de mai, dans les comités d’action, dans les amphithéâtres.

5. Aujourd’hui

Les naïfs et les optimistes crurent que la glace était définitivement rompue, que la fraternisation était définitive. Certes quelque chose était définitivement modifié : c’était le rapport de forces entre les organisations d’avant-garde et la bureaucratie stalinienne. Mais le grand brassage de mai, les portes ouvertes, le jumelage, les CA étaient le fait de la crise révolutionnaire ; ils devaient s’estomper ou péricliter avec sa cicatrisation.

Certains alors voudraient remettre ça, refaire Mai pour perpétuer cette jonction. Mais entre-temps quelque chose d’autre a changé ; les travailleurs après Grenelle ont subi un demi-échec, confirmé par la présidentielle et la dévaluation. Pour lutter, ils n’ont plus seulement besoin de l’exemple du courage étudiant sur les barricades, ils ont besoin de perspectives stratégiques, pour ne pas se risquer dans une lutte sans issue, et de mots d’ordre ; ils ont besoin de comprendre la nature et la politique du PCF, le rôle des syndicats. L’alternative aux directions ouvrières n’est plus aujourd’hui seulement celle de l’action ; elle est aussi programmatique. Et le mouvement étudiant livré à lui-même ne peut la donner.

Il est incapable de se hausser à une vision globale de la lutte des classes. Jusqu’à présent l’éveil de la conscience étudiante a connu une progression quasi linéaire : à travers des tâtonnements et des pauses, le mouvement étudiant a volé de succès en succès jusqu’à la consécration de
Mai 1968.

Aujourd’hui, à la croisée des chemins, il doit s’effacer derrière les organisations d’avant-garde. À côté du problème de la jonction entre les mouvements étudiants et ouvriers, qui reste une nécessité stratégique, apparaît le problème de la fusion organique, organisationnelle, entre étudiants et ouvriers d’avant-garde. Pendant des années cantonnés au rôle de caution des partis staliniens et de chantres de leurs dirigeants, réhabilités au travers des étudiants en mai, les intellectuels peuvent à nouveau apporter leur contribution au communisme. Comme aux débuts de la social-démocratie révolutionnaire, la fusion d’un nouveau mouvement ouvrier balbutiant et des intellectuels révolutionnaires est à l’ordre du jour, la synthèse révolutionnaire du Parti à l’horizon.

III – Mouvement étudiant et organisation révolutionnaire

1. Nature, fonction et limites du mouvement étudiant

En Mai 1968 en France, en septembre 1968 au Mexique, au printemps 1969 au Pakistan, pour ne parler que des exemples les plus frappants, le mouvement étudiant a joué un rôle d’avant-garde. Il s’est trouvé en première ligne des affrontements, à l’origine des mouvements des masses, et souvent il a eu l’initiative politique.

Paradoxe ? Nouveauté qui relègue le prolétariat à l’arrière-plan de la lutte des classes et demande une révision urgente du marxisme ? Point n’est besoin d’aller si loin. Certes l’évolution du milieu étudiant a donné au phénomène une ampleur inégalée. Pourtant l’analogie avec les expériences passées demeure criante.

Pour dégager une explication générale, on peut dire que le rôle d’avant-garde joué en certaines circonstances par le mouvement étudiant s’inscrit dans la dialectique du « déjà plus » et du « pas encore » telle que Trotski la systématise dans Bilan et perspectives. C’est Marx (Le 18 Brumaire) et Engels (Révolution et contre-révolution en Allemagne) qui les premiers ont montré comment, dans les années 1848-1850, la bourgeoisie n’était déjà plus politiquement capable de mener à bien sa révolution tandis que le prolétariat ne se trouvait pas encore en position de prendre le relais. Trotski systématise cette dialectique qui dévoile et instaure un vide, une déchirure dans lesquels viennent se loger les formes tierces de domination politique ; et c’est de ce vide qu’il faut partir pour comprendre l’apparition et le rôle des variétés de bonapartisme. En effet cette déchirure atteste la fin de la montée de la bourgeoisie portée par l’élan révolutionnaire du jacobinisme ; elle inaugure en même temps l’apparition de toutes les formes de perpétuation de l’ordre bourgeois, de survivance de la domination politique d’une classe décadente22.

Il est vraisemblable que les étudiants, par leur position sociale particulière et par les rapports particuliers qu’ils entretiennent avec l’idéologie dominante, sont très portés à se nicher dans ce genre de déchirure pour tenter de la combler. Trotski évoque le rôle des étudiants autrichiens dans la révolution de 1848 d’une façon qui rappelle de façon très précise le rôle des étudiants français : « Le prolétariat viennois montra en 1848 un héroïsme étonnant et une énergie inépuisable. Sans relâche il entra dans l’action, simplement mû par un vague instinct de classe sans représentation générale des buts de combat. Il allait d’une solution à l’autre. La conduite du combat revint d’une façon étonnante aux étudiants, le seul groupe démocratique actif, qui, grâce à son activité, eut une grande influence sur les masses, et par suite également sur les événements. Les étudiants pouvaient combattre sans aucun doute courageusement sur les barricades et pour leur honneur fraterniser avec les travailleurs, mais ils étaient totalement incapables de montrer la direction pour la poursuite de la révolution. »

De même Mao Tsé-Tung, rendant hommage au mouvement du 4 mai 1919, note l’apparition dès cette époque du prolétariat comme force sociale naissante, « mais ce furent des centaines de milliers d’étudiants qui marchèrent héroïquement à l’avant-garde du mouvement du 4 mai ». Et encore : « Quel a été le rôle de la jeunesse chinoise depuis le 4 mai ? Celui d’une avant-garde en quelque sorte : chacun le reconnaît dans le pays : mais qu’entend-on par jouer le rôle d’avant-garde ? C’est prendre la tête, c’est marcher au premier rang de la révolution23. »

Cependant le décalage indiqué par Marx, Engels et Trotski se situe entre l’incapacité politique de la bourgeoisie et l’insuffisant mûrissement objectif du prolétariat ! Ce qui était vrai en 1850 en Europe, en 1905 en Russie, en 1919 en Chine, ne devrait plus l’être en France en 1968 après que le prolétariat eut à plusieurs reprises prouvé sa maturité objective. Désormais l’écart se situe non plus entre la décadence bourgeoise et la faiblesse objective du prolétariat, mais entre la décadence de la bourgeoisie et la déficience du facteur subjectif, la faillite des directions révolutionnaires du prolétariat. Il n’en est que plus paradoxal : il permet l’instauration de régimes tels que le fascisme, forme inédite de la domination bourgeoise où l’enrôlement idéologique préalable d’une partie du prolétariat et des couches déclassées joue un rôle décisif, et des régimes fantoches. Il permet aussi au mouvement étudiant, contre toute attente, de réoccuper conjoncturellement l’avant-scène politique (en France, en Allemagne, au Mexique) avec d’autant plus de vigueur que lui-même a connu une mutation organique.

Enracinés dans la contradiction de l’université, les étudiants sont massivement disponibles et mobilisables. Devant la démission des directions ouvrières, cela leur permet de jouer un rôle d’avant-garde dans certaines conjonctures précises. Cependant les étudiants ne peuvent répondre par eux-mêmes aux problèmes qu’ils affrontent ; ils sont incapables d’une ligne programmatique indépendante du mouvement ouvrier.

La contradiction de l’université ne se résout pas dans l’université mais par la suppression de la contradiction fondamentale du capitalisme – entre développement des forces productives et maintien des rapports de production – dont elle découle. Le problème de l’enseignement et de la formation ne se résout qu’avec le problème de l’emploi en général. La contradiction dont souffre le mouvement étudiant ne peut donc trouver de solution que dans sa lutte au côté du mouvement ouvrier. Encore faut-il qu’il y ait lutte et accord sur les objectifs de la lutte ; ce qui n’est pas le cas dans l’immédiat, étant donné ce que sont les directions ouvrières et les efforts qu’elles font pour escamoter la lutte de classe.

C’est pourquoi, ayant joué en mai un rôle d’avant-garde, le mouvement étudiant bouillonne, se cabre, retombe, tourne sur lui-même, se mord la queue sans trouver d’issue. Le risque d’isolement qu’il a couru avec succès en Mai 68 en prenant l’initiative de la lutte, il ne peut le courir en permanence. Il y a une contradiction réelle entre la nature de masse du mouvement étudiant, sa nature sociale, son incapacité à se hisser au-dessus d’un point de vue politique petit-bourgeois, et le rôle d’avant-garde qu’il peut être appelé à jouer dans des conditions données. Il ne peut jouer en permanence ce rôle ; il s’y écartèlerait entre sa nature et sa fonction conjoncturelle. Il faudrait expliquer aux étudiants que pour déboucher dans leur lutte, ils doivent trouver la jonction avec les ouvriers, et pour trouver cette jonction avec les ouvriers, ils doivent prendre l’initiative de la lutte contre l’État bourgeois pour débloquer la situation. Cela revient à demander à un mouvement sans autonomie politique ni indépendance programmatique d’avoir dans sa masse la compréhension de militants d’avant-garde, de se déterminer non plus en fonction des motivations et des problèmes qui le nourrissent mais en fonction des intérêts de classe du prolétariat, de la lutte des classes dans son ensemble.

Les étudiants devant ce problème réagissent selon deux tentations : le réformisme et le révolutionnarisme. Certains, même convaincus du bien-fondé de la révolution, refusent de risquer leurs études et leur avenir dans un baroud aléatoire destiné à réveiller le prolétariat. Ils regrettent la défection des directions ouvrières. Mais, les choses étant ce qu’elles sont, ils préfèrent s’employer à des tâches réalistes d’aménagement du système universitaire en dialoguant avec les autorités. C’est moins glorieux que les barricades, pensent les plus avancés, mais dans l’immédiat plus efficace : « Un “tiens”, vaut mieux que deux “tu l’auras”. »

En fait, on peut distinguer l’avant-garde tactique, celle qui à un moment donné occupe de fait les avant-postes de la lutte révolutionnaire, de l’avant-garde stratégique, celle qui appréhende l’ensemble de la lutte des classes et œuvre à la révolution dans une lutte prolongée ; la seconde ne peut s’appuyer que sur la force motrice de la révolution : le prolétariat. Il peut se produire qu’en raison de la faillite ou de la faiblesse de l’avant-garde stratégique, une avant-garde de substitution, une avant-garde tactique prenne momentanément sa place. Mais cette dissociation ne peut s’éterniser. Le mouvement étudiant français ne peut pas répéter sans cesse son rôle de mai sans risquer d’éclater ; sa base sociale le lui interdit. Il ne peut le jouer que dans une perspective de jonction à court terme avec la classe ouvrière en lutte.

Sinon il tombe dans la fantasmagorie révolutionnariste, il cherche à s’ériger en avant-garde en niant de façon magique l’emprise des directions bureaucratiques sur le prolétariat. Pourtant il ne peut inventer ce qu’il n’a pas, il ne peut se doter d’une vision stratégique dont il est fondamentalement dépourvu, il ne peut que s’absorber dans la répétition d’actions isolées, valant par leur forme plus que par leur contenu. Avant-garde tactique, il ne peut voir au-delà du résultat immédiat. V. Rieser notait à juste titre dans la Revue Internationale du socialisme, à propos du mouvement étudiant italien : « Les moyens de lutte et les contenus politiques sont souvent pris l’un pour l’autre : par exemple, on indiquera qu’un accrochage est un objectif plus avancé alors qu’il ne constitue qu’une forme de lutte24 ». Cette confusion témoigne des vains efforts du mouvement étudiant pour jouer le rôle d’avant-garde stratégique.

Cette contradiction du mouvement étudiant est réelle et objective. Nulle solution magique, nulle fuite en avant ne peut la résoudre. La seule solution réside dans la construction d’une organisation révolutionnaire, dans son implantation en milieu ouvrier, dans sa capacité à assumer la direction stratégique de la lutte. Cependant, c’est là une tâche de longue haleine, et, pendant sa réalisation, on ne peut se détourner dédaigneusement du mouvement étudiant en l’abandonnant à sa fébrilité. D’une part parce que le mouvement étudiant demeure un réservoir de militants révolutionnaires nécessaires pour effectuer le travail d’implantation dans les usines. D’autre part, et surtout, parce que le mouvement en tant que tel, par son caractère de masse et par son dynamisme, contribue à modifier le rapport de forces entre les forces révolutionnaires disséminées et l’État bourgeois d’un côté, entre l’avant-garde encore faible et les bureaucrates ouvriers de l’autre.

Pendant cette période, l’avant-garde au sein du mouvement étudiant se trouve confrontée à un dilemme qui est le résultat de la contradiction propre au mouvement étudiant : comment garder au mouvement étudiant à la fois son caractère de masse et son rôle révolutionnaire ? Comment éviter le double écueil du réformisme et du révolutionnarisme ? À vouloir faire jouer au mouvement étudiant un rôle d’avant-garde, ne risque-t-on pas de lui voir perdre son influence de masse et en conséquence de voir se détériorer le rapport de forces ? À vouloir lui conserver une audience de masse, ne risque-t-on pas de céder aux pressions réformistes ?

Devant ce dilemme, aucune « stratégie étudiante » ne peut trancher. Seules des initiatives politiques tactiques subordonnant l’action du mouvement étudiant à la situation d’ensemble de la lutte de classe permettent de naviguer à vue entre ces écueils. Cette navigation n’est pas pour autant sereine, elle doit souvent s’effectuer envers et contre la pression des idéologies spontanées du mouvement étudiant.

2. Les idéologies du mouvement étudiant

a) Premières esquives

Devant les difficultés rencontrées, le mouvement étudiant a collectionné, et il continue, les fuites idéologiques. Pendant une période, hanté par sa propre impuissance politique, il s’est réfugié dans l’introspection et la chasse aux complexes collectifs. Ce fut la grande vogue de la dynamique de groupe, des réunions non directives, des assemblées muettes guettant au travers du moindre souffle ou de la moindre remarque le surgissement d’une conscience étudiante venue de l’au-delà. On ne faisait pas tourner les tables mais presque : les militants à l’affût des profondeurs du mouvement espéraient y lire un jour les raisons de ses difficultés.

Ce mouvement de repli sur lui-même du mouvement étudiant devait très vite avoir son symétrique : le reniement de soi, la tentative de se supprimer en tant que mouvement étudiant. À la confluence de ce besoin et de l’écho international du maoïsme, par Petit Livre rouge interposé, jaillit le populisme le plus obtus. Le mouvement étudiant abandonné à sa crise de conscience, à ses délires petits-bourgeois, il fallait aller chercher auprès des masses les idées justes et une sorte de purification morale. Après tant d’années de bachotages dans les khâgnes, et d’ânonnements philosophiques, aller se mettre à l’écoute de la pratique, de la conscience de classe balbutiante, en faisant des enquêtes auprès des travailleurs, paraissait une activité régénérante dont l’UJCml se fit le champion. Plutôt que d’affronter les problèmes de l’intervention politique en milieu étudiant, c’était alors soulageant que de pouvoir abdiquer toute responsabilité en se laissant glisser au service des masses.

Cet état d’esprit se retrouve encore aujourd’hui dans la brochure éditée par le CA de Saint-Cloud25 (Saint-Cloud étant, pour ceux qui l’ignorent, une École normale supérieure). La coupure entre la théorie et la pratique y est reconnue comme la mère de tous les maux. D’où s’ensuit un beau morceau de bravoure manichéiste et très peu dialectique. Gavés de théorie comme des oies pensantes de la bourgeoisie, les étudiants n’aspirent plus qu’à prendre un bain de pratique régénérateur. Soit. Ajoutons tout de même que cette confrontation schématique entre théorie et pratique permet en outre de les disculper. Ayant été incapables d’user de leur savoir théorique pour mener une politique juste, mieux vaut se dire de façon péremptoire que les « idées justes viennent des masses », plutôt que de s’avouer qu’on est un crétin politique et sans beaucoup d’idées.

D’autre part l’affaire mérite discussion. « Les idées justes viennent des masses » : si la formulation est un peu à l’emporte-pièce, grosso modo, on pourrait y souscrire. Tout dépend de la pratique politique qu’on va mettre derrière. Quand cette pratique consiste à aller interviewer le prolétaire individuel (en supposant bien sûr, en bon apprenti sociologue, qu’il est un échantillon représentatif des masses) pour voir ce que pense la classe, plus d’accord. On entendra tout au plus ce que pense Untel, prolétaire, soumis à la domination de l’idéologie bourgeoise, au martèlement de la télévision, aux chansons de Sheila, aux leçons de morale de l’école primaire, et préoccupé entre autres par ses rapports sexuels et ses brûlures d’estomac. Il fournira certainement des renseignements intéressants, mais de là à prendre son discours pour argent comptant et sa parole pour jugement dernier…

Cette discussion, nous l’avons eue avec des camarades prochinois dès le début des luttes de Mai 68. Il n’y a pas grand-chose à ajouter à la polémique d’alors26. Seulement qu’à l’époque nous avons oublié que le populisme a pour pendant le terrorisme.

Après avoir trop fait confiance à la spontanéité des masses et avoir été déçus par elle, on essaie de la réveiller et stimuler par quelques incursions terroristes bien appliquées. Ce qui n’empêche pas en même temps une vision populiste : ainsi, faute de pouvoir organiser une manifestation, on convoque les masses à la gare de l’Est ou à Belleville27 en espérant qu’elles s’y débrouilleront toutes seules. Bilan : 700 arrestations chaque fois, ce qui démobilise les participants et discrédite les organisateurs.

Dans tous les cas de figure une même erreur : la fétichisation des masses. En se gargarisant de termes pour mieux obtenir la rédemption du péché d’être étudiant, on oublie que les masses ne sont pas une pâte molle, fluide et disponible en tout lieu et en tout moment, mais une réalité bien concrète. Les masses n’existent pas en dehors de leurs organisations, du moins elles n’existent pas politiquement. Hors des organisations, il n’y a plus que des individus atomisés, des unités psychologiques. Les masses en tant que telles sont soumises à la pression de l’idéologie dominante. Et comme la classe dominante est plus matérialiste que les populistes, comme elle n’a pas confiance dans la seule vertu de ses idées, elle ne néglige rien pour encadrer les masses. Depuis la scolarisation jusqu’aux associations diverses (végétariens, philatélistes) en passant par les clubs sportifs, l’armée et les maisons de la culture. L’encadrement est d’autant mieux réussi que les organisations ouvrières censées représenter l’autonomie de la classe ouvrière le complètent en acceptant l’ordre établi.

Jadis l’UJCml avait créé, selon une ligne populiste, une « tendance prolétarienne » dans la CGT, en partant des aspirations spontanées des travailleurs et sans chercher à les intégrer dans une stratégie politique. C’était sous-estimer la bureaucratie comme force politique. Mai l’a montré. Après mai, renversement de vapeur, et fin de la ligne syndicaliste prolétarienne. On ne crie plus « Vive la CGT de lutte de classe ! » mais « CGT, révisa ! », quand ce n’est pas « CGT fasciste ». Une ligne claire suffit pour « démasquer les révisos », s’appuyer sur les éléments avancés et rallier les hésitants. Là encore on ne comprend pas la nature de la bureaucratie stalinienne comme force politique (internationale qui plus est), ni la nature précise de la bureaucratie syndicale. On ne les conçoit que comme déviations idéologiques, sans se demander la raison de leur influence sur les masses.

En fait, et c’est là que les « ml » manifestent leur nature de groupe étudiant, pour eux le « révisionnisme » se réduit aux porteurs de son idéologie. Ils sont peu nombreux et peu virulents en milieu étudiant, plus nombreux, plus méchants et plus forts en milieu ouvrier (bonzes et pontes syndicaux). Mais la différence n’est pas fondamentale. La ligne juste et la vertu du verbe suffisent ici comme là. Ils ne comprennent pas le succès du stalinisme, les conditions d’existence d’une bureaucratie ouvrière, et donc les conditions pour les combattre.

La logomachie maoïste fait de la lutte des classes un théâtre d’ombres. Les classes s’y affrontent par idéologie interposée. « Chassez les idées révisionnistes et vous verrez les masses voler de victoire en victoire. » Les forces politiques sont de simples supports d’idées, les militants, les chevaliers servants de la ligne juste ou fausse. D’où populisme et spontanéisme se relaient et s’engendrent l’un l’autre.

b) L’abolition du mouvement étudiant : anarchisme et spontanéisme

Kravetz et Griset écrivaient déjà en 1965 : « L’avant-gardisme du mouvement étudiant peut être considéré comme une manifestation de l’origine sociale ou de l’idéologie petite-bourgeoise des étudiants. » Disons que cet avant-gardisme n’est pas imputable à la seule origine sociale (ce qui serait mécaniste) mais au rôle politique contradictoire que joue le mouvement étudiant.

Hier, avant mai, cet avant-gardisme se manifestait essentiellement par le populisme. Aujourd’hui, il a pris des variantes jumelles : l’anarchisme et le spontanéisme.

Incapables de surmonter politiquement la contradiction du mouvement étudiant, les anarchistes préfèrent nier purement et simplement ce mouvement. Pour eux, le milieu étudiant est petit-bourgeois. Il ne saurait donc exister de mouvement étudiant mais seulement des militants anarchistes intervenant dans le milieu étudiant par l’action directe et la propagande par le fait. Il s’agit de radicaliser grâce au problème de la violence cette petite bourgeoisie estudiantine toujours teintée d’humanisme apitoyé, et que la vue du sang et des coups révulse. Il s’agit de la drainer dans le sillage de la minorité agissante. Mais puisque sa solidarité relève du sentiment plus que de la détermination politique, il serait vain de chercher à l’organiser. Or, si l’action révolutionnaire met toujours en œuvre un certain type de violence, la violence n’est pas pour autant le critère de l’action révolutionnaire.

Le gauchisme, selon Lénine, consiste à fonder une tactique révolutionnaire sur le sentiment révolutionnaire, à prendre ses désirs pour des réalités et en conséquence à ne plus même s’attacher à la réalisation de ses désirs. C’est réduire l’affrontement de classes aux gestes des luttes de classes, collecter les symboles en oubliant ce qui fonde la fonction symbolique d’un acte. C’est pratiquer une politique fictive au lieu d’une politique réelle. C’est dire « Chassez le flic de votre tête28 » parce que le mouvement étudiant est incapable de le chasser des facultés, parce qu’on n’a pas encore compris que chasser les flics de Nanterre ou d’ailleurs n’est pas un préalable à toute action mais un moment d’une campagne de propagande, de mobilisation et de politisation. Hélas, pour les anars, la propagande, c’est le fait, et le fait, c’est l’événement. Ainsi arracher la croix de Georghiu suffit à prouver que c’est un fasciste 29. Malheureusement ce n’est pas compris comme tel. L’anar réussit donc ce brillant tour de force de réduire ce que l’opinion connaît du mouvement étudiant à l’anecdote, forme « vécue », quotidienne de la politique. Il répond ainsi à l’attente de la bourgeoisie qui elle-même désintègre la politique sous forme d’événements journalistiques sans cohésion ni sens.

Si, pour fuir la contradiction du mouvement étudiant, les anarchistes se contentaient de nier sa réalité, les spontanéistes préfèrent le dissoudre dans un vaste mouvement révolutionnaire. Pour eux, la réintégration du travail intellectuel dans les forces productives signifie quasiment que les étudiants deviennent des producteurs et que le milieu étudiant devient l’allié naturel du prolétariat. Le seul obstacle sur la voie de la révolution, c’est la fascination à retardement qu’exerce l’idéologie bourgeoise en ruine, c’est le flic que chacun porte dans sa tête, c’est intériorisation de la répression. Au prix d’une conversion spirituelle (appelée pour la circonstance « révolution culturelle »), chacun doit chasser le flic de sa tête, grâce à quoi il accède au mouvement révolutionnaire et non au mouvement étudiant. Il devient militant révolutionnaire et sa situation sociale d’étudiant n’est plus en cause.

En bref, entre l’étudiant sous le charme illusoire de l’idéologie bourgeoisie et du savoir bourgeois, et le militant révolutionnaire, il n’y a plus de place pour un mouvement étudiant. Ainsi le problème est supprimé, non résolu.

L’escamotage était un peu grossier. Il lui fallait un peu de lustre théorique. Dans un premier temps, la brochure « Après Mai30… » s’est efforcée de le lui fournir. On y considère que le « prolétariat encercle la bourgeoisie mondiale » depuis la victoire de la révolution chinoise et la résistance victorieuse du peuple vietnamien. En conséquence la classe dominante à l’échelle internationale est désormais le prolétariat.

Tiens, tiens… Mais alors, pourquoi et comment, par quel stratagème, l’idéologie bourgeoise a-t-elle repris le pouvoir en URSS ? Il est vrai que la réhabilitation « militaire » de Staline, considéré comme une figure de proue du socialisme, dans un État considéré comme bourgeois, doit poser quelques problèmes à ceux qui considèrent aussi que le prolétariat encercle la bourgeoisie et que son idéologie est devenue dominante…

Bref, et toutes contradictions mises à part, « le vent d’Est l’emporte sur le vent de l’Ouest ». L’idéologie bourgeoise est en miettes. Il suffit que chaque travailleur et chaque étudiant s’en aperçoivent et le comprennent, qu’il échappe à la fascination, pour accéder de plain-pied à la conscience révolutionnaire. Le rapport contradictoire entre l’avant-garde et les masses ne pose plus de problème : « Les masses sont les seuls héros. » Elles ont l’idéologie révolutionnaire. Il suffit de les doter d’une théorie (toujours et encore la vieille histoire du retard théorique).

À cette tâche une poignée d’intellectuels suffisent, des équipes de travail et non une organisation. Il faut édifier une théorie d’avant-garde et « sur cette base solide pourra se constituer un parti », de type nouveau bien sûr. Marx ou saint Pierre ? Tu es Théorie et sur cette Théorie je bâtirai mon église…

Grâce à cette pensée hardie, le mouvement étudiant se trouve désintégré. Il n’existe plus. Une fois franchi le seuil de la prise de conscience, de la conversion spirituelle, de l’émancipation idéologique, seul existe le mouvement révolutionnaire dans lequel les origines sociales n’entrent plus en ligne de compte.

Au demeurant on y perd un peu de vue la lutte des classes : la lutte politique s’engloutit et disparaît dans la lutte idéologique. La démocratie parlementaire et le fascisme ne sont que des « variantes idéologiques » du pouvoir bourgeois, et non des variantes politiques. « Le flic n’est fort que dans la mesure où il existe dans la tête de chacun des opprimés. » Chacun se trouve aux prises avec son flic mental, chacun doit en venir à bout. La révolution s’individualise pour mieux se généraliser. Le mouvement étudiant en tant que tel y disparaît au prix d’une mise en scène grandiose, et avec lui ses contradictions.

La perspective organisationnelle qui répond à cette théorie, c’est le mouvement révolutionnaire des Comités d’action (CA) et le jumelage des comités d’action étudiants et ouvriers. On ne se donne pas la peine d’analyser les conditions d’apparition dès CA en mai, leurs conditions de survie, ou simplement l’effectivité de leur existence. Le mouvement étudiant est tout simplement affirmé comme révolutionnaire, composante étudiante du mouvement des CA, parti révolutionnaire de type nouveau. Seul fait défaut son symétrique ouvrier. Il suffit de le développer au moyen de jumelages, de remplir la case vide.

Cette façon de « résoudre » la contradiction du mouvement étudiant en en faisant l’aile avancée du parti révolutionnaire à construire n’est pas propre aux spontanéistes français. Asor Rosa écrit dans la Revue internationale du socialisme31, à propos du mouvement étudiant italien : « Ce n’est certes pas un syndicat, malgré son esprit revendicatif, à l’origine du moins : mais ce n’est pas non plus ou pas encore un parti, [parce que la qualification de sa base de classe se situe dans des limites objectives trop étroites 32]. Je dirais plutôt que le mouvement étudiant se comporte et se meut comme l’avant-garde dans le domaine universitaire d’un parti politique révolutionnaire qui n’existe pas… »

Si c’était vrai, ce serait si simple ! Malheureusement le parti révolutionnaire ne se débite pas au détail. Et justement parce qu’il n’existe pas, on ne peut pas se comporter comme son détachement dans le domaine universitaire. Au contraire, l’absence de parti révolutionnaire surdétermine, comme nous l’avons vu, toute l’évolution et les contradictions du mouvement étudiant.

Il est vrai que tout cela est de l’histoire ancienne, au train où vont les choses dans le mouvement étudiant. Pourtant les idées d’« Après mai… » sont significatives et aujourd’hui elles trouvent leur prolongement dans la revue La Révolution culturelle33, où l’on peut lire en deux pages beaucoup de choses sur la question. « Mai, affirme la revue, a enclenché un processus de révolutionnarisation [le vilain mot] de la classe ouvrière ». Voilà au moins qui est rassurant : un processus, ça marche tout seul, ça se développe. C’est tellement plus facile de suivre « un processus de révolutionnarisation » plutôt que d’instaurer un rapport de forces organisationnel (fi donc la basse besogne !) avec le parti communiste et les partis traditionnels. Ce n’est pas d’ailleurs qu’on soit contre toute organisation par principe, la chose est par trop vulgaire. Mais « l’existence d’une organisation qui permette la systématisation de l’expérience, l’élaboration de la ligne, est subordonnée à la révolutionnarisation culturelle de la classe ouvrière et du mouvement étudiant ». Voyez-vous, rien ne presse. Révolutionnons d’abord culturellement les masses en démystifiant les autorités et la hiérarchie (nous reviendrons sur le thème). Et d’ailleurs, « ce ne sont pas les avant-gardes qui font l’histoire mais les masses… »

Permettez ! La théorie marxiste qui a sa rigueur parle autrement : les acteurs de l’histoire ne sont pas les masses mais les classes. Il y a une nuance. Car la lutte des ouvriers (ou des masses) n’est pas spontanément lutte de classe. Elle devient lutte de classe en devenant lutte politique, en unifiant les intérêts généraux de la classe ouvrière, en dépassant les intérêts catégoriels de telle ou telle partie du prolétariat, et en dirigeant la lutte vers le renversement de l’État bourgeois34.

On se demande aussi comment « la seule critique radicale du révisionnisme » peut être « celle des masses » : c’est une critique politique, scientifique, marxiste ? Alors les masses détiennent la théorie ? Alors quel besoin de la lui apporter et au nom de qui parlez-vous, vous qui affirmez des choses aussi péremptoires ? Êtes-vous les masses ? Ou leur porte-parole ? Et comment vous ont-elles délégué ce pouvoir ? Il est vrai que vous êtes un morceau des masses… Mais vous ne parlez qu’au nom de ce morceau, pas des masses dans leur ensemble.

Après ce tour de force idéologique, La Révolution Culturelle diagnostique : « Le mouvement étudiant ne peut plus progresser en se déployant dans la crise de l’idéologie bourgeoise, il doit entreprendre la critique systématique des idées bourgeoises ». Tiens donc ! Parce que jusqu’à présent le mouvement étudiant se déployait en toute quiétude dans la crise de l’idéologie bourgeoise. Ô douceur de l’éther ! Ô sereins espaces de l’idéologie ! Ô gracieux déploiements du volatile étudiant ! Mais maintenant l’air n’est plus serein ; le mouvement étudiant ne peut plus vivre sur la lancée de cet envol, il doit accéder au sérieux théorique et à « la critique systématique des idées bourgeoises ». Mais au nom de qui ? Des masses ? Ou du marxisme ? Et si c’est au nom du marxisme, s’est-il soudain mué en parti, nanti d’une stratégie et d’une pratique.

Une pirouette théorique de plus, une jonglerie verbale de plus ne changeront rien à l’histoire du mouvement étudiant qui ne fut pas celle d’un harmonieux « déploiement » mais celle d’une vivante contradiction sans cesse à l’œuvre entre les aspirations révolutionnaires d’un tel mouvement et l’absence de parti révolutionnaire.

Remarquons pour en finir sur ce point que l’idéologisme est la matrice du spontanéisme comme l’économisme est la matrice du populisme.

Pour l’économisme, les ressorts économiques sont assez puissants pour mener les masses à la révolution à partir de leurs intérêts corporatifs ; et il suffit aux militants de se mettre au service de ces intérêts. Pour l’idéologisme, seul l’écran de fumée idéologique peut égarer la marche des masses irrésistiblement mues par leurs intérêts économiques vers la révolution.

Idéologisme et économisme, populisme et spontanéisme sont les deux pôles d’une même problématique propre à l’idéologie étudiante (et si « l’idéologie bourgeoise est morte », ceux-là même qui l’affirment se chargent bien de la ressusciter). Elle se marque par son incompréhension fondamentale de la lutte politique qui suppose des forces structurées, des organisations, une tactique, tout un champ spécifique qui s’articule autour de l’État bourgeois (pouvoir structuré de la classe dominante) et du parti révolutionnaire qui affirme la candidature au pouvoir du prolétariat. Que le populisme et le spontanéisme se partagent les défroques idéologiques de la pensée de Mao ne nous surprend pas35.

c) L’anti-autoritarisme

L’une des dominantes de l’idéologie étudiante, non seulement française mais internationale, c’est l’anti-autoritarisme. Passons rapidement sur la paternité théorique de l’anti-autoritarisme. Pour Marcuse, la thèse fondamentale du marxisme selon laquelle le capitalisme, parce qu’il engendre et suppose le prolétariat, nourrit en son sein sa propre négation, tombe en désuétude. Par le conditionnement, l’intégration, la publicité, « l’espace intérieur » du système est comblé et obstrué ; le système devient opaque et abolit toute négation interne. En conséquence, « la classe ouvrière n’est plus la contradiction vivante de la société établie ». La seule contestation possible de cette société procède du harcèlement, elle doit provenir des couches marginales, en transition, non encore stabilisées dans les institutions, anti-autoritaires. Et les étudiants en sont le prototype même.

Sous couvert d’interprétation subtile de la réalité contemporaine, Marcuse se contente d’un constat de l’état de fait. Si les prolétaires ne luttent plus, c’est qu’ils ne sont plus la négation vivante du capitalisme ; et si il n’y a plus de négation du capitalisme, c’est que le capitalisme l’a gommée au moyen de techniques… Point de trace de la responsabilité du mouvement ouvrier, de la faillite du stalinisme. Une simple description sociologique pour rationaliser une évidence et rassembler les soubresauts de révolte sous la rubrique anti-autoritaire.

Maintenant, cela n’explique pas pourquoi les étudiants se sont volontiers reconnus dans le miroir poli par Marcuse et ont enfourché le mot d’ordre de révolte anti-autoritaire. Premièrement, il y a la découverte empirique, commune aux étudiants français, italiens ou allemands, que cette société capitaliste qui se réclame du dialogue ne laisse aucune place à la négociation, aucune marge de mouvement, aucune liberté de manœuvre même pour des jeunes libéraux indignés. La grève de novembre 1967 à Nanterre (annexe I) l’illustre parfaitement. Les professeurs, le doyen, le recteur, personne n’est habilité à discuter ni à négocier.

Deux interprétations possibles : ou bien tout le pouvoir a reflué vers les commissions du Plan, l’état-major gouvernemental ne laissant que des fonctionnaires incompétents face aux revendications ; ou bien cette apparente absence de pouvoir n’est en fait qu’un trop plein de pouvoir, une omniprésence du pouvoir central au travers de ses agents et de ses subordonnés. La société du sommet à la base est articulée par un pouvoir fermement enrégimenté. Voilà une découverte qui heurte douloureusement la postérité bourgeoise tout imbue de poncifs tels que le libre arbitre, les droits de l’individu, la valeur de la parole, la communication entre les consciences, le dialogue socratique et autres perles de la morale.

La découverte de la hiérarchie, de l’autorité, du pouvoir engendre la réaction de l’anti-autoritarisme. Mais cet anti-autoritarisme n’est au fond qu’une prise de conscience mystifiée de la réalité de l’État fort. Le mouvement étudiant, incapable de comprendre le sens politique de l’État fort, ne peut admettre d’être soumis à la baguette comme le prolétariat. Il regimbe contre une autorité anonyme dont on ne sait si le pouvoir est légitime.

La Révolution Culturelle parle à tout bout de champ de « la bureaucratisation accrue de la société », de l’État policier. Le mouvement étudiant est avant tout sensible au caractère bureaucratique, policier, autoritaire de l’État fort, caractère qui contredit l’éthique distillée par la bourgeoisie. L’anti-autoritarisme traduit l’indignation immédiate du milieu étudiant et son incapacité à lui donner une formulation politique. La révolte anti-autoritaire, c’est avant tout la révolte de ceux qui ont appris à gouverner, qui sont préparés au pouvoir et qui trouvent en place un pouvoir installé, muet et aveugle, dont l’accès leur est interdit, et qui leur semble irrationnel. C’est cette irrationalité qui pousse à la révolte. « Le 3 juin, écrit Rudi Dutschke, par leurs manifestations, les étudiants avaient obligé la société allemande à montrer son vrai visage, celui de l’autorité irrationnelle. »

Et le recours contre cette autorité irrationnelle n’est autre que la violence des masses. Certains groupes n’ont pas hésité à définir ainsi le critère de l’action révolutionnaire : les masses et la violence. Le fascisme répondait au critère. Faute de comprendre politiquement l’État fort, on y répond de façon apolitique ou poujadiste.

Cette stupeur du mouvement étudiant confronté à l’État fort se double du ressentiment envers le mauvais père. Le mouvement étudiant reproche à la société bourgeoise qui l’a nourri et éduqué de trahir son enseignement et ses propres préceptes. Contre cette trahison, il réagit en recherchant un nouvel humanisme où se dilue sensiblement la lutte des classes. Il est particulièrement éclairant de reprendre à ce propos l’article de Rudi Dutschke a publié dans La Révolte des étudiants allemands36. Dutschke a eu le mérite exceptionnel de comprendre parmi les premiers le rôle politique que pouvait jouer le mouvement étudiant et au moyen de quelles méthodes. Il a largement contribué, et au prix que l’on sait, à repolitiser l’Allemagne écrasée par la montée du nazisme et par le traumatisme d’une guerre épuisante. En partie grâce à lui, les 17 et 18 février 1968, les drapeaux rouges, les effigies de Liebknecht et Rosa sont réapparues dans les rues de Berlin. Pourtant, précisément à cause de la situation propre à l’Allemagne, et de la paralysie quasi absolue d’un mouvement ouvrier exsangue et trop de fois vaincu, il ne pouvait comprendre le fond du problème, du moins au moment où il a écrit le texte en question.

« Nous qui avons grandi, écrivaient-ils, au sein d’une société anti-autoritaire, notre seule chance de liquider ces parties intégrantes de notre caractère, c’est d’apprendre à nous comporter en hommes à qui cette société appartient, droit qui ne leur est contesté que par les structures dominatrices de l’ordre établi. » Le péché d’autorité est contagieux, il faut l’extirper de notre caractère pour ne pas être les héritiers de la société et de la classe qui nous a nourris. Il y a dans la démarche un fond de moralisme effrayé à l’idée de céder à la séduction d’une société qu’il refuse. La planche de salut proposée, c’est avant tout l’homme, avant la lutte des classes : « Nous aussi, il faut que nous devenions des hommes nouveaux en tenant tête au système qui nous régit, il faut nous retrouver en tant qu’hommes au cours de nos affrontements. » Cette quête de l’humanité est celle du salut individuel, même s’il s’opère de façon collective ; et encore la dénonciation du mauvais père : « C’est la classe dominante elle-même qui, à force de coups, nous inculque le comportement anti-autoritaire », « le dégoût existentiel d’une société qui réprime les besoins immédiats des individus ».

Et comme apothéose : « Cette dialectique radicale, parce qu’elle concerne tous les hommes, permet l’action unie de tous les antiautoritaires sans programme de parti […]. Notre phase de transition, de révolution culturelle, est une base prérévolutionnaire. »

Et voilà ! Il y a une seule catégorie de révolutionnaires, les anti-autoritaires ; « tous les hommes » à titre individuel sont intéressés à leur combat et tout fondement de classe a disparu dans cette révolte. Ce qui permet aux étudiants de se passer du prolétariat.

D’autre part, comme on ne se sent tout de même pas capable de jeter à bas l’État bourgeois, on se contentera dans l’immédiat d’une révolution culturelle qui n’est qu’une phase prérévolutionnaire. Oui mais en Chine la Révolution Culturelle suit la prise du pouvoir, elle ne la précède pas. En inversant les termes, le mouvement étudiant érige sa propre impuissance en phase historique. Il commence par s’attaquer à la culture parce qu’il avait commencé par croire à cette culture, à ses valeurs, et qu’il a l’impression d’avoir été bassement dupé en apprenant que les tables de la loi étaient fausses.

Nous avons essayé de relever les variétés de l’idéologie étudiante. Il est vrai que dans la réalité les espèces ne sont pas si distinctes ; les croisements et les brassages sont nombreux. Qu’importe : toutes alimentent les rodomontades velléitaires de l’activisme nécessaire pour masquer la contradiction qui ronge le mouvement étudiant.

Le mao-spontanéisme constitue aujourd’hui le cocktail le plus complet de ces idéologies étudiantes où populisme, spontanéisme, anti-autoritarisme se combinent. Toutes concourent, et c’est leur point de confluence, à nier l’organisation d’avant-garde, qui les menace comme leur propre négation.

3. Le renversement organisationnel

Le mouvement étudiant peut sécréter toutes les idéologies du monde, il n’en demeure pas moins coincé entre son rôle révolutionnaire et son caractère de masse, sa fonction avant-gardiste et sa nature instable.

Pour rompre ce cercle vicieux, il n’y a qu’une solution : l’apparition d’une organisation d’avant-garde qui rende au prolétariat son rôle dirigeant dans la révolution. Pour briser le glacis dont les bureaucrates ont nappé la lutte des classes, l’enthousiasme et les formes de lutte du mouvement étudiant lui suffisent. Dès qu’un premier affrontement avorté (avril 1968 en Allemagne, Mai 68 en France, septembre 1968 au Mexique) met les problèmes de stratégie à l’ordre du jour, il ne peut y répondre. Les militants les plus conscients s’efforcent alors de remettre le mouvement étudiant à sa juste place et de se consacrer à la construction d’une organisation d’avant-garde.

De cette évolution témoigne la cartellisation et l’éclatement du Zengakuren, qui s’est subdivisé en autant de Zengakuren qu’il y a de courants dans le mouvement ouvrier international. De cette évolution témoignent aussi les efforts du SDS allemand pour se muer de groupe étudiant en organisation révolutionnaire, en se liant aux travailleurs (manifestation du 1er mai) et en créant des structures militantes (manifestations de base) en rupture avec le flou du mouvement étudiant. Pourtant cet effort, même louable, ne suffisait pas, il y manquait la compréhension de la théorie de l’organisation et des conditions politiques requises pour une telle mutation organisationnelle.

En fait à partir du seuil critique ou l’empirisme ne conduit plus qu’à l’action répétitive et à l’échec, où une vision stratégique devient nécessaire à toute initiative tactique, la contradiction du mouvement étudiant, entre sa nature et sa fonction, éclate et s’extériorise. Ce n’est plus sa contradiction mais la contradiction entre l’inertie du mouvement étudiant, son idéologie, et la naissance d’une organisation révolutionnaire. Cette naissance n’est pas naturelle, elle ne va pas de soi, elle passe par une polémique contre l’idéologie spontanée du mouvement étudiant, par l’instauration d’un véritable rapport de forces entre l’organisation naissante et le mouvement étudiant.

La Révolution Culturelle constate que « le mouvement de masse étudiant naît et se développe en opposition avec le groupuscule parce que, par nécessité, il met non pas la théorie mais la pratique au poste de commandement ». Ici les rapports polémiques du mouvement étudiant et de l’avant-garde sont soulignés (« en opposition »), même si l’avant-garde est désignée par le péjoratif d’invention stalinienne « groupuscule ».

Comme il faut bien expliquer la nature de cette opposition et qu’on ne veut pas admettre que ce que défend le mouvement étudiant dans cette opposition, c’est son idéologie petite-bourgeoise, on fait de la séparation entre théorie et pratique l’enjeu de la querelle. Le « groupuscule » représente la théorie dogmatique désincarnée. Le mouvement étudiant incarne la pratique. « Par nécessité ». Voilà au moins une vérité : il ne vit que par la pratique chaotique, morcelée, discontinue ; théoriser sa pratique voudrait dire se dépasser en tant que mouvement étudiant, se nier, accéder à une compréhension politique qui ne peut être que celle d’une avant-garde révolutionnaire, c’est-à-dire organisée, régulière, continue dans son activité, tout ce à quoi répugne le dilettantisme étudiant.

Parce que précisément ils escamotent le problème de l’organisation révolutionnaire comme médiation dialectique entre la théorie et la pratique, les théoriciens de La Révolution Culturelle ne peuvent que restaurer de façon inverse la coupure théorie-pratique en mettant la pratique du mouvement de masse « au poste de commandement ». Pour trouver une justification théorique à leur bricolage empirique, ils en appellent à Lénine qui disait que la pratique prend toujours le pas sur la théorie…, ils oublient d’ajouter : lors de la crise révolutionnaire.

Il n’en demeure pas moins qu’en prenant la défense du mouvement contre le groupuscule, les animateurs de La Révolution Culturelle défendent certes leur propre dépouille politique. Il n’en demeure pas moins qu’ils constatent un fait fondamental : la rivalité, dans une période donnée, entre l’avant-garde et le mouvement. Ce que Marc Donolo, dans un article sur le mouvement italien, résume de façon saisissante : « Il y a une progression qui passe de l’absorption des groupuscules par le mouvement à leur concurrence avec lui 37. »

En fait, que le mouvement étudiant doive s’effacer au profit de l’organisation révolutionnaire, c’est inscrit dans sa nature et dans ses limites. Kravetz et Griset l’entrevoyaient déjà confusément en 1965 38 : « L’Unef est une organisation sans mémoire. Tous les deux ans environ on repart de zéro. Ce n’est jamais sur le sol d’une expérience intérieure que l’orientation actuelle se greffe et se développe mais toujours à partir d’une situation vécue et théorisée dans l’ici et maintenant d’un milieu et des militants sans passé ni avenir collectifs. Il n’y a pas d’acquis du mouvement étudiant et l’histoire passée se traduit seulement par l’inertie des structures qu’elle a produite. » Le mouvement étudiant n’a pas d’acquis ; à la limite il n’a pas d’histoire. Mais ses coordonnées d’analyse, le mouvement ouvrier et l’avant-garde, ont une histoire qui le force à muer ou à craquer ; quant à l’inertie des structures, nous ne la connaissons que trop à travers l’Unef ; malheureusement s’y ajoute l’inertie des individus, des féodalités étudiantes, et Kravetz et Griset, quelques clairvoyants qu’ils aient été, n’y ont pas échappé.

Jusqu’au 22 mars, l’organisation révolutionnaire, pour se fortifier, s’appuie sur le mouvement étudiant qui fait ce qu’elle n’a pas les forces de faire. Pourtant, pendant cette période, l’organisation révolutionnaire subit le mouvement étudiant autant qu’elle l’utilise. Elle doit épouser son rythme syncopé de mobilisation, ses structures éclatées. Elle se dépense et se disperse pour recoudre ensemble les pratiques multiples du mouvement et leur donner un sens : activité anti-impérialiste dans les Comités Vietnam, activité revendicative dans l’Unef, lutte contre la répression sexuelle et culturelle dans les associations de résidents, etc.

Cela ne veut pas dire que dans cette période des militants d’avant-garde en milieu étudiant ne soient pas les inspirateurs des orientations et des actions (l’exemple du FUA le prouve). Mais l’organisation d’avant-garde en tant que telle, si elle alimente la vie politique, n’a jamais l’initiative organisationnelle. Le mouvement étudiant se coule dans les structures de mobilisation héritées du vieux corporatisme (Unef en France, Unuri en Italie) ; il se contente de les compléter lorsqu’elles sont déficientes par des ajouts qui perpétuent la dispersion (Comités Vietnam).

À cet égard, le 22-Mars marque un véritable renversement : ce sont les groupes (anars et JCR) qui prennent l’initiative de fondre les pratiques disparates du mouvement étudiant dans un même creuset organisationnel, mouvement de front unique dont les premières commissions évoquent le caractère : luttes étudiants-ouvriers (anticapitaliste), Cuba-Vietnam (anti-impérialiste), lutte des étudiants polonais (antibureaucratique). Ce faisant, le mouvement étudiant, non content d’additionner ses pratiques et ses activités diverses, multiplie son audience et sa force de frappe en les synthétisant. C’est ce que le pouvoir gaulliste n’avait pas prévu en mars 1968.

Cette mutation du mouvement étudiant constituait la première phase d’une transformation qui devait avoir pour second volet la transcroissance organisationnelle de l’avant-garde elle-même. Cette transcroissance avait pour signification l’arrachage de l’avant-garde au tempo et aux déterminations politique du mouvement étudiant, le passage du groupe étudiant à l’organisation révolutionnaire. Le débat de tendance qui a marqué la naissance de la Ligue communiste39 n’a d’autre objet et d’autre sens que cet arrachage.

Il s’agissait pour l’avant-garde d’accéder à une compréhension stratégique d’ensemble, ce qui signifiait, dans le même mouvement, s’assimiler la théorie léniniste de l’organisation nationale et internationale, et s’atteler opiniâtrement à la construction de ces organisations. Mais cette compréhension et cette entreprise constituent un au-delà du groupe étudiant, elles ne lui sont pas naturelles. Bien au contraire nous pouvons affirmer que cette compréhension est étrangère et contradictoire à la pratique spontanée du mouvement étudiant. Raison pour laquelle nous avons vu se détacher de nous des éléments du mouvement étudiant qui ne s’étaient pas arrachés à leur être de classe : ils ont joué le mouvement étudiant contre l’organisation d’avant-garde et ils ont perdu, réduits désormais au révolutionnarisme et aux fluctuations propres à la petite bourgeoisie révolutionnaire, dépourvue de toute capacité d’élaboration et d’intervention politique autonome. L’avant-garde ne pouvait passer du « groupuscule » à l’organisation révolutionnaire qu’en tuant en elle le groupe étudiant : ce sont les affres de ce meurtre qui ont accompagné la constitution de la Ligue.

Un meurtre réussi là où les groupes chinois avaient échoué. Pressés de se détourner de leur être de classe, ils avaient demandé à chaque militant de renoncer à ce qu’il fut pour devenir un militant prolétarien, ils avaient tourné le dos au mouvement étudiant qui leur rappelait trop ce qu’ils voulaient oublier en eux-mêmes.

Ils n’ont pas compris que la transcroissance organisationnelle n’était pas le fait de volontés individuelles et des consciences mais d’une bataille d’organisation. On ne s’autoproclame pas impunément organisation révolutionnaire, il faut liquider au sein même de l’organisation toutes les tentations sans cesse renaissantes qui alimentent ses racines sociales, et c’est là une véritable guerre prolongée.

En tuant en elle le groupe étudiant, l’organisation révolutionnaire se constitue en mémoire du mouvement étudiant. Avant mai, les exigences de la mobilisation ne relevaient pas essentiellement de l’organisation d’avant-garde ; ses militants étaient écartelés entre Comités Vietnam, Unef, travail de formation et de propagande communiste révolutionnaire. Nous subissions des règles de mobilisation que nous ne façonnions pas ; c’est à travers la dispersion de l’intervention que nous essayions de reconstituer la cohérence d’une ligne politique, intention que Mai a en partie réalisée.

« Le groupe étudiant » ne déploie son initiative qu’à travers le mouvement étudiant, ses rythmes, ses crises, son absence de mémoire ; ce qui condamne et mine l’organisation révolutionnaire qui, elle, a besoin d’une action déployée dans le temps, embrassant une période historique de la lutte des classes et non pas une addition de mouvements épars. Nous avions pensé la politisation du mouvement étudiant mais nous n’avions pas pensé (ou fort peu) le phénomène inverse et corrélatif : la « dépolitisation » des avant-gardes investies dans le milieu étudiant.

Trotski, dans L’Internationale communiste après Lénine, souligne que le terme de stratégie révolutionnaire est un acquis du mouvement ouvrier postérieur à la Première Guerre mondiale.

Non parce que le terme fut légué par le langage militaire mais parce que la social-démocratie, qui ne défend au mieux que les intérêts immédiats du prolétariat, ignore toute perspective d’ensemble nécessaire pour résoudre le problème fondamental de la prise du pouvoir. Elle réduit la stratégie à l’addition des tactiques. C’est le propre de l’opportunisme, et une des caractéristiques du stalinisme (cf. les « zigzags » de Staline, sur la Chine par exemple40).

Les groupes étudiants, qui définissent leur activité selon les conditions imposées par le mouvement étudiant, reproduisent la même confusion. La mobilisation sporadique du mouvement étudiant impose à ces groupes une politique instantanée : on remplit l’espace, le présent, on couvre les murs, on gonfle chaque instant comme pour s’y absorber pleinement, on vise à s’agrandir du plus de monde possible sans songer aux mobilisations de demain. Certaines AG du 22-Mars ont porté cette pratique à son sommet.

Au contraire, l’intervention de l’avant-garde n’est pas spectaculaire. À travers l’organisation et la formation des militants d’avant-garde, elle est la mémoire politique du mouvement étudiant. Elle est transversale par rapport à la mobilisation étale du mouvement étudiant. Elle est verticale (axe d’organisation) par rapport à la dispersion horizontale de l’agitation étudiante (foyers anarcho-maoïstes) Elle parcourt l’improvisation du mouvement étudiant de son propre projet révolutionnaire. Images qui peuvent permettre un raccourci pour désigner la contradiction entre la nature du mouvement étudiant et celle de l’avant-garde révolutionnaire. Et c’est en surmontant cette contradiction que l’avant-garde parvient à un moment à instaurer un rapport de forces et à marquer désormais de son sceau l’histoire du mouvement : il n’y a pas eu, depuis mai 1968, de manifestations réussies du mouvement qui ne soient marquées de l’initiative de la Ligue (Mexico, Reuilly-Diderot, Nixon, le 1er mai, Makerozos). Même Jean Lacouture ne s’y est pas trompé en parlant d’un groupuscule qui avait grandi.

Le mouvement étudiant n’a pas la mémoire de ses actions. Cette mémoire, elle est hors de lui, dans les organisations politiques. Les cycles du mouvement étudiant ne font que souligner les faiblesses et les limites d’un mouvement politiquement petit-bourgeois41. Le balancement du mouvement étudiant entre réformisme (Unef Renouveau) et révolutionnarisme (toutes les formes d’anarcho-maoïsme et de mao-spontanéisme) ne peut être brisé que par l’intervention martelée de l’organisation révolutionnaire. Le travail de critique, rectification, éducation du mouvement est sans cesse à recommencer. Il doit être mené sans relâche. C’est cette nécessité-là que la fonction magique de l’autocritique chez les maoïstes désignait. Mais cette nécessité, ils l’intériorisaient et se l’appliquaient, reconnaissant par là qu’ils n’avaient qu’un comportement politique de groupe étudiant, partageant l’absence d’histoire du mouvement et la trajectoire de ses humeurs.

La mutation du groupuscule en l’organisation d’avant-garde, la Ligue l’a connue sous la forme du débat de tendance qui a présidé à sa constitution. En engageant le débat sur la question de l’organisation, nous avons porté le fer rouge des délimitations dans le mouvement étudiant. Notre arrachement au mouvement étudiant, et ses redites et ses impasses, fut aussi et d’abord un arrachement de l’organisation à elle-même. Faute d’interlocuteur, la polémique entre l’organisation et le mouvement s’est réfractée en débat de tendances au sein de l’organisation. À l’origine le débat n’exista pas entre le mouvement (des personnalités et des groupes du mouvement) et nous, il exista d’abord dans nos rangs, preuve que c’est le travail d’organisation qui précipite la cristallisation de divers courants du mouvement. Ce que les camarades ne comprennent pas, c’est que le réel enjeu des luttes que nous menions était l’émergence et l’existence de l’organisation révolutionnaire contre sa dissolution dans le mouvement ou son rabaissement au rôle de simple groupe ou courant étudiant.

Dans la mesure où la fonction d’avant-garde du mouvement étudiant dépérit, dans la mesure où elle se trouve déplacée, reprise et épurée par l’organisation révolutionnaire, la contradiction entre la nature et la fonction conjoncturelle du mouvement étudiant se déploie aussi et devient contradiction entre la perpétuation d’un mouvement politiquement petit-bourgeois et la naissance de l’organisation révolutionnaire. Cela permet en outre de ne plus penser le mouvement étudiant comme une réalité constituée mais comme un processus défini par le travail de forces politiques précises.

4. Organisation révolutionnaire,
organisation de jeunesse et mouvement de la jeunesse

Dire que l’organisation révolutionnaire doit naître et s’imposer envers et contre les pressions du mouvement étudiant ne règle pas le sort de ce mouvement. Elle tue en elle le groupe étudiant, elle ne supprime pas pour autant la réalité du mouvement. La question qui se pose est celle de l’avenir du mouvement étudiant à l’issue de ce processus.

Avant d’aborder ce problème, nous devons distinguer plusieurs choses. Un débat eut lieu jadis pour savoir si la JCR était une avant-garde de la jeunesse ou une organisation d’avant-garde intervenant de façon privilégiée et quasi exclusive dans la jeunesse. Les implications étaient différentes : dans le premier cas une plateforme d’agitation suffisait comme base d’adhésion, dans la seconde une référence stratégique était nécessaire ; on trancha en faveur de la seconde solution (cf. texte de référence politique de la JCR). Une telle organisation révolutionnaire dans la jeunesse est différente de l’organisation de jeunesse, antichambre d’un parti où les jeunes sont censés faire leur propre expérience et leurs propres erreurs, et différente d’un mouvement de jeunesse qui est un mouvement de masse.

Du fait de la contradiction spécifique de l’Université, le mouvement étudiant constitue dans un premier temps la fraction la plus explosive de la jeunesse et partage avec elle certaines contradictions, en particulier la crise de l’idéologie dominante.

Liebknecht dit que la jeunesse ouvrière est doublement exploitée : comme composante du prolétariat d’une part, elle partage son exploitation, comme jeunesse d’autre part, elle subit une exploitation spécifique (salaires inférieurs, conditions de travail). De plus la montée de la lutte chez les jeunes annonce généralement et prépare une montée des luttes de classes dans leur ensemble. La jeunesse supporte moins bien que les adultes les frustrations, les privations, les atteintes, les offenses, l’humiliation, bref le lot quotidien de la classe ouvrière en régime capitaliste. Elle ne considère pas comme une faveur les acquis historiques du prolétariat et le « bien-être relatif » qui en résulte ; elle les considère au contraire comme son minimum vital et réagit presque spontanément aux atteintes. Le rôle des jeunes travailleurs dans la radicalisation de la classe ouvrière avant Mai 1968 (Caen, Mulhouse, Le Mans) confirme cette constante.

Enfin il importe de souligner que la jeunesse n’a pas connu dans les luttes les échecs majeurs qui ont usé les générations précédentes, elle ne connaît pas le poids de ce passé que le mouvement ouvrier traîne souvent au pied comme un boulet. Elle n’est pas inféodée à la bureaucratie ouvrière qui au contraire a du mal à la contrôler. Par son esprit offensif, son enthousiasme, la jeunesse constitue un profond facteur de renouveau politique et de remobilisation de la classe ouvrière : « Quand s’use un programme, écrit Trotski, ou une organisation, s’use aussi la génération qui les a portés sur ses épaules. La rénovation du mouvement se fait par la jeunesse, libre de toute responsabilité pour le passé […]. Seuls l’enthousiasme frais et l’esprit offensif de la jeunesse peuvent assurer les premiers succès de la lutte ; seuls ces succès feront revenir dans la vie de la révolution les meilleurs éléments de la vieille génération » (Programme de transition).

C’est la même idée qu’il développe dans La Révolution trahie : « Tout parti révolutionnaire trouve de prime abord un appui dans la jeune génération de la classe montante. La sénilité politique s’exprime par la perte de la capacité d’entraîner la jeunesse. Les partis de la démocratie bourgeoise, éliminés de la scène, sont obligés d’abandonner la jeunesse à la révolution ou au fascisme. Le bolchevisme dans l’illégalité fut toujours le parti des jeunes ouvriers. Les mencheviques s’appuyaient sur les milieux supérieurs et plus âgés de la classe ouvrière, non sans en tirer une certaine fierté et considérer de haut les bolcheviks. Les événements montrèrent impitoyablement leur erreur : au moment décisif, la jeunesse entraîna les hommes d’âge mur et jusqu’aux vieillards. »

Aujourd’hui, élargir la mobilisation étudiante à l’ensemble de la jeunesse n’est pas seulement une possibilité mais une nécessité. Jusqu’à présent le mouvement étudiant a constitué le fer de lance de la jeunesse mobilisée. Si, après mai, il a marqué le pas, ce n’est pas seulement en raison de ces contradictions et difficultés internes mais parce que ces difficultés et contradictions ont été mises en relief par les difficultés objectives. L’État, au travers de la réforme Faure, a mis en place une politique de séduction-répression qui a connu quelques succès.

Incapable, en raison de son organisation, de son désordre, de son indiscipline, de franchir un certain seuil d’affrontement, le mouvement étudiant a essuyé des revers chaque fois qu’il s’est frotté aux forces de l’ordre. Ce qui décourageait certains et les ramenait au réformisme et à la participation ; ce qui contraignait les autres à des luttes d’esquives et de harcèlement. La solution n’est pas dans une militarisation du mouvement étudiant mais dans l’élargissement de la base sociale du mouvement. Être capable de lancer dans la mobilisation des forces autrement organisables et autrement résolues que les étudiants est aujourd’hui l’une des conditions premières pour tenir en échec le dispositif répressif. Élargir le mouvement étudiant à un mouvement d’ensemble de la jeunesse ne constitue donc pas une fuite en avant mais une nécessité opérationnelle élémentaire.

Bien sûr, un tel élargissement eût été en tout temps souhaitable. Mais il requiert pour réussir la présence d’une organisation révolutionnaire qui tisse les mailles de son projet politique à travers toutes les composantes de la jeunesse, qui unifie sa mobilisation autour du pivot des luttes prolétariennes, rééquilibrant ainsi le mouvement étudiant en lui rendant sa juste place.

L’axe unificateur de la mobilisation de la jeunesse, c’est la lutte contre l’embrigadement capitaliste de la jeunesse sous toutes ses formes :

– en premier lieu sur les problèmes de la formation professionnelle et de l’éducation communs aux étudiants, aux lycéens techniques, aux apprentis : l’orientation, la sélection, le problème des débouchés, tout ce qui est en liaison avec le marché du travail ;

– les conditions de vie, de travail, de logement de la jeunesse (exemples : foyers de jeunes semblables aux internats, transports) ;

– les loisirs, la culture, le sport, toutes les structures d’accueil répressives qui jouent une fonction de mise au pas, de lavage de cerveau au travers des colonies de vacances, des boy-scouts, des clubs sportifs (idéologie de compétition), de l’école ;

– les problèmes sexuels : quand la bourgeoisie réprime, menace, refoule, abrutit, quand l’obscurantisme clérico-stalinien y voit un moyen d’affermir sa domination, quand la famille bourgeoise y voit un de ses piliers, quand les avortements sont légions, la question sexuelle doit bien avoir une dimension politique non négligeable. En mai on a remarqué la conjonction entre les revendications politiques et les revendications sexuelles, y compris dans les lycées ;

– l’armée comme dernière étape d’intégration à la société bourgeoise.

Sur tous ces facteurs d’embrigadement capitaliste de la jeunesse, il est possible de lancer une campagne généralisée où le mouvement étudiant prenne place aux côtés des autres composantes de la jeunesse qui ne tarderont pas à la rejoindre dans la lutte.

IV – La question des mots d’ordre et des formes d’organisation

1. Une stratégie universitaire ?

Le mouvement étudiant, longtemps dans l’impossibilité de trouver place dans la stratégie d’ensemble du mouvement ouvrier, s’est employé à la définition d’une stratégie universitaire à la mesure de ses moyens.

L’une des principales formes de ces stratégies universitaires réside dans les tentatives d’« université critique » ou d’« université négative ». Tenu à l’écart par les bureaucrates ouvriers, le mouvement étudiant se contente de lutter avec ses moyens ; mais soucieux de donner une portée stratégique à son action, il s’oriente vers la révolution idéologique. L’université critique à Berlin, l’Université Négative à Trente sont censées incarner la négation vivante de l’Université bourgeoise, symboliser le travail négatif de l’esprit.

Privé du mouvement ouvrier qui refuse de le reconnaître, le mouvement étudiant régresse à l’hégélianisme. Le manifeste des étudiants de Trente pour une Université Négative est limpide à cet égard : « L’Université Négative réaffirme contre l’Université officielle la nécessité d’une pensée théorique, critique, dialectique, négative […]. L’Université Négative est l’incarnation de la pensée négative de l’avant-garde organisée du mouvement étudiant ; la contestation de la prétendue neutralité de la science bourgeoise. »

Le mouvement étudiant comme négation de l’université bourgeoise, soit ; la tâche est noble. Mais fonctionner comme négation signifie une activité concrète, une capacité pratique de dénoncer quotidiennement l’Université bourgeoise. Et cette activité ne peut s’opérer que grâce à la marge de manœuvre ménagée par le rapport de force entre la bourgeoisie et le mouvement ouvrier. Si ce rapport faiblit, le mouvement étudiant marque le pas, régresse, risque de se désintégrer.

Constatant le phénomène, M. Rostagno, l’un des animateurs de l’université de Trente, conçoit que la tâche du mouvement pendant ce qu’il appelle pudiquement les « stases », c’est « d’élargir l’espace politique conquis ». Comme si le défrichage idéologique pouvait progresser régulièrement à l’université, indépendamment du rapport de force politique entre bourgeoisie et prolétariat. En ce sens l’idéologie bourgeoise est bien comparable à la jungle : à peine débroussaillée, elle repousse sur les talons de celui qui l’affronte. Parler d’élargir l’espace politique conquis, c’est faire du mouvement étudiant un pur prolongement du mouvement ouvrier, sans différence de nature, et croire, dans la lignée mao-spontex, que l’idéologie bourgeoise agonise lentement mais sûrement, alors qu’on en est devenu soi-même le porte-parole et qu’on la fait revivre ; habile ruse de l’idéologie dominante que seule l’ouverture d’une crise révolutionnaire dynamite vraiment.

Et lorsque le mouvement étudiant, pour avoir trop piétiné, pour s’être cogné la tête à trop de murs, pour s’être fait acculer à trop d’impasses, cherche à passer de la critique de l’université bourgeoise à la critique de la société capitaliste, c’est pour découvrir que cette critique, pour être pratique, ne dépend pas de lui.

Inversement à cette démarche qui découvre le mouvement ouvrier à son terme, une autre démarche « stratégique » part de la réalité du mouvement ouvrier et de son rôle historique. Mais constatant que les bureaucraties ouvrières ont la haute main sur le mouvement ouvrier, il s’agit de faire du mouvement étudiant et lycéen un terrain d’expérimentation politique.

Puisqu’on n’a pas l’occasion d’éprouver directement sur le mouvement ouvrier la justesse d’un programme et l’efficacité des mots d’ordre, on va considérer que le mouvement étudiant et lycéen est une composante du mouvement ouvrier, que sa politisation est analogue (des intérêts immédiats aux intérêts historiques) et que, du programme de transition qu’on n’a pas les moyens d’appliquer ailleurs, on va extraire une tranche à l’intention des étudiants et des lycéens.

Ainsi, faute de pouvoir faire une campagne d’agitation, appuyée sur des luttes, pour le contrôle ouvrier, on se contente des mots d’ordre de contrôle étudiant et lycéen sur les études, voire d’autogestion lycéenne 42.

C’est ne pas comprendre qu’une stratégie n’est pas un simple raisonnement logique, qu’elle inclut les forces sur lesquelles elle entend s’appuyer. Et si on ne dirige pas les luttes du prolétariat, on ne peut se tirer d’affaire en débitant la stratégie au détail branche par branche, catégorie par catégorie. Une stratégie ouvrière émiettée se réduit à une addition de tactiques, ce qui est le propre des politiques réformistes. Et de fait parler en l’air d’autogestion lycéenne alors que l’on n’a pas l’initiative des luttes ouvrières et que les lycées sont soumis à l’offensive gouvernementale de la participation revient à mener une politique réformiste.

À vrai dire, il ne peut y avoir d’application sectorielle à l’université d’un projet révolutionnaire global, d’un programme de transition dont on n’a pas les moyens ailleurs. Il n’y a pas place pour une stratégie universitaire du mouvement étudiant, il ne peut y avoir qu’une tactique universitaire d’une stratégie révolutionnaire. Or l’élaboration d’une stratégie révolutionnaire est indissociable de la construction d’une organisation révolutionnaire qui soit le support et le garant de cette stratégie. Là est la clef.

À vouloir l’ignorer, le mouvement étudiant ne peut que tomber dans les deux pièges du réformisme et de l’aventurisme. Le danger n’est pas imaginaire et les pièges ne sont pas grossiers mais au contraire très ingénieusement tendus.

Ainsi la loi Faure devait répondre dans son contenu aux réformes requises par la rationalisation du système et dans sa forme aux velléités de poursuite de la lutte, en tentant d’isoler les gauchistes de la masse étudiante. Sur le plan de la répression, l’affaire fut menée avec tact mais avec fermeté. En décembre, ratonnade à Nanterre avec les appariteurs musclés et les flics à l’appui ; toujours en décembre, décret accordant des pouvoirs spéciaux aux recteurs ; une semaine plus tard, envahissement de Vincennes par les flics ; en mars, projet de bac 69 qui remet en cause les principes du bac 68 ; en avril, Messmer maintient à l’armée les 11 étudiants privés de sursis après l’affaire du rectorat, malgré l’amnistie prononcée par le Conseil supérieur de l’Éducation nationale ; en avril, Messmer envisage la suppression du sursis pour tous les bacheliers ; en avril, un projet relatif à Vincennes remet en cause le caractère expérimental du centre ; en avril toujours, Faure annonce le transfert de la socio dans les IUT ; en mai enfin, les candidats à l’agrégation composent chacun avec un flic dans le dos, le mousqueton à la bretelle. L’énumération probablement incomplète témoigne d’une évidence : la bourgeoisie est parvenue à faire revenir en sa faveur le rapport des forces.

La bourgeoisie a bien compris le caractère du mouvement étudiant, qui, isolé, est acculé aux actions répétitives, provocatrices, gauchistes au vrai sens du terme. Elle a raisonné en termes de rapport de force et lorsque ce dernier lui devient favorable, elle parachève son œuvre en isolant les gauchistes et en entraînant le reste du mouvement dans les faux problèmes dont l’issue ne peut être que réformiste.

Prenons plusieurs exemples.

Le projet de Vincennes avait une fonction évidente : faire de cette université modèle l’ambassadrice de la réforme Faure ; pendant que les autres facs étaient tout juste dépoussiérées, les années d’études artificiellement tronçonnées en unités de valeur, on vantait Vincennes, ses unités de valeur libres, son enseignement multidisciplinaire, ses non-bacheliers, ses salariés, son ouverture sur la vie, etc. Mais une fois la Loi Faure votée, lorsque les étudiants communistes et les corporatistes de droite participent et lorsque les étudiants travaillent, le caractère expérimental de Vincennes devient un luxe superflu, un attrape-nigaud provisoire qu’il convient de ramener à la norme. Et alors va-t-on se battre pour le caractère expérimental continu ? Pour fignoler l’université modèle, préfiguration de l’université socialiste en régime capitaliste ? Par exemple, va-t-on se battre pour que soit maintenue à Vincennes l’admission de 300 non-bacheliers et donner par là à la loi Faure sa caution démocratique, pour que soit maintenue l’admission des salariés, perpétuant par là le mirage de la promotion sociale individuelle ? Va-t-on défendre pied à pied le système des unités de valeur alors que les profs et les étudiants, craignant la dévalorisation des diplômes, multiplient les partiels, renforçant par là le contrôle d’assiduité et d’auto-sélection.

Même problème avec la suppression de la socio qu’on projette d’évacuer de l’université vers les IUT. La socio constitue un département improductif et peu rentable. On le transfère dans la technique, on l’intègre dans un enseignement lié à la gestion et au droit. On débouche ainsi sur une super-spécialisation en fonction directe des besoins de l’entreprise. Alors veut-on défendre la socio des sociologues ? En défendant Vincennes, on nageait en plein réformisme, en défendant la socio telle qu’elle est, on nage en plein corporatisme.

Le piège est d’autant plus subtil qu’on ne voit pas de ligne alternative, sinon une suite d’escarmouches, de refus de la politique bourgeoise 43. Cette lutte sans cohérence qui ne veut pas se poser le vrai problème de l’organisation révolutionnaire, et qui refuse le réformisme, c’est précisément la contestation. Suite incohérente de protestations avortées et vaines, tournant à l’aigreur, la contestation n’est autre qu’une politique en miettes. Enchaînement de moments isolés, se suffisant à eux-mêmes, sans garde-fous, la contestation impuissante est la forme même du gauchisme étudiant.

2. … ou la tactique universitaire d’une stratégie révolutionnaire ?

Le problème n’est pas nouveau : « Si au niveau des cadres du mouvement étudiant il est possible d’analyser les causes de l’absence de toute stratégie au profit d’une tactique à courte vue, cette absence reflète également la confusion à la base entre stratégie et tactique, chaque manifestation étant le témoignage total, se suffisant à lui-même, d’une situation intensément vécue 44 ». Cette confusion entre stratégie et tactique réduit le mouvement étudiant à l’improvisation tant que sa tactique n’est pas subordonnée à la stratégie d’une organisation révolutionnaire.

C’est ainsi que la ligne Université Rouge que nous avons avancée au début de l’année universitaire 68-69 n’avait aucune prétention stratégique, elle avait seulement pour objectif tactique d’endiguer la dégradation du rapport de force et de permettre à l’avant-garde de reprendre son souffle pour de nouveaux affrontements.

Il était bien précisé à l’époque que « l’université rouge n’est pas un mot d’ordre ; de même que le contrôle ouvrier, elle est un axe de lutte à monnayer en mots d’ordre tactiques selon les besoins de la période. L’Université Rouge n’est pas une institution juxtaposable à l’université bourgeoise, elle est un mouvement de lutte […]. L’université Rouge n’est pas une ligne universitaire, elle doit contribuer à enrichir le mouvement de Mai dans son ensemble45 ». Les projets de l’Université Rouge et de l’Unef des CA avancés alors procédaient d’un même objectif : constituer le mouvement étudiant en force de frappe politique permanente, diriger et organiser cette force de frappe. Elle visait à endiguer le reflux du mouvement étudiant en donnant le cadre des affrontements de la rentrée.

Cette politique se distinguait fondamentalement de la logique anarchiste qui, avec l’occupation de la résidence de Nanterre, l’affrontement lors de la manifestation sur Mexico, cherchait à bloquer et détruire l’université (thème antérieur au 22-Mars), cette entreprise étant le moyen privilégié pour les anarchistes de mettre le feu à la poudrière sociale, qui avait entre-temps pris la pluie de Grenelle et des législatives.

L’université Rouge visait non à la paralysie de l’institution universitaire mais à sa perversion, au détournement de son fonctionnement, à l’organisation de sa crise permanente, condition de la politisation massive du milieu étudiant. L’idée n’était pas farfelue ; le succès de la dénaturation des examens fut considérable ; la rentrée universitaire était retardée. Notre projet impliquait non pas l’escalade du mouvement contre l’appareil d’État mais bien l’extension géographique et dans le temps de la mobilisation étudiante à l’affût de nouvelles luttes sociales. La seule erreur fut de surestimer la virulence des idéologies étudiantes teintées de désespoir après Mai 68, et de définir en conséquence une tactique au-dessus des moyens organisationnels.

En effet face à la réforme Faure et à la politique gouvernementale, la seule façon d’éviter la tentation réformiste de la participation massive et la tentation gauchiste de la provocation minoritaire, consistait à mettre en avant des mots d’ordre organisationnels. II fallait, écrivions-nous46, « à la tentative de sélection cachée par les inscriptions, opposer la création de Comités d’action dans les nouvelles implantations ! À la tentative de division des étudiants par la parcellisation et la régionalisation des facs, opposer la coordination des CA et un mouvement étudiant réunifié nationalement. À l’autonomie bidon, opposer les activités autonomes du mouvement révolutionnaire à l’université ! Aux « élections piège-à-cons », opposer l’élection en assemblée générale sur nos propres débats et nos propres programmes, de nos propres délégués ! Au jumelage par en haut entre université capitaliste et patronat, opposer le jumelage à la base des groupes d’étudiants avec les groupes de travailleurs en lutte ! »

En bref, cela revenait à opposer à la réforme Faure la résistance organisationnelle du mouvement étudiant. Cette capacité de résistance n’est pas innée au mouvement étudiant, elle ne devient effective que lorsqu’il est vertébré par une organisation révolutionnaire suffisamment développée. Encore une fois, c’était là la condition qu’on ne pouvait éluder.

Ainsi, une fois admis qu’il ne peut y avoir de stratégie universitaire du mouvement étudiant mais seulement la tactique universitaire d’une organisation révolutionnaire, quelle peut être cette tactique, compte tenu de la faible implantation actuelle de l’avant-garde dans la classe ouvrière. Et tout d’abord quelle est la politique de la bourgeoisie.

À Edgar Faure succède Guichard, qui, dans le précédent ministère, s’occupait du plan et de l’aménagement du territoire. II sera secondé par Pierre Billecoq, secrétaire général de la société F. Béghin et jadis délégué général de l’Association pour l’expansion industrielle du Nord. Une partie de la recherche est rattachée au développement industriel. Enfin Giscard d’Estaing propose aux entreprises d’utiliser 2 pour 1 000 de leur chiffre d’affaires exonérés d’impôts à la recherche. L’adaptation de l’université aux besoins de l’économie capitaliste va bon train. Mai 68 a même accéléré le processus en secouant la poussière de l’université libérale.

Les mots clefs de cette reconversion ont été l’autonomie et la cogestion. Concernant l’autonomie, il s’agissait de « briser l’archaïque monolithisme en facultés plus petites donc plus pédagogiques ». En fait, il s’agit de réduire le « corps dans l’État » qu’était l’université traditionnelle nantie de ses franchises, à une série d’unités associées aux économies régionales, de briser le mouvement étudiant en ramenant ses préoccupations à un corporatisme provincialisé. « La création de séries de facultés régionales, affirme encore la loi Faure, supprime la sélection. » En réalité, la sélection devient sélection par l’orientation, par l’émulation de type capitaliste entre universités de haut et de bas niveau. L’autonomie tant vantée n’est que le prétexte pour mettre fin à l’autonomie périmée de l’université libérale et pour ouvrir l’université à ses usages patronaux. L’autonomie pédagogique a pour revers la dépendance financière et fonctionnelle accrue envers l’État et le patronat.

De même la cogestion est annoncée comme « la participation des intéressés à leur destin ». En vérité il s’agit de l’isolement politique des révolutionnaires grâce à la récupération politique de tous ceux qui croient à une collaboration honnête avec le gouvernement. Les délégués doivent cautionner les décisions administratives et les rebelles ne sont plus que des trublions refusant de se plier à la loi de la majorité étudiante. Une université « ouverte sur les forces vives de la nation », dit-on encore. En réalité la transformation des facultés en entreprises concurrentielles où les patrons investiront des capitaux, du personnel (enseignants contractuels), participera à la gestion, passera des contrats avec les étudiants et chercheurs, fixera les programmes en fonction de leurs besoins à court terme. Les études deviendront la première partie de la « vie active » et le couloir sera continu de la première année jusqu’à la retraite… ou au licenciement. Ce phénomène de pré-emploi est dès à présent visible à travers l’université technologique de Clermont-Ferrand, dont on peut dire qu’elle est une université Michelin. Quant aux expériences d’ouverture… : à Nice, le groupe des « amis de la faculté » n’est en fait qu’une délégation patronale où figurent Bavastre (PDG de Nice-Matin) Poirier (PDG du Vieux Chêne, entreprise de meubles), Pasquini (ex-parlementaire UDR)…

Le nouveau statut de l’université délimité par la cogestion et l’autonomie se prolonge par une réforme du régime des études. Cette réforme se manifeste d’abord par les universités pluridisciplinaires. Ainsi, dans l’université des sciences et techniques créée à Lille, science et technique se côtoient dans le 1er cycle. Les étudiants auront à « manipuler davantage, utiliser des machines-outils, pratiquer le dessin industriel, le croquis, la lecture de plans ; ils auront à consolider leur pratique de l’anglais et ils recevront une instruction économique en apprenant à juger du coût d’une réalisation et de ses chances d’être vendue à une certaine clientèle ». Cela n’a rien à voir avec l’enseignement interdisciplinaire qui vise une formation théorique supérieure dans diverses branches, facilitant l’adaptation et le recyclage. L’enseignement pluridisciplinaire consiste plutôt à donner les éléments concrets de diverses disciplines pour accroître l’efficacité des étudiants et mieux les préparer à la production.

La sélection par l’orientation, l’apparition d’enseignants contractuels (« ayant donné ailleurs qu’à l’université la mesure de leur excellence » comme le dit le recteur Mallet – pourquoi pas Dassault ? et Massu ?), le contrôle continu des connaissances (forme « pédagogique » du contrôle bureaucratique d’assiduité) complètent l’aménagement de l’université. La perspective est claire dans l’esprit de M. de Chatel Peron, éditorialiste n° 1 de L’Université française : « Les universités vont avoir une organisation et une gestion de type entreprise, voilà l’avenir, voilà les possibilités », comme dans l’esprit de M. Balland, directeur de la résidence universitaire d’Antony, qui veut que l’étudiant soit « un actionnaire à part entière »…

Tout cela est clair. La cogestion n’est que la version universitaire de la participation ; l’autonomie n’est que la porte de l’université ouverte au patronat. Face à ces mesures, la lutte du mouvement étudiant porte principalement sur le refus de la mainmise patronale sur l’université, l’exigence d’une formation polyvalente et complète et la garantie de l’emploi au niveau de la qualification acquise.

Mais il ne suffit pas de lancer en l’air des mots d’ordre, aussi justes soient-ils. Qui va les appliquer ? Qui déterminera les besoins en matière de formation professionnelle et d’emploi ? Qui va garantir l’emploi au niveau de qualification acquis ? En fait, les revendications universitaires convergent vers le thème du contrôle ouvrier sur l’enseignement et la formation professionnelle.

Mais là encore, qui peut reprendre à son compte un tel mot d’ordre ? Les syndicats ouvriers sous le joug des directions bureaucratiques ? Ou bien les réformistes eux-mêmes essayant de faire passer la participation de responsables syndicaux aux conseils de facultés pour du contrôle ouvrier ? Le contrôle ouvrier ne se délègue pas aux bureaucrates, il s’exerce par les délégués élus et révocables de tous les travailleurs, syndiqués et non syndiqués, contestant le pouvoir patronal.

Encore trop faibles pour faire assumer par la classe ouvrière la lutte contre l’université bourgeoise, les militants révolutionnaires ne peuvent donc avancer des mots d’ordre énoncés que dans un sens propagandiste, pour dénoncer le système d’enseignement, pour regrouper et éduquer l’avant-garde. C’est un premier aspect de leurs tâches à l’université.

D’autre part, ils doivent s’efforcer d’élargir le front universitaire en reliant constamment les problèmes étudiants aux problèmes du prolétariat en général. Par exemple, une campagne contre les mesures d’austérité consécutives aux restrictions budgétaires pourrait s’appuyer sur des problèmes matériels immédiats (tels que les bourses, les loyers de résidence) pour les élargir à des problèmes touchant la classe ouvrière (politique de logement, prix des transports, équipements sociaux). C’est ce qu’ont fait les étudiants d’Heidelberg en protestant contre les augmentations des transports.

Élargir le front universitaire pour opérer la jonction avec le prolétariat, élargir le front universitaire pour opérer la jonction avec l’ensemble de la jeunesse, tel est l’objectif des militants révolutionnaires à l’université. La lutte contre l’embrigadement et la formation capitaliste, le soutien aux luttes ouvrières, le soutien aux luttes anti-impérialistes sont les trois grands axes de mobilisation du mouvement étudiant. Quant aux mots d’ordre et aux initiatives politiques, elles ne peuvent être définies et redéfinies que tactiquement, en fonction de l’analyse sans cesse tenue à jour du rapport de force entre les classes et de la conjoncture politique dans son ensemble.

3. Organiser le mouvement

Pour être tactiques, les mots d’ordre et les initiatives proposés par l’avant-garde au mouvement étudiant n’en supposent pas moins un mouvement étudiant solidement organisé. Pour être capable de souplesse, d’adaptation tactique rapide aux variations de la situation d’ensemble, le mouvement doit être fermement structuré. Un mouvement vague et flou sera lent, lourd ; seule une bonne charpente organisationnelle assure réflexe et nervosité. On ne peut donc poser le problème de l’orientation du mouvement étudiant sans poser celui de ses formes organisationnelles.

a) Un syndicat étudiant ?

Longtemps on a poursuivi le mythe d’un syndicat étudiant de masse. C’était postuler que le milieu étudiant est syndicalisable sur la base d’intérêts communs. Nous avons vu que c’était faux, en raison de l’hétérogénéité politique et sociale du milieu. C’était en outre prolonger la politique de Front populaire des partis staliniens, qui, pour se trouver des alliés « démocratiques » ont artificiellement « autonomisé » des mouvements de masse (femmes, étudiants, anciens combattants) pour en faire autant d’alliés politiques, de potiches unitaires, dans les fronts démocratiques à constituer. En fait, à l’époque de la décadence impérialiste, de tels mouvements de masse ne peuvent vivre que politiquement subordonnés à l’avant-garde révolutionnaire. C’est du moins ainsi que l’entendaient les premiers congrès de l’Internationale communiste, y compris en ce qui concerne les syndicats.

La fonction originelle du syndicat ouvrier (c’est-à-dire la vente au meilleur prix sur le marché de l’emploi de la force du travail collectif des ouvriers) ne jouait pas pour les étudiants. Tout bavardage sur le syndicat étudiant est gratuit.

D’autant plus que le milieu étudiant a été atomisé par la réforme Faure, quasiment désintégré. D’une part Edgar Faure a commencé par étaler la rentrée et les examens, d’autre part il a morcelé les centres universitaires parisiens : cinq centres pour le droit (Nanterre, Assas, Sceaux, Clignancourt, Dauphine), six pour les linguistes (Vincennes, Asnières, Grand Palais, Institut d’Anglais, Sully-Morland). Ensuite il a isolé les premières années, non encore contaminées (droit à Clignancourt ; langues à Asnières : CPEM à Montrouge). Il a supprimé ou réduit les cours magistraux trop facilement transformables en meetings de masse. La mise en place des unités de valeur a pour conséquence quasi insurmontable d’empêcher tout regroupement prolongé d’étudiants et tout regroupement homogène sur le plan universitaire en particulier. Une unité de valeur est un milieu artificiel de rencontre où quelques étudiants venant de disciplines différentes, dont l’histoire universitaire est différente, se voient de temps en temps, sans faire les mêmes études, sans préparer les mêmes examens ni les passer au même moment. Enfin l’autonomie des universités et la concurrence qui en résulte morcellent le milieu étudiant à l’échelle nationale et encourage le provincialisme en escamotant le problème clef de l’État.

Cet ensemble de mesures démembre le milieu étudiant, le cisaille et le découpe, au point de lui rendre très difficile toute réaction de masse. En outre, il a pour conséquence de briser la solidarité horizontale des étudiants au profit d’une solidarité verticale, très tôt dessinée, avec la branche professionnelle qui prolonge les études ; ce qui encourage un regain de corporatisme et finit de ruiner la perspective d’un syndicalisme étudiant.

De fait, les tenants actuels du syndicalisme étudiant ont une idée bien particulière du syndicat. L’Union des étudiants communistes ne conçoit le syndicat de masse que comme une organisation des étudiants pauvres et sérieux (ceux qui en mai 68 voulaient passer les exams), couche antimonopoliste susceptible de rallier le camp des « forces démocratiques de progrès et de paix ». Quant à l’AJS, comme naguère la FER, elle conçoit le syndicat non comme une courroie de transmission mais une courroie de recrutement 47.

b) Mouvement de masse conjoncturel ?

Le 22-Mars, en démutilant la politique, en lui redonnant corps et vie, constituait une leçon. Dans un tel mouvement politique de masse, jamais la confrontation de lignes politiques préconstituées n’était un préalable à l’action. Chaque problème politique en revanche était débattu à fond dans la mesure où il se posait à propos d’une action précise.

Cette pratique a permis de dégeler les rapports entre groupes, immuablement figés dans l’Unef, en faisant jouer l’autocensure des éléments inorganisés. Ces mœurs, qui ont assaini le mouvement et lui ont donné le dynamisme nécessaire en période de montée des luttes, alors que toute action appelait presque logiquement la suivante, devenaient presque dangereux en période de plafonnement, où des choix stratégiques s’imposaient. Se sentant menacé d’éclatement par un débat politique de fond, le 22-Mars gelait la discussion pour devenir un groupuscule activiste « anti-groupusculaire ». L’action offensive qui, en l’absence de plate-forme politique commune avait seule fondé l’unité du 22-Mars (ce dont témoigne le sigle, simple référence à une action exemplaire), maintenue comme seul ciment d’unité, ne suffisait plus.

La démarche directe qui était la règle du 22-Mars à ses débuts devenait mal comprise, le terrain favori des opérations démagogiques. Alors que le travail avait commencé à Nanterre par commissions de 25 membres, les assemblées générales et les grands meetings acclamatoires remplaçaient les structures de base. La phrase gauchiste avait l’oreille et la faveur d’un public non militant venu pour le spectacle et ravi de la surenchère. Ce n’était plus qu’une caricature de la démocratie directe où proliféraient les bureaucraties spontanées, où ni responsabilité ni révocabilité n’étaient de règle. Oscillant entre le groupe d’avant-garde et le mouvement de masse sans choisir, le 22-Mars tournait au bouillon d’aigreur bureaucratique.

Le phénomène a des antécédents. Kravetz remarquait en faisant le bilan du Front universitaire antifasciste : « À partir du moment où les décisions de type politique devaient primer sur les initiatives pratiques au jour le jour, où la tactique antifasciste devait s’inscrire au sein d’une stratégie antigaulliste, le mouvement initial (FUA) ne pouvait que se bureaucratiser – ou plus exactement se cartelliser 48. » On ne pouvait être plus lucide, et l’analogie est frappante. Malheureusement pour Kravetz, il n’a pas su tirer les conséquences politiques de sa lucidité. Ayant jadis préféré l’aristocratie éphémère du mouvement étudiant à la besogne organisationnelle, lorsque le problème du dépassement du 22-Mars s’est posé dans les mêmes termes que ceux avancés pour le FUA, il a préféré espérer un miracle, un raccourci qui remette en selle tous ceux qui avaient raté le coche en désertant la bataille d’organisation… En vain : la réalité politique ne cède pas aux caprices de l’humeur étudiante.

Lorsque s’est posé, vers le 2 juin 1968, à propos de la signature d’une affiche le problème de la dissolution du 22-Mars dans un plus vaste mouvement, celui des CA, le refus de la majorité du 22-Mars désireuse de maintenir sa propre signature signifiait son incompréhension et sa propre condamnation. Ce que reconnurent ultérieurement les auteurs de Ce n’est qu’un début, continuons le combat : « Le problème de la signature, c’était la défense du 22-Mars comme dépositaire de la révolution. Tous ceux qui ont poussé à fond pour le maintien de cette signature pensaient que le mouvement du 22-Mars représente une forme spécifique d’organisation qui n’est ni une organisation d’avant-garde ni une organisation de masse, qui est le type d’organisation adéquat pour faire la révolution à l’heure actuelle. En quoi ils se gourent49. »

Eh, oui ! Front unique conjoncturel, le mouvement étudiant ne vit que d’activité tactique, pratique, il ne peut se substituer à une avant-garde stratégique, qui ne naît pas toute armée mais qui se forge dans la lutte en rompant avec l’enracinement petit-bourgeois en accédant à la théorie révolutionnaire. À vouloir l’oublier, le mouvement piétine, se cabre, piaffe, et se mord la queue.

c) La nostalgie du 22-Mars et l’agonie de l’Unef

Ayant compris que le milieu étudiant n’est pas syndicalisable et que l’Unef n’est pas un syndicat, il fallait en toute logique se débarrasser des attributs syndicaux de l’Unef, en premier lieu rompre avec le mythe de la représentativité. Les organes de lutte du mouvement étudiant, leurs responsables élus et révocables, ne sont pas représentatifs de tous les étudiants, du milieu étudiant ; ils ne représentent que les étudiants en lutte et doivent de comptes qu’aux étudiants organisés dans le mouvement, non pas aux assemblées générales convoquées par la faculté. Il faut apprendre à distinguer l’ensemble des étudiants (les assemblées générales) du mouvement étudiant. Les projets gouvernementaux vont dans le sens de la représentativité étudiante institutionalisée, désignée pour l’année par vote sur présentation de la carte d’étudiant. Face à cette politique de participation, il est concevable que les militants étudiants ne soient pas majoritaires dans les assemblées, où afflue la faune des studieux, des apolitiques… Il faut donc distinguer le milieu étudiant du mouvement étudiant. Il se peut que, dans une bataille conjoncturelle, le mouvement ait le soutien de la majorité du milieu. Mais ce soutien ne saurait être permanent. Il serait donc absurde pour le mouvement de se lier de discipline envers le milieu, de lier ses destinées aux fluctuations politiques des assemblées générales « démocratiques », qui ne sont en fait qu’un ramassis d’individus isolés, non informés et malléables.

Deuxièmement, il fallait aussi rompre avec le mythe d’un syndicalisme constructif. Après Mai 68, la presse bourgeoise regrettait le temps béni où le mouvement étudiant apportait sa pierre à l’édifice universitaire, contribuant à sa rénovation par un lot de propositions constructives. Sur ce point, il faut être clair et ne pas sombrer dans la métaphysique des mots d’ordre : un mot d’ordre n’est pas réformiste ou révolutionnaire en soi ; cette querelle d’idées pures a fait jadis la joie du mouvement étudiant. Le seul critère est de savoir si un mot d’ordre, une lutte, modifie réellement le rapport de force en notre faveur et l’approche du point de rupture révolutionnaire. Il y a des mots d’ordre « constructifs » avancés depuis des années par le mouvement étudiant et jamais satisfaits parce qu’ils ne représentaient qu’une alternative verbale à la politique gouvernementale. Ces mêmes objectifs (sur la pédagogie, le contenu des cours) ont été partiellement et temporairement atteints comme résidus de la lutte révolutionnaire de Mai 68, même s’ils ne figuraient pas alors au programme. Ce qui nous importe, ce n’est pas le refus des victoires partielles rejetées comme réformistes mais la valeur éducative pour le mouvement : la preuve faite qu’il s’agit de conquêtes obtenues par la force, gardées strictement sous le contrôle du mouvement étudiant, conservées aussi longtemps qu’il demeure mobilisé, et qui seraient dénaturées et récupérées dès que le rapport de force se dégradera à nouveau en faveur de la bourgeoisie. Même une simple victoire sur l’augmentation des tickets universitaires peut sous cet angle constituer un pas en avant…

Mais désyndicaliser, c’est rompre l’illusion du syndicalisme sur laquelle avait vécu le mouvement, c’est rendre superflu et dérisoire son mimétisme à l’égard du syndicalisme ouvrier. La place laissée vide, il fallait la combler en mariant le mouvement de base des comités d’action né en mai avec l’enseigne de l’Unef. L’opération pouvait à la rigueur réussir au congrès de l’Unef à Marseille en décembre 1968. Après, il était trop tard.

De toute façon, les chances de succès restaient minimes et les résistances de part et d’autre trop fortes. Du côté de l’Unef, une fois perdu l’alibi syndical, le vieil appareil se vidait, au profit des comités d’action, de tout contenu militant, ne conservant qu’un appareil et un personnel gestionnaire, réel squelette de l’Unef sur lequel s’était greffée la chair des débats politiques. Du côté des comités d’action, l’anti-autoritarisme comme idéologie avait ressuscité le fédéralisme comme pratique, quand ce n’est pas le féodalisme des seigneuries étudiantes locales, rétives et hostiles à toute initiative nationale concertée, et refusant de faire une campagne nationale contre la participation. Ce double refus de l’Unef et des CA devant la réunification du mouvement étudiant portait en lui leur dégénérescence respective. Et ce refus était prévisible.

En l’absence de tuteur stratégique représenté par une avant-garde solide déjà enracinée en milieu ouvrier, un tel projet dépassait la compréhension limitée de l’idéologie estudiantine. Privé de ce tuteur, le mouvement retombe dans les escarmouches tactiques50 partielles, ponctuelles, éclatées, dans le temps comme dans l’espace (régionalisme). Le mouvement étudiant italien a poussé plus loin encore la féodalisation du mouvement consécutive à cet éclatement. On n’y distingue plus comme en France des courants politiques nationaux, les uns étant hégémoniques là et les autres ailleurs. On n’y connaît que des écoles politiques propres à chaque faculté (Rome, Trente, Florence, Pise, Milan, etc.).

Mais la régression politique du mouvement étudiant ne saurait s’arrêter avec le refus de son unification. Après avoir nié la centralisation comme bureaucratique, on en vient à nier également la démocratie de base au nom de laquelle on combattait la centralisation. La grève active des facultés parisiennes engagées en mars 1969 contre la répression devait être l’occasion pour le mouvement étudiant de renouer avec le milieu, d’y reprendre racine, de l’irriguer politiquement. À cette condition seulement il pouvait espérer développer des luttes de masse ayant un sens aux yeux des militants ouvriers.

Au lieu de cela, la grève active, loin de s’organiser à la base en épousant la réalité du milieu, vécut en assemblées générales. Elle évacua le débat politique du milieu vers le mouvement, tout en refusant l’organisation du mouvement, sous prétexte de respecter celle du milieu. Chaque journée commençait par une assemblée générale passive, confuse et « acclamative », et les réunions de CA n’étaient que des lambeaux d’AG sans lien avec le milieu, sans réalité militante. Là où le travail de politisation et d’information du milieu fut fait, menée de façon réduite, la mobilisation se développa, fit basculer une partie du corps professoral du côté des étudiants et aboutit à l’occupation de la Sorbonne par trois cents enseignants.

Encore la grève fut-elle trop comprise comme une simple occasion de politisation et pas assez comme un combat à gagner. La volonté de maintenir les actions au seul niveau idéologique témoignait de l’incompréhension du rôle joué par les initiatives centrales dans la constitution d’un rapport de force. Par refus de centralisation, la grève active devait devenir un puzzle épars. De moyen efficace de mobilisation en profondeur, elle se transformait en incantation magique ; de méthode conjoncturelle de lutte, elle devint panacée universelle. L’inorganisation l’empêchait de vivre : elle dépérit.

À partir d’un certain seuil, les formes d’organisation spontanées du mouvement ne lui suffisent plus ; de nouvelles formes d’organisations d’avant-garde s’étaient arrachées à l’enlisement du mouvement, ayant pris un certain recul par rapport à lui. Dans cette période, le mouvement stagne et se cartellise, il se cristallise autour d’organisations d’avant-garde, se décompose en autant de courants qu’il y a d’organisations. Les manifestations ne sont plus des manifestations du mouvement étudiant mais des manifestations d’organisations révolutionnaires regroupant sur leurs mots d’ordre et derrière leurs banderoles leur audience de masse (cf. le 11 mars à Paris). Cependant, parmi ces organisations d’avant-garde, certaines n’arrivent pas à dépasser le groupe étudiant, alors que d’autres opèrent la mutation qui leur permet de reconstituer le mouvement étudiant mais à un niveau supérieur, dans le sillage de leurs initiatives. En attendant, la cartellisation est de règle, et l’exemple de l’éclatement de la Zengakuren en est l’illustration la plus convaincante.

Mais au fur et à mesure que l’organisation révolutionnaire émerge et donne la preuve de son aptitude à jouer le rôle de direction politique, la décantation s’opère. Pour avoir refusé d’organiser le mouvement, les spontanéistes sont désarmés devant la répression bourgeoise. Incapables d’organiser une manifestation clandestine (qui, pour réussir, doit être articulée sur un réseau de cellules disciplinées, d’estafettes sûres), ils sont incapables d’esquiver les coups, d’éviter l’affrontement, de « céder de l’espace pour gagner du temps ». Comme un bouc têtu ils viennent immanquablement se jeter dans la gueule du loup. N’ayant pas les moyens d’organiser quoi que ce soit, leur seul recours est l’appel aux masses. On appelle les masses à la gare de l’Est, pour empêcher le départ des sursitaires, à Belleville, pour le 1er mai, et à chaque fois, c’est la souricière, 700 arrestations, l’idée renforcée de l’efficacité des forces de l’ordre et de la catastrophe inévitable dans une situation plus tendue.

Au lieu de cela, l’organisation révolutionnaire fait patiemment ses preuves, reconquiert la confiance : 5 000 manifestants rassemblés en soutien au Mexique au mois de septembre à la barbe des flics, manifestation contre la caserne Reuilly-Diderot, manifestation contre Nixon, manifestation contre Makarezos, cortège du 11 mars. Au travers de ces réussites se reconstruit un mouvement étudiant directement sous l’impulsion de l’avant-garde. Alors que le mouvement étudiant paralysé, occupé à singer ses fantasmes de mai, sert de repoussoir au milieu, l’avant-garde regagne l’audience du milieu pour ressusciter le mouvement étudiant dans des structures organisationnelles d’abord conjoncturelles et de plus en plus partie prenante de la constitution d’un mouvement de la jeunesse.

Autant que dans les modes de politisation, la réalité politique du mouvement étudiant se perçoit dans ses formes organisationnelles. Leur dépérissement et leur remodelage jalonnent la trajectoire du mouvement étudiant déterminée par l’essor du mouvement ouvrier et l’émergence de l’avant-garde. Ne pas comprendre ce processus, c’est parler d’une abstraction en croyant parler du mouvement, c’est recourir au verbe religieux en croyant formuler des mots d’ordre politiques.

Conclusion

Le mouvement étudiant n’est pas une bonne aubaine offerte à l’avant-garde révolutionnaire mais une épreuve qu’elle a à affronter. Elle ne peut se contenter de constater l’apparition d’une force politique vigoureuse et puissante, de lui proposer des mots d’ordre plus ou moins justes avec sérénité, et de l’utiliser comme un vivier de recrutement. Le mouvement étudiant est une réalité forcenée qui, certes, alimente l’avant-garde renaissante en cadres révolutionnaires, lui donne les forces militantes d’entreprendre un travail en direction des entreprises, mais il est aussi une réalité spécifique qui, par sa puissance et son caractère de masse, modifie fondamentalement le rapport de force entre les noyaux d’avant-garde et l’État bourgeois, entre ces mêmes noyaux et la bureaucratie stalinienne.

Pour que le mouvement étudiant joue ce rôle décisif dans l’évolution du rapport de force, l’avant-garde ne saurait conserver envers lui une attitude de prudente extériorité la garantissant contre toute contagion idéologique. Elle doit au contraire courir le risque d’embrasser le mouvement étudiant pour l’éduquer, d’épouser ses formes d’organisation pour tenter de l’organiser. Elle doit le prendre à bras-le-corps, s’y immerger partiellement pour en ressortir fortifiée… ou y demeurer noyée. C’est là le risque. Il en vaut la chandelle.

La voie de construction du parti révolutionnaire n’est pas plus limpide que celle de la révolution. On ne le construit pas à coup de principes. Les principes livrés à eux-mêmes sont en deçà de la stratégie et de la tactique, c’est-à-dire en deçà de la pratique ; et la pratique révolutionnaire, la politique est par définition périlleuse. La tentation du conservatisme d’organisation, de la bureaucratie, est une menace permanente pour l’organisation révolutionnaire, qui ne lui résiste que par une vigilance politique permanente, une lutte politique permanente dans ses propres rangs.

On peut éviter tout risque en demeurant un groupe propagandiste, sagement assis sur le promontoire des acquis théoriques. On peut s’y perdre en rompant l’amarre de ces acquis. Pourtant c’est là qu’il faut sauter : ou bien opposer aux bureaucrates ouvriers solidement implantés les forces faméliques et martyres d’une avant-garde opiniâtre, ou bien faire donner la troupe impétueuse mais chaotique du mouvement étudiant. C’est bien une épreuve mais c’est par là que passe bien souvent en Europe occidentale la résurrection de l’avant-garde révolutionnaire, l’acquisition d’un rapport de force qui lui permette de briser le monopole des bureaucrates sur la classe ouvrière. Dans cette voie, il y a eu quelques naufrages, mais aussi des réussites, au nombre desquelles celle de la Ligue.

Si la chose est vraie pour les pays capitalistes avancés, elle l’est aussi partiellement dans les démocraties populaires où les étudiants (Pologne, Tchécoslovaquie, Yougoslavie) sont souvent les premiers à lutter pour la reconquête de la démocratie ouvrière, pour secouer le joug bureaucratique et prendre place parmi les premiers dans le camp de la révolution politique. Elle est également vraie dans certains pays coloniaux où le mouvement étudiant cumule le rôle de l’intelligentsia des pays coloniaux dans la lutte anti-impérialiste et le rôle du mouvement étudiant de masse dans les pays capitalistes avancés.

Le mouvement étudiant a soumis à l’épreuve les organisations révolutionnaires naissantes : il leur a imposé de savoir s’adapter à une réalité politique vivante et complexe, de savoir la comprendre et l’animer tout en restant fermement amarré au môle de la théorie et de la stratégie marxiste révolutionnaire. Les organisations qui franchiront victorieusement cette première épreuve pratique auront fait un pas non négligeable dans la construction du parti et de l’internationale révolutionnaire dont nous avons besoin.

Annexe I

Avant-garde Jeunesse, no 12, 10 avril 1968, organe de la Jeunesse communiste révolutionnaire.

Nanterre : de la contestation de l’université capitaliste
à la contestation de la société capitaliste

De la révolte…

Sans prendre mécaniquement l’origine d’un phénomène pour sa cause, il est pourtant évident qu’on ne peut expliquer les récents événements de Nanterre sans faire référence à la « grande grève de novembre ». Non parce qu’elle était inévitablement grosse de développements ultérieurs mais parce qu’elle déterminait un point de non-retour dont dépendait toute nouvelle possibilité de lutte.

L’escalade revendicative…

Éduqués dans les schémas et le vocabulaire stalinien, empressés de calquer les luttes étudiantes sur les luttes ouvrières (pour mieux y justifier des prétentions au rôle d’avant-garde ?), nombreux sont les militants (Cler, UEC, ESU) qui parlent de grève et de lutte syndicale des étudiants par désir d’identification plus que par souci d’analyse. Il serait plus juste de dire qu’en novembre, dix jours durant, dix mille étudiants ont séché leurs cours sur le tas pour approfondir leur mouvement revendicatif et lui donner les formes organisationnelles nécessaires. En effet l’Unef, qui n’a pas eu le temps, depuis la récente création de la faculté, d’être reconnue et d’acquérir une réelle audience à Nanterre, fut rapidement submergée.

Cette mobilisation de masse sans pareille en France, après la patiente élaboration des mots d’ordre et de revendications (sur les équivalences, l’encadrement pédagogique, le contrôle d’assiduité, les exigences en matière de formation), posait le délicat problème de la négociation. Pour le résoudre se constituaient, au niveau des départements, des comités paritaires étudiants-professeurs et, au niveau de la faculté, un comité de grève regroupant syndiqués et non syndiqués. Certains parmi les professeurs les plus avancés pensaient faire de ces comités des instances d’intégration susceptibles de désamorcer le mouvement.

Encore eut-il fallu avoir quelque chose à négocier. Mais faute de pouvoir et de moyens, chaque « responsable » ne pouvait que se réfugier derrière son supérieur hiérarchique. L’escalade revendicative devait donc passer par le conseil de département, le conseil de faculté, le doyen, pour venir mourir à bout de souffle contre le tout-puissant ministère, retranché hors de portée du ghetto nanterrois.

… et ses leçons

Dès lors une simple logique de bon sens, même aristotélicienne, scolastique, universitaire et non dialectique, permettait de tirer deux grandes leçons de l’affaire.

1. Le mouvement revendicatif était enlisé après avoir obtenu satisfaction sur des points mineurs. Argumentant à coups de statistiques officielles, d’impératifs à court terme de l’économie, de coqs de combat, de Ve Plan et d’ordonnances, le ministère – l’État – proférait un méga-niet concernant l’essentiel. D’où les plus futés déduisaient que le problème était « en dernière instance, un problème politique », celui du choix (par la bourgeoisie) des objectifs de l’économie (capitaliste) auxquels devait se subordonner l’université.

Dès lors, ou bien l’on s’inclinait devant l’argumentation « raisonnable » du ministre – et nombre d’étudiants, y percevant « leurs intérêts bien compris », le firent – ou bien l’on refusait les principes ultimes (le profit capitaliste) qui nous étaient assénés et on ruminait les moyens à se donner pour mener – consciemment désormais – la lutte sur le terrain politique où elle se situait de toute évidence.

2. Là prend place la seconde leçon de la grève. Mener la lutte politique contre les priorités capitalistes du gouvernement signifie en principe mener la lutte aux côtés de la force réellement intéressée et résolue au renversement du système : la classe ouvrière. Mais, de mémoire de marxiste-léniniste, la classe ouvrière en tant que telle n’est pas résolue à mener la lutte jusqu’au bout. Elle est au contraire « spontanément réformiste et trade-unioniste ». Sa lutte économique contre le patron n’est même pas la lutte de classe. La lutte des ouvriers ne devient lutte de classe que lorsque, unifiée et dirigée par une avant-garde révolutionnaire, elle vise la bourgeoisie dans son ensemble, la bourgeoisie comme classe 51.

Or les directions ouvrières actuellement reconnues des masses, en dépit des incertitudes à la caennaise, n’ont pas pour but le renversement du système capitaliste mais leur propre admission au sein de ce système. Et elles l’ont encore prouvé au moment de la grève de Nanterre (cf. article sur le 13 décembre dans Avant-garde Jeunesse n° 9). On ne saurait résoudre le problème à bon compte en plaquant une oreille de petit-bourgeois culpabilisé sur l’abdomen d’une classe ouvrière ventriloque pour y écouter babiller la conscience de classe enfin libérée des pontes syndicaux à la langue fourchue. On y entendra tout ou plus les aspirations économiques d’éléments atomisés de la classe ouvrière, on pourra constater leur combativité : le problème de la jonction entre les luttes étudiantes et les luttes ouvrières demeurera entier.

Entre le cul-de-sac et le cercle vicieux

En effet là réside pour les avant-gardes étudiantes en mal de prolétariat le douloureux problème : pour renverser l’université bourgeoisie, il faut lutter aux côtés des organisations ouvrières contre la société capitaliste dans son ensemble ; or, les organisations ouvrières… etc. Les leçons de la grève éclairaient un éventail de possibilités.

a) Ou bien l’UEC est assez forte pour prendre la tête des luttes étudiantes et les réintégrer dans le giron des forces démocratiques. Mais l’UEC…

b) Ou bien les directions ouvrières redeviennent subitement révolutionnaires et reconnaissent les avant-gardes étudiantes comme interlocutrices. Ce qui est démenti par la moindre analyse.

c) Ou bien, fidèles à une ligne théoriquement juste, et misant sur la remontée des luttes ouvrières, les militants d’avant-garde à l’université essaient de pratiquer (dans la faible marge de manœuvre dont ils disposent) l’intersyndicalisme à partir de thèmes convergents tels que le refus de la rentabilisation capitaliste de l’université, le droit à une formation polyvalente et complexe, etc.

d) Ou bien le mouvement étudiant se développe selon sa propre dynamique de contestation de l’université bourgeoise et de la société capitaliste au risque de s’isoler des « masses », du « peuple », des « couches laborieuses » et de leurs organisations.

Ainsi posé, le problème était douloureux, sans compter que les militants, même d’avant-garde, n’en maîtrisent pas toutes les données au point de pouvoir choisir sereinement la solution désirée. Il arrive, en ces temps de lente gestation et de difficile enfantement que les faits, qui ont depuis longtemps déjà la tête dure, les aident à trancher.

… à la révolution

De la mobilisation

Le reflux ne les emporta pas tous. Et les militants qui, nés de la grève, lui survécurent, se posaient consciemment ou non ces questions, désireux qu’ils étaient d’assurer la continuité du mouvement. Comme un feu qui couve affleure toujours en quelque endroit, le second trimestre de l’année universitaire fut constamment émaillé d’escarmouches bénignes. Le spectaculaire vidage de deux fourgons d’argousins venus illustrer en chair et en uniforme le concept de répression policière en témoigne.

C’est cependant l’arrestation de Xavier Langlade et de plusieurs militants du CVN qui firent surgir au grand jour ce processus occulte. Le 22 mars, pour exiger la libération immédiate de Langlade, les militants s’emparaient de l’émetteur central de la faculté, badigeonnaient des slogans sur les murs intérieurs, organisaient plusieurs meetings dans les halls et finissaient par occuper nuitamment la salle du conseil de faculté. Pendant cette occupation, les 150 participants votaient une journée d’action pour le vendredi 29 consistant à remplacer les cours par des débats sur :

• les luttes anti-impérialistes ;
• luttes étudiantes-luttes ouvrières ;
• luttes étudiantes dans les démocraties populaires ;
• université, université critique.

Le jeudi 28, alors que la préparation du lendemain battait son plein, le doyen annonçait solennellement par micro la suspension des cours pour deux jours. Aussitôt se tenait un meeting spontané où les résidents, qui avaient déjà aboli de fait depuis plus d’un mois le règlement intérieur de la cité universitaire, mettaient leurs locaux à la disposition du mouvement pour qu’ait lieu la journée des débats prévus. Le vendredi 29, 500 étudiants participaient à ces débats dans un campus désert, gardé à vue par deux colonnes de CRS qui plusieurs jours durant, vareuse dégrafée, jouaient à la belote dans leurs fourgons blindés.

Cette journée était déjà un succès, prouvant que les agités n’étaient pas si isolés qu’on le faisait entendre. De plus, la tenue politique des commissions révélait une politisation qu’aucune structure existante n’avait jusqu’alors permis d’exprimer. Mais le but n’était pas encore atteint : tenir une journée de débats dans les conditions normales de la fac. D’où l’organisation d’une nouvelle « journée », le mardi 2 avril, qui voyait, dès 10 heures, 1 200 étudiants réunis dans un amphi, scandant « Che-Che Guevara » et « Ho-Ho Ho Chi Minh », prêts à défendre leur journée contre les flics, les fascistes et l’administration.

Là se résument les événements, dépouillés, hélas, de tout le décorum et de l’anecdotique qui font leur charme et soulignent leur portée politique. À Nanterre, dans le mouvement actuel, tend à se constituer un courant de masse auquel participent de nombreux éléments inorganisés et certains groupes (« anarchistes » et JCR surtout), au prix de concessions réciproques et sur la base d’une expérience politique commune qui sert de point de départ au débat, sans que l’accord sur « une ligne » soit un préalable à l’action. Dans ce mouvement les militants font l’expérience de la démocratie directe, les « inorganisés » censurent l’affrontement intergroupusculaire habituel, de sorte que se produit un dégel des frontières entre groupes, et surtout en élargissement considérable de la sphère d’influence des militants d’avant-garde.

Un tel mouvement ne peut, pour un certain temps, avoir de « ligne » ni de direction. Il ne peut avoir de direction parce qu’il n’est pas structuré (la structuration s’amorce à la base sous forme de commissions et sous-commissions), parce que la direction ne pourrait être aujourd’hui encore que l’émanation d’un cartel de groupes ou d’un groupe hégémonique, ce qui dans les deux cas reviendrait à briser le mouvement par exclusion des inorganisés vite désabusés. Un tel mouvement de masse ne peut avoir de « ligne » parce qu’il repose sur un minimum de principes et repères communs émergeant lentement des débats en commissions sans qu’aucune des lignes concurrentes puisse s’imposer dans sa totalité.

Les étudiants de Nanterre ont donc résolu à leur façon les problèmes du mouvement étudiant en dégageant un courant politique de gauche et en expérimentant des formes de mobilisation inédites en France.

Gageons que cet acquis politique et organisationnel, renforcé à la rentrée 68 par un afflux de lycéens déjà aguerris par leurs luttes et attisé par les conditions catastrophiques de la future rentrée, nous promet des lendemains explosifs. Reste à savoir si ce phénomène est aberrant au regard des normes léninistes en vigueur ou si la situation nationale et internationale dans laquelle il prend place permet de comprendre et d’affiner nos critères.

… à ses conséquences

Le résultat immédiat de cette mobilisation est l’instauration de fait, grâce à l’établissement d’un rapport de force, de la liberté d’expression politique au sein de la faculté… « sauf pour ceux qui soutiennent les Américains au Vietnam ». Le doyen Grappin, en tolérant ainsi l’expression politique, créé un précédent d’importance nationale, pouvant encourager l’offensive des étudiants sur ce thème.

Le mouvement de Nanterre a donc remporté une victoire quant à l’objectif qu’il s’était fixé. Mais les événements nanterrois esquissent des conséquences qui vont bien au-delà pour l’ensemble du mouvement étudiant. Alors qu’en Allemagne le SDS représente un courant politique de masse au travers duquel tendent à se différencier des familles politiques, en France les familles politiques sont déjà structurées et se neutralisent sur l’échiquier de l’Unef en transformant chaque assemblée générale en interminable radio crochet où défilent les représentants de tous les groupes.

À Nanterre dans le mouvement actuel tend à se constituer un courant de masse auquel participent de nombreux éléments inorganisés et certains groupes (« anarchistes » et JCR surtout) au prix de concessions réciproques et sur la base d’une expérience politique commune qui sert de point de départ au débat, sans que l’accord sur « une ligne » soit un préalable à l’action. Dans ce mouvement les militants font l’expérience de la démocratie directe, les « inorganisés » censurent l’affrontement intergroupusculaire habituel de sorte que se produit un dégel des frontières entre groupes et surtout en élargissement considérable de la sphère d’influence des militants d’avant-garde.

Un tel mouvement ne peut, pour un certain temps, avoir de « ligne » ni de direction. Il ne peut avoir de direction parce qu’il n’est pas structuré (la structuration s’amorce à la base sous l’orme de commissions et sous-commissions), parce que la direction ne pourrait être aujourd’hui encore que l’émanation d’un cartel de groupes ou d’un groupe hégémonique, ce qui dans les deux cas reviendrait à briser le mouvement par exclusion des inorganisés vite désabusés.

Un tel mouvement de masse ne peut avoir de « ligne » parce qu’il repose sur un minimum de principes et repères communs émergeant lentement des débats en commissions sans qu’aucune des lignes concurrentes puisse s’imposer dans sa totalité.

Les étudiants de Nanterre ont donc résolu à leur façon les problèmes du mouvement étudiant en dégageant un courant politique de gauche et en expérimentant des formes de mobilisation inédites en France.

Gageons que cet acquis politique et organisationnel, renforcé à la rentrée 68 par un afflux de lycéens déjà aguerris par leurs luttes et attisé par les conditions catastrophiques de la future rentrée, nous promet des lendemains explosifs. Reste à savoir si ce phénomène est aberrant au regard des normes léninistes en vigueur ou si la situation nationale et internationale dans laquelle il prend place permet de comprendre et d’affiner nos critères.

Le sens de l’histoire

À vouloir juger de l’intérêt et de la portée d’un tel mouvement, il n’est que deux angles possibles : quant à son contenu et quant à ses perspectives.

Quant au contenu, dès ses premiers balbutiements, le mouvement de Nanterre a mis les choses au point. Il ne s’agit pas de déclarer que la classe ouvrière n’existe plus, de faire de l’université le champ clos de la lutte des classes sous forme d’un conflit enseignant-enseignés, d’établir sous prétexte d’université critique une contre-université socialiste alternative à l’université bourgeoise. L’« université critique » en question n’est pas une institution mais un processus permanent de contestation selon le principe : « de la contestation de l’université de classe à la contestation de la société capitaliste ». Il est donc clair aux yeux des étudiants en lutte qu’ils ne transformeront pas l’université, qui ne peut être effectivement remise en cause que par la transformation de la société dans son ensemble grâce à l’action révolutionnaire de la classe ouvrière.

Le mouvement actuel est donc un mouvement internationaliste (les débats sur le Vietnam et l’Amérique latine, les motions de soutien aux Guadeloupéens et aux étudiants polonais en témoignent) et anticapitaliste conscient du rôle historique de la classe ouvrière. Compte tenu de ces données, un tel mouvement devrait en principe se rallier aux luttes de la classe ouvrière sous la direction d’un parti révolutionnaire. Mais quand ce parti n’existe pas et quand un parti social-démocratisé mais puissant garde la confiance de la classe ouvrière et demeure son seul porte-parole, que peut un tel mouvement ? Se soumettre ou se saborder ?

Choisir l’une des deux réponses, ce serait accepter de répondre au problème dans les termes légués par le PC. L’image de la couche petite-bourgeoise indécise qui doit choisir entre la bourgeoisie et le prolétariat est ici insuffisante. Nous ne comprenons pas le stalinisme comme un phénomène dont les conséquences n’agissent que dans les limites des organisations staliniennes. S’il est vrai que depuis longtemps les conditions objectives de la révolution ont mûri, s’il est vrai que la classe ouvrière est la seule classe qui, dirigée par un parti révolutionnaire, peut résoudre les contradictions du capitalisme et de l’impérialisme par une transformation radicale de la société à l’échelle mondiale, alors la capacité ou l’incapacité de ses directions à résoudre ces contradictions détermine l’ensemble de la société. Le stalinisme a pendant quarante ans écrasé sur le plan théorique et idéologique la classe ouvrière et ses alliés possibles.

Aujourd’hui, la poussée de la révolution mondiale incarnée par la révolution vietnamienne, les positions révolutionnaires des Cubains, les difficultés des démocraties populaires et l’instabilité du capitalisme occidental exacerbent les tensions au sein du mouvement stalinien et parmi ses rejetons. Il est normal, dans cette situation, que l’emprise idéologique du stalinisme soit détruite en ses maillons les plus faibles. Et le mouvement étudiant, en raison de la mobilité de ses militants, de leur position particulière (dégagés de leur classe d’origine et non encore intégrés dans leur classe à venir), de la souplesse de ses organisations, est un de ces maillons privilégiés, un de ces points de déséquilibre où la société capitaliste et le mouvement stalinien sont conjointement rejetés. L’expérience du FUA le laissait supposer.

Aujourd’hui, l’essor international des mouvements étudiants le confirme. Partis de points différents (mouvements pacifistes en Angleterre et aux États-Unis, scissions dans la social-démocratie en Allemagne et en Belgique, en rupture avec le stalinisme en Italie, au Japon ou en France), ces mouvements, unifiés en quelque sorte par le problème vietnamien, prennent une ampleur que la simple contagion ne saurait expliquer. Ceux qui ignorent la place particulière que peut occuper conjoncturellement ce mouvement étudiant sont acculés à l’incompréhension : ainsi, à Nanterre, l’UJCML, qui caractérise le mouvement comme à « cent pour cent réactionnaire parce que non situé sous l’autorité des travailleurs », et le Cler, qui s’accroche à contre-courant au thème de la reconstruction à tout prix d’une Unef conçue sur le modèle du syndicat ouvrier.

Dans le contexte particulier de la crise du stalinisme, le mouvement étudiant, outre son rôle éducatif pour les militants qui y participent, a sa valeur propre. Il a des conséquences sur l’ensemble des forces politiques (cf. les crises ouvertes en Allemagne et en Italie par les luttes étudiantes). Il faut comprendre qu’au moment où les fondements du stalinisme sont ébranlés on ne sait d’où viendront les étincelles qui peuvent non déclencher la révolution mais accélérer le processus de reconstruction de partis révolutionnaires. Assurément les luttes étudiantes qui mettent en mouvement des masses particulièrement combatives ne sauraient être considérées comme une agitation désespérée mais bien comme une de ces étincelles. À travers leurs luttes les étudiants comprennent la nécessité d’un parti et se créent, par la mobilisation réelle, les lieux de jonction avec les luttes ouvrières.

Annexe II

Avant-garde Jeunesse, no 13, 15 mai 1968,
organe de la Jeunesse communiste révolutionnaire.

Luttes étudiantes, luttes ouvrières

I – Le rôle historique du prolétariat

En France, le mouvement étudiant a fait preuve d’une maturité politique probablement supérieure à celle des mouvements italien et allemand. Sa confrontation à un mouvement ouvrier profondément enraciné et fortement structuré contribue à l’expliquer. Ici, contrairement aux allégations du Nouvel Observateur, l’idéologie marcusienne ne joue qu’un rôle très secondaire ; les militants d’avant-garde reconnaissent quasi unanimement le rôle historique de la classe ouvrière tel que l’analyse la théorie marxiste.

Mais aujourd’hui cette compréhension dépasse largement le cercle restreint des militants politiques. Les masses étudiantes, au travers de leur expérience concrète, ont exploré les limites et l’horizon de leur action. Lors de la grève revendicative de Nanterre, ils ont compris que leurs volontés ne pouvaient être satisfaites quant au fond que si elles étaient reprises en charge par un puissant allié. Lors des combats de rue et des barricades, elles ont découvert que leur lutte contre l’État bourgeois et ses forces de répression ne pouvaient être menées à bien que si une force politique capable de résoudre l’ensemble des contradictions capitalistes venait les relayer. Désormais, le rôle historique du prolétariat n’est plus une simple abstraction conceptuelle mais une nécessité pratiquement éprouvée.

Pour opérer cette jonction nécessaire entre luttes étudiantes et luttes ouvrières, il existe une solution historiquement éprouvée : c’est le regroupement au sein d’un parti révolutionnaire des militants d’avant-garde sans distinction d’origine sociale : dans un tel parti « doit s’effacer toute distinction entre ouvriers et intellectuels » (Lénine). Et la plupart des étudiants qui animent les luttes s’accordent à dire que leur place serait dans un tel parti s’il existait.

Mais aujourd’hui, alors que les grands partis ouvriers n’ont plus rien de révolutionnaire, doit-on se contenter d’attendre que la « base » saine par définition se débarrasse des pontes et bureaucrates, et dans l’attente former à froid des théoriciens d’élite armés pour le grand jour qui ne luttent pas ? Nombre de groupes, groupuscules et particules se sont usés les dents sur ce problème.

II – Les parasites et les serviles

L’originalité du mouvement actuel réside en ce qu’il tend à résoudre concrètement ce problème jadis insurmontable. Pour sortir de l’ornière, les militants d’avant-garde ont dû rejeter comme inopérantes plusieurs attitudes assumées par tel ou tel groupe :

1. Le parasitisme politique

En l’absence de luttes de masse, une organisation étudiante, le Cler (aujourd’hui mué qualitativement – dans le sens d’une régression et non d’un progrès – en FER) s’était spécialisé dans le gadget politique présenté sous forme de motions et d’objectifs. Il s’agissait en gros d’adresser aux organisations syndicales et politiques, « objectivement traîtresses aux intérêts de la classe », des mises en demeure verbales : « Êtes-vous pour les comités de grève ? », pour « la manifestation centrale », pour les « 3 500 jeunes à la Mutualité », etc.

Et si la réponse (souvent prévisible) était non, on dénonçait les bureaucrates. Sur la base de ces dénonciations successives, il est toujours possible de recruter quelques éléments mécontents ou aigris, c’est-à-dire de se nourrir des queues et reliquats des luttes d’autrui. (Ce qui explique peut-être la médiocrité du recrutement du Cler). C’est ce qui s’appelle du parasitisme politique : gonfler sa baudruche par un processus de dénonciation, escalade qui ne peut exister que par rapport à autrui, au détriment de l’initiative politique propre.

Mais il ne s’agit là que d’un mouvement décadent, dont la survie était liée à la stagnation des luttes. Dès que l’histoire se met en marche, ces éléments en descendent et s’éloignent. C’est ainsi que, symboliquement, ils ont quitté les barricades jugées par eux criminelles et aventuristes. Autrement intéressant pour nous est le raisonnement ratifié par la formule :

2. « Servir le peuple »

Puisqu’il s’agit là de gens qui se réclament, à grands renforts de parenthèses, du marxisme-léninisme, nous en référerons sans dogmatisme à Lénine. La référence n’est pas ici un simple procédé scolastique, elle est justifiée par la situation même. Dans les années 1898-1902, il n’existe pas en Russie de parti révolutionnaire. En luttant contre divers courants du mouvement ouvrier, Lénine travaille à sa construction. Et alors aussi florissaient les groupuscules avec leurs variantes réformistes, populistes, économistes. Il n’est pas étonnant aujourd’hui, étant donné la social-démocratisation politique et organisationnelle du PC, de voir ressurgir toute une gamme diversifiée de groupes qui parfois répètent, à quelques variantes près, les événements d’antan.

Il faut, disent nos camarades « ml », se mettre au service du peuple, se placer sous l’autorité des travailleurs, faute de quoi le mouvement étudiant est réactionnaire. Mais qui détermine l’autorité des travailleurs ? Ce ne sont pas, et tout le monde se réconcilie sur ce point, leurs organisations (r) [lisez révisionnistes]. Alors ce serait le problème individuel qu’on rencontre dans les files de chômage ou à la sortie de l’usine.

Pour un léninisme bien compris, sinon bien compilé, une telle attitude relève de la monstruosité. Il y est reconnu que l’ouvrier atomisé, isolé, n’est pas le porteur de la conscience de classe, il est tout au plus le porte-parole des intérêts limités, parcellaires, corporatistes, de telle fraction particulière du prolétariat. La conscience de classe n’est pas quelque chose de spontané et d’immanent au prolétariat ; elle ne peut lui venir que « du dehors ». « L’histoire de tous les pays atteste que, par elle-même, la classe ouvrière ne peut arriver qu’à la conscience trade-unioniste […]. Et la politique trade-unioniste est la politique bourgeoise de la classe ouvrière. » (Lénine)

Tous ceux qui se figurent que le mouvement ouvrier est capable par lui-même d’élaborer une idéologie indépendante, à condition que les ouvriers arrachent leur sort des mains des dirigeants, sont dans l’erreur, affirme également Lénine. Car le socialisme et la lutte des classes surgissent d’abord parallèlement et ne s’engendrent pas l’un l’autre. La conscience socialiste ne peut surgir que sur la base d’une profonde connaissance scientifique de l’ensemble de la société. « Or le porteur de la science n’est pas le prolétariat mais les intellectuels bourgeois. » (Lénine reprenant Kautsky). Le développement spontané du mouvement ouvrier aboutit seulement à le subordonner à l’idéologie bourgeoise ; « le trade-unionisme, c’est l’asservissement idéologique des ouvriers par la bourgeoisie ».

De façon très condensée, Lénine, dès avant Que faire ?, dès les trois articles à la Rabotchaïa Gazeta, détenait la réponse de fond : « Qu’est-ce que la lutte des classes ? Lorsque les ouvriers affrontent leurs patrons, ce n’est qu’un faible embryon. La lutte des ouvriers ne devient lutte de classe que lorsque tous les représentants d’avant-garde de l’ensemble de la classe ouvrière ont conscience de former une seule et même classe et commencent à agir non pas contre tel ou tel patron mais contre la classe des capitalistes tout entière et contre le gouvernement qui la soutient. “Toute lutte de classe est une lutte politique.” On aurait tort de comprendre ces paroles célèbres de Marx en ce sens que toute action des ouvriers contre les patrons est toujours une lutte politique. Il faut les comprendre ainsi : la lutte des ouvriers contre les capitalistes devient nécessairement une action politique dans la mesure où elle devient une lutte de classe. »

Affirmer simplement aujourd’hui que la tâche des étudiants progressistes est de se mettre au service des travailleurs, c’est faire preuve d’une incompréhension totale du rôle historique et conjoncturel du mouvement étudiant. Déjà en 1902, des gens étaient apparus qui, disait Lénine, « se mettaient à genoux pour contempler religieusement le postérieur du prolétariat russe ». Gageons que nos mandarins en mal de prolétaires ne trouveront pas, après quarante ans de stalinisme, le postérieur du prolétariat français plus reluisant que celui de son homologue slave.

Se contenter d’annoncer que le prolétariat est seul résolu à mener la lutte jusqu’au bout, c’est se contenter d’une abstraction théorique là où nous avons un problème politique concret à résoudre, c’est prendre la politique pour un simple reflet de l’économie, c’est encore une fois ravaler le marxisme au rang d’un économisme vulgaire. De même qu’il était stupide de se mettre au service des Vietnamiens parce que les Vietnamiens ne peuvent juger à notre place des possibilités d’action qui sont les nôtres, de même il aurait été criminel pour les avant-gardes de mettre les étudiants au service des travailleurs au lieu d’utiliser le mouvement étudiant comme un révélateur politique pour la société dans son ensemble.

« À l’époque de l’impérialisme, dans tous les domaines de la vie sociale, on voit s’accumuler des matières inflammables et se créer de nombreuses causes de conflit, de crise et d’aggravation de la lutte des classes. Nous ne savons pas, nous ne pouvons savoir – dans cette masse d’étincelles qui jaillissent maintenant de partout – quelle étincelle pourra allumer l’incendie dans le sens d’un éveil particulier des masses. Aussi devons-nous mettre en action les principes communistes pour préparer tous les terrains, même les plus anciens, les plus amorphes, les plus stériles en apparence, sinon nous ne serons pas à la hauteur de notre tâche, nous serons exclusifs, nous ne prendrons pas possession de toutes les armes. »

III – De la théorie à la pratique

Précisément, alors que le mouvement ouvrier se place sur le terrain choisi par le gaullisme en faisant de la classe ouvrière [passage incomplet] en simples démonstrations, le mouvement étudiant, par sa lutte déterminée, parce qu’il a rejeté les méthodes des partis traditionnels, a mis le gouvernement et la gauche au pied du mur, non plus verbalement mais réellement, dans la rue et aux yeux de tous. En se mobilisant de façon indépendante, au risque de se couper de « la classe », il a suscité les lieux de jonction réels : par les manifestations de rue, par les barricades, par l’occupation des facultés, où sont venus lutter et discuter des travailleurs de plus en plus nombreux. Ce n’est donc ni avec l’appareil ni avec des individus isolés que s’est opérée la jonction avec la classe ouvrière, mais au travers de l’action, avec les militants d’avant-garde de la classe ouvrière.

C’est pourquoi, pour nous, la grande manifestation du 13 mai est un succès. Quiconque avait encore des illusions sur les appareils politiques et syndicaux peut-être déçu, mais quiconque n’avait pas d’illusions doit être satisfait. En imposant au gouvernement, par un affrontement de rue, une première défaite importante, nous avons contraint les syndicats à organiser la mobilisation qu’ils n’avaient pas voulue ou pas su organiser contre les ordonnances. « Ça bouge », et c’est ce qui importe. Le million de travailleurs qui a défilé le 13 mai, même s’il est rentré au bercail, ne s’est pas déplacé pour rien. Il a pris conscience de sa force, il a marqué sa volonté de s’exprimer, il ne considère plus les étudiants comme des gauchistes enragés. Voilà l’acquis.

À présent, en poursuivant son action, le mouvement étudiant peut accélérer la crise du régime et des partis de gauche. Maintenant nous ne nous battons plus sur des problèmes limités au domaine universitaire, mais pour la démission de Fouchet et Grimaud, c’est-à-dire contre l’État gaulliste lui-même. À long terme, cette lutte ouvre deux issues possibles qu’il faut dès à présent avoir à l’esprit :

1. Ou bien une fascination du régime dont nous avons entrevu ces dernières semaines quelques prémices. Et le danger est considérable. Dans un contexte économique difficile, l’éventualité doit être envisagée avec d’autant plus de sérieux « que les forces démocratiques » n’offrent en contrepartie aucune garantie politique réelle.

2. Ou bien l’accession au pouvoir de la gauche unie. Mais alors la troïka Waldeck-Mollet-Mitterand ne viendra pas au pouvoir au terme d’une simple opération parlementaire mais sur la base d’une réelle mobilisation de masse. Un régime à vocation wilsonnienne, parvenu au pouvoir dans ces conditions, ne pourrait, à terme, qu’accroître la désaffection à son égard des militants ouvriers. Alors pourront se dégager beaucoup plus nettement divers éléments constitutifs d’un parti révolutionnaire (courant d’opposition dans le PC, les syndicats ouvriers et enseignants, regroupements adultes, organisations de jeunes).

Voilà les résultats et les perspectives offertes par des luttes étudiantes qui, dirigées par des militants d’avant-garde, et conçues sur un mode non boutiquier, ont déverrouillé, débloqué la situation politique. Désormais la jonction militante, et non pas carriériste ou parasitaire, avec les luttes ouvrières devient possible.

N.B. Toutes les citations de Lénine sont tirées des Trois articles à la Rabotchaïa Gazeta, de Que faire ? et de La Maladie infantile du communisme. Elles sont livrées sans référence de page pour inciter les amateurs de petits livres à lire les textes intégraux.

Cahiers Rouge
n° 12, éditions Maspero, Paris, 1969
www.danielbensaid.org

Documents joints

  1. Daniel Bensaïd, Camille Scalabrino, Le Deuxième Souffle ? Cahiers Rouge no 12, éditions Maspero, Paris, 1969. On en ­retrouve la critique notamment dans l’interview de Daniel à Critique communiste no 188, d’octobre 2008 [sur ce site].
  2. Bourdieu-Passeron, Les Héritiers, 1964, Minuit, p. 39-40.
  3. « […] Le milieu étudiant est peut-être moins intégré ­aujour­d’hui que jamais. On n’y observe même pas ce jeu des opposi­tions formelles et ludiques entre sous-groupes qui ­assure un minimum d’intégration dans les ensembles aussi éphémères et aussi artificiels que la population d’un lycée ou d’une école : la distinction entre littéraires et scientifiques ou, au sein d’une même faculté, entre disciplines différentes et entre promotions successives est toute administrative, ­l’ancienneté en faculté ou l’inscription à un certificat ne ­détermine jamais que des caté­gories statistiques. L’absence de stéréotypes réciproques ou de relations à plaisanteries ­témoigne du défaut d’esprit de corps et surtout de la rareté des échanges et des contacts ; de même, plutôt que des argots véritables, on ne rencontre que des ­sabirs d’argots divers, empruntés à diver­ses sauces et inca­pables de définir, ne fût-ce que par exclusion, l’appartenance à un groupe. Enfin l’interconnaissance entre disciples reste très faible. C’est natu­rellement entre les étudiants les plus assi­dus, et, semble-t-il, les plus dépendants à l’égard de l’ensei­gnement que des échanges sont les plus fréquents ; mais les seuls réseaux ­d’interconnaissance qui aient quelque continuité ou quelque consistance sont ceux qui datent d’une scolarité antérieure ou qui reposent sur des liens sociaux extérieurs, tels que l’origine géographique commune, l’affiliation politique ou religieuse, et surtout l’appartenance aux classes sociales les plus aisées. Plus proche de l’agrégat sans consistance que du groupe professionnel, le milieu étudiant présenterait tous les symptômes de l’anomie si les étudiants n’étaient qu’étudiants et s’ils n’étaient pas intégrés à d’autres groupes (famille ou partis). » Bourdieu et Passeron, op. cit., p. 58-60.
  4. Animateurs du mouvement étudiant français en 1962-1965.
  5. Les Temps modernes, avril 1965.
  6. Revue internationale du socialisme, no 26-27, juin 1968.
  7. Comité Vietnam national.
  8. Vietnam Solidarity Compaign.
  9. Anti War Movement.
  10. La Révolte des étudiants allemands, Uwe Bergmann, Rudi Dutschke, Wolfgang Lefèvre, Bernd Rabehl, édition française, 1968, Idées, Gallimard, p. 187.
  11. Mouvement étudiant belge.
  12. Fédération nationale des étudiants de France.
  13. En 1956, devant l’attitude frondeuse des cellules étudiantes après le XXe Congrès et la Hongrie, le Parti a dissous les cellules et créé l’UEC antichambre de sécurité où les étudiants sont filtrés.
  14. <em>Cf. Le Manifeste de l’Unef</em>.
  15. Les Temps modernes, 1965.
  16. Rappelons que ce thème est concomitant à celui de positivité prolétarienne défini à la même époque par L. Magri dans L’Alternative prolétarienne.
  17. Les Temps modernes, mai 1965.
  18. Il serait intéressant à ce propos de passer au crible les rapports entre Althusser et Kant, et de même les rapports qu’entretiennent ses disciples avec la nostalgie de la Raison pure.
  19. Comité de liaison des étudiants révolutionnaires (lambertistes).
  20. Fédération des étudiants révolutionnaires, dont les principaux animateurs se trouvent aujourd’hui à l’AJS.
  21. Les Temps modernes, mai 1965.
  22. Développement emprunté à un commentaire inédit de Marx ou crève sur « Bilan et perspectives » (revue de la cellule Suresnes de la Ligue communiste).
  23. Mao Tsé-Tung, Œuvres choisies, tome II, p. 263.
  24. Revue internationale du socialisme, no 26, p. 233.
  25. Problèmes du mouvement étudiant, éditions Maspero.
  26. Cf. Annexe II.
  27. Le 21 février et le 1er mai 1969.
  28. Comme titrait un numéro d’Action.
  29. Prêtre roumain violemment anticommuniste, auteur de La 25e Heure. Incident survenu à Nanterre.
  30. Brochure des CA Vincennes, éditions Maspero.
  31. Numéro 26-27, p. 198.
  32. [Note de l’éditeur du site. Ce passage étant incomplet dans la brochure, nous l’avons remanié mais sans, malheureusement, avoir pu retrouver l’original d’Astor Rosa.
  33. Dernier avorton théorique des mao-spontex, un gros bagout et un faible tirage. Le numéro 1 date du printemps 1969. On attend le numéro 2.
  34. Cf. Annexe II.
  35. Nous y reviendrons dans un prochain Cahier rouge : « A quoi pense Mao ? »
  36. La Révolte des étudiants allemands, op. cit.
  37. Partisans, no 44, « Le Complot international ».
  38. Les Temps modernes, 1965.
  39. Cf. Cahiers rouges, no 6-7, 8-9, 10-11.
  40. Harold Isaacs, La Tragédie de la Révolution chinoise, Gallimard.
  41. Nous insistons : politiquement. On peut caractériser une force de deux façons : sociologiquement, c’est-à-dire par l’origine sociale de ses membres ; c’est la démarche que suit le PCF pour condamner le mouvement étudiant (fils à papa). Politiquement, c’est ce que nous faisons : le mouvement étudiant est politiquement petit-bourgeois non pas parce qu’il est composé de petits-bourgeois, mais parce qu’il est incapable en tant que mouvement de se hausser à une compréhension politique distincte de celle de la petite bourgeoisie, sans autonomie politique, ni indépendance organisationnelle. Cf. La caractérisation politique du petit-bourgeois par Marx dans Le 18 Brumaire.
  42. Cette démarche est celle suivie par l’Alliance marxiste révolutionnaire dans son bulletin sur les CAL (Comités d’action lycéens).
  43. [Note de l’éditeur du site. Passage confus supprimé par nos soins : « dans lesquelles le mouvement étudiant n’est nullement limitatif ».
  44. Kravetz, Les Temps modernes, 1964, p. 1453.
  45. Rouge no 3.
  46. Rouge no 5.
  47. Cf. Annexe no 2.
  48. Kravetz, Les Temps modernes, 1964, p. 1452.
  49. Cahiers libres 124, éditions Maspero.
  50. Et même plus tactique, car une tactique renverrait au moins à une stratégie implicite, alors que la pratique du mouvement étudiant affirme la plénitude et l’autosuffisance de l’action isolée.
  51. Lénine : Œuvres complètes, tome IV : « Trois articles pour la Rabotchaïa Gazeta » et Que faire ?, tome V.
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