Logiques de guerres saintes

Stupéfiantes révélations à la une ! Alors que les limiers du FBI s’échinaient en vain à démêler l’écheveau des réseaux terroristes et des circuits financiers, une modeste chercheuse du CNRS prétend (dans Le Monde du 4 octobre 2001) avoir remonté seule la piste Ben Laden… jusqu’à Léon Trotski et, pour faire bonne mesure, à Saint-Just ! Cette curieuse généalogie en dit long sur la déontologie de la chercheuse et sur la rigueur de sa méthode.

Monique Canto-Sperber prétend que, dans une brochure de 1938, intitulée Leur morale et la nôtre, Trotski fournirait « la justification du terrorisme » au nom du « caractère absolu de la fin poursuivie et de l’indifférence aux moyens ». Qu’écrit au juste Trotski ? Que « la fin qui justifie les moyens suscite aussitôt la question : et qu’est-ce qui justifie la fin ? » Car « dans la vie pratique comme dans le mouvement de l’histoire la fin et les moyens changent sans cesse de place. »

Ainsi, la démocratie qui est aujourd’hui un but devient à son tour moyen de l’émancipation. C’est pourquoi, si « le moyen ne peut être justifié que par la fin, la fin a aussi besoin de justification ». Il en découle très précisément « que tous les moyens ne sont point permis » : « Quand nous disons que la fin justifie les moyens, il en résulte pour nous que la fin révolutionnaire repousse d’entre ses moyens les procédés et les méthodes indignes qui dressent une partie de la classe ouvrière contre une autre, qui tentent de faire le bonheur des masses sans leur propre concours, qui diminuent la confiance des masses en elles-mêmes pour y substituer l’adoration des chefs. »

De tels critères ne constituent certainement pas un bréviaire d’éthique portative passe-partout. Ils n’en sont pas moins exigeants. Ils impliquent notamment une condamnation, inséparablement morale et politique, des attentats du 11-Septembre. En effet, contrairement à ce que voudraient croire les moralistes dédoublés, qui veulent jouer sur deux tableaux, de la main pure de la conviction d’un côté et de la main sale de la responsabilité de l’autre, conviction et responsabilité ne vont pas l’une sans l’autre, et encore moins l’une contre l’autre. Les attentats de Manhattan sont condamnables parce qu’en frappant aveuglément des victimes civiles, ils dressent une partie des opprimés contre l’autre ; parce qu’ils prétendent servir les masses (lesquelles et comment ?) sans leur concours ; parce qu’ils permettent à Bush junior de rassembler sous sa bannière une sainte alliance de brigands ; parce qu’ils freinent l’essor des résistances à la mondialisation impériale ; parce qu’ils rendent plus difficile encore la lutte des Palestiniens ; parce qu’ils placent les mouvements laïques des pays arabes entre le marteau des bombardements et l’enclume du fanatisme religieux.

Du haut de ses certitudes hors du temps, Monique Canto-Sperber, dont la lecture de Saint-Just est aussi approximative que celle de Trotski, sait sans hésitation ce qu’elle aurait fait lors du procès de Louis XVI, dans la tourmente de la Révolution russe, dans la guerre civile espagnole. Créature angélique, elle a les mains aussi pures que celles, invisibles mais expertes, des marchés financiers. Elle ne se soucie pas le moins du monde du contexte dans lequel s’inscrivent les propos de Trotski, au lendemain des procès de Moscou, de son témoignage devant la commission Dewey et de sa controverse avec le grand philosophe américain. Saint esprit qui traverse l’histoire vêtue de pureté candide et de lin blanc, elle commet un grossier, un monumental, un colossal contresens qui mériterait un zéro pointé. Elle attribue ainsi à Trotski les morales utilitaristes (celle de l’omelette pour laquelle il faudrait bien casser des œufs !) qu’il s’acharne précisément à combattre. Celle du cynisme bureaucratique stalinien et celle des libéraux antifascistes qui refusent alors de condamner les procès de Moscou sous prétexte de ne pas « hurler avec les loups » !

Toujours concrète, toujours rapportée à une situation historique, la morale de Trotski n’est pas une morale en lévitation, mais une morale de la politique qui assume le risque de la décision et de l’erreur propre à l’action. Car il voit clair dans le double jeu du moralisme abstrait, alliant pureté des intentions célestes et opportunité des accommodements terrestres : cette « théorie de la morale éternelle ne peut se passer de Dieu », du Dieu des croisades et des djihads. Au nom de ce Dieu éternel, la pureté des fins justifie, par un spectaculaire retournement, les moyens les plus douteux. Croisés de l’Occident et kamikazes fous de Dieu peuvent ainsi communier dans la même indifférence envers les moyens. Pour les uns comme pour les autres, les victimes civiles des frappes chirurgicales ou celles des attentats de Manhattan sont des « dommages collatéraux ». Contrairement à une légende tenace, ce cynisme n’est pas permis à un mécréant qui inscrit son action incertaine dans l’horizon de l’émancipation universelle.

Au nom du « Dieu qui bénit l’Amérique », Bush junior a promis, dans son discours du
20 septembre devant le Congrès, une guerre « qui ne se terminera que lorsque chaque groupe terroriste capable de frapper à l’échelle mondiale aura été repéré, arrêté et vaincu ». Qui qualifie le terrorisme ? Où commence-t-il et où s’arrête-t-il ? Apportez-moi la tête de Ben Laden ? Soit. Mais aussi celle de Kissinger pour le plan Condor, celle de Mac Namara pour le Vietnam napalmé et ravagé trente ans après par l’agent orange, celle des commanditaires civils du général Aussaresses, celle de Sharon et des assassins de Sabra et Chatila, celle de Madeleine Albright pour les enfants irakiens victimes du blocus et celle de Vladimir Poutine pour les Tchétchènes massacrés… La « justice illimitée » initialement invoquée au mépris de la justice en tant qu’art de la mesure et de la balance des délits et des peines, n’était pas un lapsus imputable à la précipitation. C’était le pseudonyme maladroit d’une guerre illimitée autorisant, précise Bush, « des opérations secrètes, secrètes jusque dans leur succès ». Autrement dit une guerre de l’ombre, sans droit ni loi, où tous les coups (tous les moyens !), sont permis. Tout comme fut permis hier (au nom de quelles fins ?) le bon usage civilisé de Noriega, de Pol Pot, des Talibans. Et de Ben Laden ! Moyens décents de la politique impériale hier, ces créatures deviennent à leur tour la fin qui justifie aujourd’hui les grands moyens de la terreur d’État.

Laissons Monique Canto-Sperber se dépêtrer de cette redoutable dialectique. Sa morale n’est pas la nôtre. Sa politique non plus. Les bombardements sur l’Afghanistan visent autant le contrôle des ressources et des approvisionnements pétroliers que le châtiment des terroristes. Ils mettent le doigt dans l’engrenage du conflit de civilisation qu’ils prétendent éviter. En dépit des protestations, Berlusconi dit tout haut ce que d’autres pensent tout bas. Déjà invoquée à propos de l’intervention de l’Otan dans les Balkans, l’obligation « inconditionnelle et illimitée » au nom de « valeurs antérieures et supérieures » ne disait pas autre chose. La « guerre éthique » alors annoncée par Tony Blair est bien une croisade sécularisée où la morale du plus fort s’affranchit des contraintes du droit. Dans cette guerre civile mondialisée, les bombes sur l’Afghanistan fabriqueront des bataillons de nouveaux kamikazes et autres fous de dieu, tout comme la politique de Sharon attise le fanatisme religieux au détriment d’une Palestine laïque.

Ni croisade impériale, ni terreur talibane ! Nous ne sommes pas condamnés à jouer les otages de la logique binaire du moindre mal immédiat qui est le plus court chemin vers le pire du lendemain. Les attentats du 11-Septembre sont des crimes passibles des procédures judiciaires dont les États-Unis ne veulent pas entendre parler et non pas du lynchage (dead or alive) ou de la loi du talion.

La lutte contre le régime des talibans ne passe pas par les bombardements de terreur mais par le soutien au droit des femmes afghanes et à la résistance des peuples afghans contre une dictature entraînée et armée par ceux qui ont couvé Ben Laden et les talibans ; par une aide humanitaire indépendante des États, de leur « guerre humanitaire » et de leur militarisme caritatif ; par le démantèlement de tous les paradis fiscaux, le contrôle sur les mouvements de capitaux, et le soutien aux droits démocratiques en Arabie, au Pakistan, ou dans les émirats.

Pour désamorcer l’escalade des guerres saintes, l’urgence est à la levée du blocus sur l’Irak, au retrait inconditionnel d’Israël des territoires occupés en 1967, au droit du retour sur leur terre des Palestiniens chassés en 1948, à la reconnaissance immédiate d’un État palestinien souverain.

Conséquences de la contre-réforme libérale, la crise économique, l’injustice sociale et la pauvreté ne datent pas du 11-Septembre, même si nombre d’entreprises en tirent prétexte pour accélérer leurs plans antisociaux et si les gouvernements en profitent pour renforcer l’État carcéral et pénal au détriment de l’État social. Pour s’attaquer aux racines de la violence dans le monde, l’heure, après Seattle et Gênes, est plus que jamais à l’élargissement des résistances contre les effets de la mondialisation marchande et à l’organisation des solidarités entre mouvements sociaux du Nord et du Sud. C’est la voie du nouvel internationalisme seul susceptible de faire échec aux nouvelles guerres des ethnies et des religions.

Octobre 2001, publication inconnue
www.danielbensaid.org

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