« Peut-on encore changer le monde ? »

Comment va le monde, môssieur ? Il change, môssieur… Rarement pour le meilleur, souvent pour le pire, sous la poussée d’une crise de civilisation, qui est une crise généralisée de la « mesure » : les gains de productivité du travail ne produisent plus du temps libre et de la vie civique, mais de l’exclusion, du chômage, de l’insécurité sociale.

Les arbitrages à courte vue du marché s’avèrent incapables de gérer des ressources non renouvelables et d’organiser un développement durable. Il devient enfin effrayant de songer à ce que les techniques d’intervention sur le vivant et sur l’évolution de l’espèce que nous sommes pourraient produire si elles restaient livrées aux logiques de la concurrence impitoyable et du profit.

Ce qu’on appelle ordinairement « crise de la politique » ou « crise de la démocratie » est le corollaire de ces tendances : la privatisation généralisée du monde (des connaissances, du vivant, des territoires, de la loi, de la violence) entraîne une atrophie de l’espace public. La course à la domination militaire de la planète, la relance des économies d’armement, et la montée en puissance d’un nouveau militarisme impérial ne sont que la fuite en avant d’un système pathogène qui court devant son ombre.

La première question n’est donc pas de savoir si l’on peut (encore) changer le monde, mais s’il est urgent de le faire, pour conjurer les catastrophes sociales, écologiques, militaires annoncées. La grande honte pour demain serait, non point d’y avoir échoué, mais de n’avoir même pas essayé, par fatigue, par indifférence, par résignation.

Au demeurant, les libéraux de droite et de gauche, qui vont répétant qu’il n’y a plus le choix, qu’il faut s’incliner devant la loi implacable d’un déterminisme de marché, tiennent un double langage, puisqu’ils s’emploient avec fébrilité à changer l’ordre des choses en démolissant avec énergie et méthode les services publics et les acquis sociaux. Leur activisme législatif (sur les retraites, la Sécu, l’éducation) en témoigne.

Il ne s’agit pas de faire table rase pour dessiner sur une page blanche l’humanité nouvelle. Mais, après les désastres obscurs du siècle écoulé, nous revendiquons ce droit d’œuvrer à rendre possible ce qui nous paraît nécessaire

Marianne, 31 juillet au 6 août 2004
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