Présentation des « Entretiens du XXIe siècle »

La revue Contretemps est née en mai 2001 d’un constat. À gauche, le débat stratégique, si animé dans les années soixante et soixante-dix, avait atteint son degré zéro. La gauche traditionnelle et gouvernante se ralliait de plus en plus ouvertement à la gestion loyale de la mondialisation libérale. L’heure était au « New Labour » ou au « Nouveau centre ». Le strip-tease doctrinal de la social-démocratie laissait un vide que les synthèses superficielles entre théories de la justice et théories de la communication parvenaient mal à dissimuler. Dans cette neutralisation dépolitisante de la pensée critique et subversive, ce qui survivait de gauche radicale et extraparlementaire pouvait avoir l’illusion qu’il lui suffirait de réciter ses acquis historiques et de tisonner les cendres de ses classiques. Bien des intellectuels, non encore résignés à l’ordre dominant des choses mais découragés de l’action politique, tendaient à se réfugier dans leur spécialité ou leur discipline. Nous risquions ainsi de subir l’agenda idéologique dicté par les vogues journalistiques et les caprices médiatiques.

C’est pour secouer cette paresse que le collectif éditorial de Contretemps résolut de mettre en chantier un programme de travail inscrit dans la durée. Sans prétendre le moins du monde faire du passé table rase – tant il est vérifié que l’on recommence toujours par le milieu –, il s’agissait de confronter nos héritages théoriques aux grands bouleversements et défis de l’époque : aux transformations dans le procès d’accumulation du capital et des rapports sociaux, aux nouvelles figures de la domination impérialiste, aux métamorphoses de la guerre et du droit international, à l’évolution des sciences et des techniques. Il s’agissait aussi de lire et de faire connaître des auteurs étrangers alors non encore édités en France, de se familiariser avec les « études
post-coloniales » ou les « études de genre » qui n’avaient pas acquis de reconnaissance propre dans le mécano universitaire hexagonal. Il s’agissait encore de cartographier les pistes de la nouvelle pensée critique et de chercher ce que pouvaient avoir en partage les « mille marxismes » qui commençaient à ressurgir des ruines d’orthodoxies défuntes.

Contretemps entendait se situer pour cela à la charnière entre recherches universitaires et pratiques militantes, nouer le dialogue avec différentes expériences de radicalité sociale et politique, provoquer la discussion avec des chercheurs et des auteurs qui, échaudés peut-être par les excès polémiques des années soixante-dix, ou hantés par de vieilles rancœurs, se côtoyaient parfois dans des combats communs et coexistaient poliment sans vraiment se parler. La forme de l’entretien était propice à relancer une confrontation pluraliste sans pour autant se perdre dans un bouillon de culture éclectique, même si cette voie étroite devait parfois s’avérer difficile à tenir.

Printemps 2001, donc. Si l’encéphalogramme théorique de la gauche semblait désespérément plat, l’actualité du monde, elle, n’était pas en sommeil. Elle renforçait au contraire l’urgence à déchiffrer le sens et la portée d’événements majeurs. La même année vit s’effondrer, le 11 septembre, les tours du World Trade Center, éclater le scandale d’Enron (qui en préfigurait bien d’autres), émerger le mouvement altermondialiste avec le premier forum social mondial de Porto Alegre. Le champ théorique et politique ne pouvait en sortir intact. Les données du débat devaient nécessairement en être modifiées. Ce dont Jurgen Habermas prit acte à sa manière : « Depuis le 11-Septembre, je ne cesse de me demander si, au regard d’événements d’une telle violence, l’ensemble de ma conception de l’activité orientée vers l’entente, celle que je développe depuis La Théorie de l’agir communicationnel, n’est pas en train de sombrer dans le ridicule. »

2001-2008. Sept ans se sont écoulés et vingt-deux numéros sont parus. Une séquence et une série ont pris fin avec le vingt-deuxième numéro. Une nouvelle formule verra le jour début 2009. C’est pour nous l’occasion de nous retourner sur le travail accompli. Ce recueil des entretiens de Contretemps y contribue. Il ne saurait être question, dans cette introduction, de tirer des conclusions (le chantier est par nature inachevable), mais de fournir un matériau de réflexion. Dans ces entretiens, nous avons interrogé, au seuil du XXIe siècle, des chercheurs, des acteurs, des auteurs, écouté et entendu des paroles susceptibles de nous éclairer, mais aussi de nous déconcerter, de nous contredire, de mettre à l’épreuve nos convictions et nos idées reçues. Il saurait d’autant moins être question d’en faire une quelconque synthèse que ces dialogues, si représentatifs soient-ils des questions que nous nous posons, ne donnent qu’une image partielle du travail accompli. Il faudrait, pour s’en faire une idée plus complète, consulter l’ensemble des sommaires et des articles (ce qui sera possible dès cet automne grâce à la mise en ligne de l’intégralité des vingt-deux numéros parus sur le site de la nouvelle revue en ligne). D’autres auteurs qui avaient disparu avant que la revue ne voie le jour – Naville, Deleuze, Althusser, Castoriadis, Bourdieu, entre autres – y ont été présents à travers des études critiques. D’autres trouveront place dans la nouvelle formule. Mais je garderai, personnellement, le regret du rendez-vous manqué, dont je porte la responsabilité, par excès de pudeur ou de respect peut-être, avec Jacques Derrida. Cette rencontre amicale pourtant s’imposait d’évidence, avec un de nos grands contemporains, lui-même en pleine recherche, avec lequel nous avions tant à échanger, aurait pourtant dû s’imposer d’évidence.

Nous avons regroupé pour cette édition les entretiens de portée générale (en écartant ceux, rares, qui portaient sur des questions d’actualité plus conjoncturelles), en quatre parties susceptibles de mettre en évidence les grandes pistes de recherche :

1. Engagements et pratiques intellectuelles

À partir d’une typologie des intellectuels proposée par Gérard Noiriel, ces entretiens envisagent le rapport problématique de champs de travail spécifiques (l’histoire, la sociologie, la littérature) avec l’engagement politique. Ils explorent la tension entre leur autonomie scientifique ou créative et leur appartenance au champ politique qui les surdétermine.

2. Philosophes à contretemps

Les désillusions et désenchantements politiques des années soixante-dix se sont souvent traduits par un retour de la philosophie et à la philosophie, comme si des sociétés malades, sans espoir de guérison, avaient désormais besoin de généralistes de l’âme. Mais quelle philosophie ? Et quel rapport de cette philosophie renaissante à son double – ou son envers – politique ? C’est notamment l’objet des entretiens avec Alain Badiou et Jacques Rancière.

3. Production et critique des savoirs

En même temps que le scientisme subit les contrecoups de désillusions du progrès, et que bonimenteurs religieux et magiciens crépusculaires reviennent en force, le fétichisme de la Science, amplifié par la vulgate médiatique, continue de faire recette.

Si les savoirs sont des productions sociales, comment tenir le point d’équilibre entre un constructivisme raisonnable et un relativisme radical pour lequel tous les discours se valent et s’équivalent ? Et quel est l’avenir de la recherche savante à l’époque des nouvelles enclosures intellectuelles et de la privatisation des connaissances par le brevetage généralisé ?

4. Nouvelles radicalités sociales et politiques

Il s’agit dans cette partie de réfléchir en compagnie d’acteurs du nouveau syndicalisme, du mouvement altermondialiste, du militantisme humanitaire, de la mobilisation contre le sida, aux pratiques militantes et aux rapports entre mouvements sociaux et politiques.

Une même question, on l’aura compris, parcourt et irradie ces différentes interrogations. S’il n’est plus de mise, comme il fut imprudemment proclamé au lendemain de 68, de prétendre que « tout est politique », et s’il est acquis que l’esthétique, la théorie, la politique, ont leurs temporalités, leurs rythmes et leurs critères propres, il n’en demeure pas moins qu’il y a, dans une certaine mesure et jusqu’à un certain point, de la politique. C’est donc la notion de politique elle-même qui fait problème, non pas atemporellement, comme une donnée invariante, de Platon ou Aristote à Schmitt ou Arendt, mais comme une pratique historiquement déterminée et comme art stratégique des médiations entre une pluralité de pratiques sociales. Des réponses à ces questions dépend la possibilité même, pour le XXIe siècle, d’une politique de l’opprimé irréductible à la figure étatique de la politique ou à sa neutralisation technique et gestionnaire.

20 mai 2008
www.danielbensaid.org

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