Les partis de l’Union de la gauche ont été discrets, sinon muets, sur la question de l’après mars. Et pour cause. Mitterrand s’était prononcé il y a déjà quelques mois pour le maximum de programme commun possible et le minimum d’action commune. On voit mal ce que le PC et le PS pourront entreprendre ensemble au cas probable où la majorité actuelle, bien qu’archi battue dans le pays, resterait la majorité parlementaire.
D’ores et déjà, il est prévisible que le gouvernement aura à prendre une série de mesures antisociales qui n’ont été retardées que pour ménager l’électorat à la veille du 4 mars. La nouvelle dévaluation du dollar, la spéculation dont il est l’objet, aboutiront à une réévaluation de fait du franc en cas de flottaison des monnaies européennes. Si cet élément défavorable à l’exportation hors d’Europe des produits français s’ajoute au rythme actuel de l’inflation, le gouvernement devra agir énergiquement s’il veut éviter une dégradation rapide de la position conquise par l’économie française sur le marché mondial. Sous une forme ou sous une autre, cela devrait se solder en toute logique par un plan d’austérité dont le freinage ou le blocage des salaires serait la pièce maîtresse. Par ailleurs, se poursuivraient la restructuration de l’économie et la rentabilisation du secteur public (modernisation et augmentation des cadences, multiplication des personnels auxiliaires plus vulnérables, retour au privé des branches rentables).
Il est en outre prévisible qu’on assistera à une recrudescence de la répression sélective dans les entreprises. Le patronat, dans un contexte politique précaire, confronté à une classe ouvrière qui demandera immédiatement des comptes, cherchera à se débarrasser des militants révolutionnaires. Il peut bénéficier en cela de la neutralité parfois bienveillante des directions ouvrières bureaucratiques, soulagées à l’idée d’être débarrassées de certains militants révolutionnaires au moment où elles devront elles-mêmes tirer des bilans, donner des réponses et courir les plus grands risques de débordement.
Dans ce contexte, les luttes contre l’augmentation des cadences, pour la titularisation des personnels auxiliaires et sous contrats, pour l’échelle mobile des salaires et des heures de travail, pour la défense des militants ouvriers victimes de la répression occuperont une place de première importance. Face aux mesures patronales de restructuration et de rentabilisation, nous devons mener inlassablement la propagande pour les thèmes de contrôle ouvrier : ouverture des livres de comptes, contrôle des stocks, des investissements, veto sur les licenciements et les cadences. C’est le moyen d’éviter que le lendemain des élections se solde par un repli défensif sur les revendications immédiates en perdant de vue la question centrale de la remise en cause du pouvoir patronal absolu dans l’entreprise qui a pourtant été l’une des questions centrales des débats préélectoraux. C’est donc le moyen de préparer une nouvelle offensive ouvrière à un niveau de conscience et d’organisation supérieur.
Les directions syndicales devront de leur côté donner une réponse à la situation nouvelle. Sans trop tarder. Car, malgré l’imminence de l’échéance électorale, les mois de janvier et de février n’ont pas été des mois de calme social. Au contraire. Les grèves et les luttes dans les petites entreprises ont été nombreuses. Ce n’est qu’un signe avant-coureur des mobilisations possibles. En effet, il est douteux que les travailleurs auxquels on fait espérer un règlement global de leurs revendications sociales par le biais d’une victoire électorale, tirent un bilan unanime des élections et repoussent de trois ans l’échéance… aux présidentielles de 76 !
Par certains aspects, la situation risque d’être comparable, au niveau parlementaire, à ce qu’elle était en 1967. En apparence seulement. Car la majorité serait plus faible, plus divisée, privée de la clef de voûte qu’était encore à l’époque le général de Gaulle. Les directions ouvrières avaient répondu alors à la situation en combinant les grandes journées d’action dans la rue, comme le 17 mai 1967, avec les batailles parlementaires autour des motions de censure. Cette tactique serait aujourd’hui lourde de dangers pour ces directions elles-mêmes : entre-temps, la classe ouvrière a fait à une échelle de masse l’expérience de la grève générale de Mai 68, entre-temps aussi s’est développée en son sein une avant-garde capable d’organiser un débordement conscient des grignotages réformistes.
Les leçons contradictoires des élections donneront lieu à des confrontations de bilans vives au sein du mouvement ouvrier. Mais nous devons être conscients de ce que le résultat électoral, quel qu’il soit, ne règle en rien la crise du régime dans ses aspects les plus profonds, politiques et sociaux. Cette crise donnera lieu à des mobilisations qui échappent plus largement que les mobilisations dans les entreprises au contrôle tatillon des directions réformistes. Les luttes entreprises avant les élections contre la loi Debré sur le sursis, par les médecins pour l’avortement libre et gratuit, contre la circulaire Fontanet en donnent un avant-goût. La mobilisation antimilitariste qui exprime la révolte de la jeunesse contre l’embrigadement capitaliste et dont la dynamique révolutionnaire incommode les directions bureaucratiques occupera dans ce contexte une place centrale.
Enfin, nous devons combattre toutes les manifestations de découragement ou de déception qui ne seraient chez les travailleurs que le revers des illusions électoralistes entretenues par l’Union de la gauche. Nous devons, tout en exigeant le règlement immédiat des comptes laissés en attente sur le plan social, combattre toute tendance à déserter la bataille politique et à considérer la majorité parlementaire installée pour au moins trois ans jusqu’aux présidentielles. En effet, si une telle majorité URP, renforcée d’une poignée de réformateurs, sortait des urnes le 11 mars, elle serait déjà minoritaire dans le pays. Elle serait sous la menace de lourdes difficultés économiques et sociales, Elle serait à la merci d’une crise parlementaire ou institutionnelle.
En un mot, quelle que soit l’issue du 11 mars, le régime désavoué n’est plus qu’un régime en sursis. Point n’est besoin d’attendre une nouvelle consultation électorale : tel un boxeur déjà éprouvé par un long corps à corps, le prochain coup porté par les travailleurs peut lui être fatal.
Rouge n° 195, 9 mars 1973
www.danielbensaid.org