Par Jean Ristat
Dans le Monde daté du 12 janvier paraissait un article consacré à Alain Badiou « nouvel héraut de l’anti-sarkozysme ». Un tel titre est réducteur car, me semble-t-il, il enferme le propos de Badiou dans une querelle de personnes. Mais c’est faire peu de cas de son analyse qui tend à circonscrire l’idéologie dont Sarkozy est le représentant et qui l’a porté au pouvoir. Elle dépasse donc la circonstance politicienne pour faire de cet événement, à certains égards traumatique pour beaucoup d’entre nous, un non-événement. Elle l’inscrit dans une perspective historique. Il n’y a rien par conséquent dans son travail qui ressemble à une attaque ad hominem. Un certain nombre de commentateurs ont, ainsi, esquivé le débat d’idées en dénonçant la violence du propos supposé : Sarkozy, l’homme aux rats. On se souvient, sans doute, que « l’homme aux rats » est une étude de Freud portant sur un cas clinique bien précis. Et l’on comprend certes que des « experts », comme Max Gallo dans l’émission de Philippe Meyer, l’Esprit public (France Culture, le dimanche matin), ne puissent pas se reconnaître comme faisant partie du peuple des rats, lesquels on le sait, sont prompts à quitter le navire au risque de couler. Mais il y a des gens dont le naufrage n’est plus à décrire, n’est-ce pas ? Il me vient plutôt à l’esprit un conte : un petit joueur de flûte possède une telle habileté à user de son instrument magique qu’il peut, avec quelques notes de musique, débarrasser la ville de Hamelin des rats qui l’ont envahie. Il les entraîne avec sa mélodie jusqu’à la mer où ils iront se noyer. Il y a des discours qui enivrent les rats d’aujourd’hui jusqu’à leur faire oublier que tout ça n’est que « du pipeau ».
L’auteur de l’article en question, Sylvia Zappi, rend compte du succès remporté par l’ouvrage d’Alain Badiou ; plus de 17 000 exemplaires vendus, un retirage : l’information est intéressante, il fallait la donner. Mais son commentaire, un peu pincé, m’amuse. Le succès, donc, « réassure une petite notoriété à un philosophe plutôt aride dont les présupposés politiques restent – de manière assumée – très empreints d’un marxisme-léninisme puisant aux sources les plus orthodoxes (mao-stal, aurait-on dit dans les années soixante-dix) ». Succès « inespéré pour un auteur dont les ouvrages plus austères ne dépassent pas les 3 000… ». Qu’il me soit permis de souhaiter par la même occasion au Monde de faire également un tabac avec la mise en vente, chaque semaine désormais, d’un grand texte philosophique – le premier volume offert la semaine passée à tout acheteur du quotidien, un choix de dialogues de Platon, a dû, en une seule journée, dépasser toutes les espérances, d’autant que le cher Platon était présenté comme « le penseur de la mondialisation ». Monsieur Badiou encore un effort !
J’en étais à parler des rats. Il n’y a pas lieu de s’étonner, remarque à son tour Daniel Bensaïd : la « gauche frelatée n’est plus que micmacs et chevauchements, échanges et transferts au grand mercato électoral de printemps ». Après tout, notre joueur de flûte respecte parfaitement sa partition. Et avec brio. Il ne débauche personne, « on a vilipendé les transfuges. Les frontières étaient pourtant si poreuses que les Bernard Kouchner, Jean-Marie Bockel, Fadela Amara, Martin Hirsch, Jacques Attali, Jack Lang n’ont pas été infidèles à la gauche, […] ils font au service de M. Sarkozy, avec le même zèle, avec la même application, ce qu’ils auraient tout aussi bien fait au service de Mme Royal ».
Cette « venteuse rotation », dit-il, « Bernard-Henri Lévy l’attendait. Il s’en réjouit ». Il ajoute « qu’il entend en être, sinon le penseur, du moins l’idéologue » dans son dernier livre : Ce grand cadavre à la renverse.
Et Bensaïd de nous expliquer que BHL est le « bouche-trou ou le cache-misère idéologique de cette gauche recentrée et frelatée, à laquelle il offre réconfort et euphorisants ».
C’est donc chez le même éditeur du dernier Badiou – Lignes – et dans la même collection que Daniel Bensaïd publie Un nouveau théologien B.-H. Lévy. Son travail d’analyse est précis, clair, concis. Incisif, il ne se perd jamais dans des querelles vulgaires ou politiciennes. Il démonte avec rigueur le discours de B.-H. Lévy. Je ne dirai pas qu’il le déconstruit, ne voulant pas abuser d’une notion – la déconstruction – que nous devons au travail de Jacques Derrida, et qu’on emploie ces temps-ci, dans le bavardage médiatique, à tort et à travers. Daniel Bensaïd se considère « comme un militant qui essaie de penser ce qu’il fait ». Militant de la gauche radicale que fustige B.-H. Lévy, il s’affirme clairement et fermement du côté de ceux qui cherchent à rendre possible la révolution, une révolution « qui nous presse de changer le monde avant qu’il nous écrase ». On comprend dès lors que les tenants de la gauche modérée, de la gauche centriste, de la gauche mélancolique, c’est-à-dire moderne, selon le socialiste Pierre Moscovici, « dépouillée de l’utopie révolutionnaire », veuillent en finir en la discréditant avec une gauche de gauche. On lui promet « le bûcher et l’enfer » en l’accusant de sept péchés capitaux. Et Daniel Bensaïd ne se contente pas de les énumérer. Il répond à BHL et consorts, argumente et défend sa cause avec intelligence, honnêtement et non sans un certain courage, on le verra.
Le premier péché de la « gauche non frelatée » est l’antilibéralisme. Mieux vaudrait dire pour plus de clarté, en effet, l’anticapitalisme. Et Bensaïd montre bien qu’antilibéralisme « désigne un large front du refus allant de la gauche révolutionnaire aux utopies néokeynésiennes, du pacifisme théologique à l’anti-impérialisme militant ». De toute façon, le libéralisme contemporain n’est jamais qu’une variante […] de la logique du capital.
Le second péché est le nationalisme. La cause est entendue dit B.-H. Lévy. La gauche radicale « fut internationaliste, elle est devenue nationale ». À l’origine de ce discours le « non » au référendum dont BHL ne se console pas. Il mêle sans vergogne le « non » de gauche avec celui de Le Pen ou de Villiers. « Seule une Europe où des critères sociaux de convergences prendraient le pas sur les critères monétaires et économiques pourrait réconcilier les classes populaires avec le projet européen », écrit Bensaïd.
L’antiaméricanisme est le troisième péché. Bensaïd répond que « nous combattons un système, une logique, la bourgeoisie, sous quelque bannière qu’elle se présente, jamais un peuple en tant que tel ». Il a raison, à mon sens, de parler d’anti-impérialisme, qu’il soit écologique, financier et militaire et non d’anti-américanisme. C’est à ce moment que pointe une des plus graves accusations de BHL pour qui l’antiaméricanisme est « une métaphore de l’antisémitisme ». N’est-ce pas Alexandre Adler qui situe la frontière des États-Unis sur le Jourdain et considère que la capitale du monde juif est New York ? Je laisse la parole à Bensaïd : « Cette manière subreptice de faire d’Israël un cinquante et unième États-Unis » d’Amérique n’est certainement pas un service rendu aux juifs d’Israël ni à ceux de la diaspora. Elle confirme hélas a contrario l’image de l’État d’Israël comme pointe avancée de l’impérialisme dans le monde arabe. »
Vient ensuite le quatrième péché, le fascislamisme, un bon concept selon son inventeur ! Après le péril rouge et le péril jaune, il y a « la marée verte de l’islamisme », affirme BHL. Que devrait dire ou faire, face à cette marée verte, une gauche non fasciste… » ! Fasciste ? Je ne savais pas qu’il existait une gauche fasciste… ! Mais puisque BHL le dit…
La tentation totalitaire, le cinquième péché, « conjurée, dit BHL, depuis la chute du mur de Berlin et la déconfiture du soviétisme », est encore à l’œuvre dans l’extrême gauche. Mais, grâce à BHL et à la « nouvelle philosophie » nous voilà sortis d’affaire. Le maoïsme de ces messieurs n’était que le simple « rejet du seul modèle totalitaire qui ait eu, dans le demi-siècle écoulé, un poids historique », écrit BHL. À qui va-t-on faire accepter une argumentation aussi débile que mensongère ? La prétendue révolution antitotalitaire apparaît aujourd’hui, « trente ans après, au vu de ses résultats comme une contre-réforme libérale, ou comme une contre-révolution conservatrice. […]. Elle débouche sur un nouvel agencement du despotisme de marché et du despotisme tout court ».
Le sixième péché tient au culte de l’histoire. « Bien plus que le marxisme c’est l’histoire qui était notre cible. Ainsi BHL associe, dit Bensaïd, « le combat contre l’histoire à celui contre le marxisme. Contrairement à une idée (trop) répandue, Marx n’est pas un philosophe de l’histoire […] mais l’un des premiers à avoir rompu catégoriquement avec les philosophies de l’histoire universelle : providence divine… ». Pas de conception religieuse de l’histoire. Souvenons-nous de Engels : « L’histoire ne fait rien. »
Le septième péché est le plus grave. Il a pour nom l’antisionisme. Il est mortel, on ne s’en relève pas – BHL et consorts assimilent l’antisionisme à un néoantisémitisme. Il rabat, écrit Bensaïd, « une question politique et historique, le sionisme, sur une question raciale et théologique, l’antisémitisme ». Je ne peux rendre compte de l’un des plus importants chapitres du livre de Bensaïd. À lui seul il pourrait faire l’objet d’un article. Mais j’invite mon lecteur à le lire attentivement pour sa précision, son honnêteté et son courage. Cette question est au cœur de la tragédie contemporaine : « Les Palestiniens chassés de leurs terres et de leurs villages, les bombardés de Jénine, les emmurés de Gaza. »
Les Lettres françaises, février 2008