À Arlette

À propos d’un incroyable gâchis

Sectarisme
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Le nombre et le pourcentage des suffrages rassemblés sur ton nom lors des présidentielles de 1995 ont représenté un événement non négligeable dans le paysage de la gauche. Pour la première fois une candidate révolutionnaire franchissait le seuil des 5 % et n’avait que 3 % de différence vis-à-vis du PCF. Certes, nous savons que l’électeur ne fait pas le printemps, qu’il y a loin du vote à la mobilisation, que tout électorat – même celui d’une candidate qui ne cache pas la couleur – est composite. Il n’empêche que ce résultat était révélateur d’un désaveu significatif des grands partis et d’un courant radical dans l’opinion populaire. Il impliquait une crédibilité publique suffisante pour intervenir activement dans le débat public, formuler des propositions, chercher des alliances, faire bouger les lignes comme on dit, faire de la politique en un mot.

Passé la soirée électorale et la proposition évasive d’un futur parti des travailleurs – il fallait bien annoncer quelque chose –, plus rien. L’immobilisme absolu. Le repli et les retraits théorisés, comme si l’emportait une peur panique de se compromettre et de corrompre son âme.

On trouve, dans le compte rendu du congrès de Lutte ouvrière, l’explication de cette déconcertante attitude : « L’analyse que nous avions faite de la signification de notre score au lendemain de l’élection présidentielle a été malheureusement confirmée. Ce score ne représentait pas un déplacement considérable de voix, une poussée suffisante vers les idées que nous défendions » (revue Lutte de classes, décembre 1996). Conclusion : il ne fallait pas confondre les nécessités de la situation avec « [vos] possibilités », car une juste politique, « c’est la conscience exacte de nos possibilités, de nos capacités, mais aussi de nos limites ». C’est trop de modestie. Un score électoral n’est certainement pas l’adhésion à un programme. Mais il exprime une tendance, un intérêt, une disponibilité à cultiver, sinon vous ne vous présenteriez pas.

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Or, par une curieuse méthode, vous refusez de définir une politique en fonction des besoins et des urgences de la situation, comme un rapport entre des fins et des moyens. Vous vous contentez de l’ajuster à une évaluation strictement subjective de vos propres (et solitaires) capacités.

Il en résulte, sur presque toutes les grandes questions de l’heure, au mieux une abstention impuissante, au pire une rumination sectaire.

Sur l’Europe : « Les travailleurs révolutionnaires, les militants communistes n’ont ni à militer pour cette Europe impérialiste, ni à s’y opposer, surtout au nom de l’indépendance nationale […]. La seule cause de nos misères, c’est l’exploitation, Europe ou pas… » (résolution du congrès de 1996 adoptée à 98,7 % – score quasi brejenévien). Le souci d’éviter tout dérapage nationaliste vous honore. Mais en attendant, le renvoi au problème ultime de l’exploitation se traduit par une indifférence aux critères de Maastricht, au pacte de stabilité, par une absence des marches européennes contre le chômage ou du soutien à l’eurogrève de Renault.

Sur les bouleversements du monde : « Pour complexe et multiforme que soit l’évolution d’une société décomposée par l’affaiblissement de l’État et le morcellement des pouvoirs, ce sont toujours l’analyse et la caractérisation léguées par Trotski qui éclairent le mieux la réalité ex-soviétique » (résolution votée par 96,5 %). Que les analyses de Trotski soient toujours fort utiles pour comprendre l’histoire et même en partie le présent de la société soviétique n’est pas en question. Mais la référence à l’orthodoxie apparaît ici comme un moyen expéditif de clore le débat et de décourager toute réflexion.

Sur les luttes et les revendications sociales même : « S’il est nécessaire, dans une lutte concrète, d’aider les travailleurs à défendre les revendications auxquelles ils tiennent, au moins d’entrer en lutte, il ne faut surtout pas, lorsqu’on n’en est qu’à la propagande, s’aligner sur des revendications de salaires ou les diminutions d’horaires pour trouver plus facilement l’oreille – voire les préjugés réformistes – des militants politiques et syndicaux » (résolution votée à 96,6 %). Les militants révolutionnaires n’ont donc pas à entrer dans le débat sur la réduction du temps de travail et ses modalités, sur les revenus et la fiscalité, sur le régime de protection sociale ; ils doivent se contenter d’accompagner les luttes et les revendications spontanées par une dénonciation de l’exploitation !

Les actes (ou l’inaction) sont au diapason des textes. Deux exemples : les mobilisations contre les lois Debré-Pasqua et la manifestation de Strasbourg contre le congrès du Front national.

Dans le premier cas, tu signais un éditorial de Lutte ouvrière, la veille exactement de la manifestation de 100 000 personnes du 22 février : « Les intellectuels qui appellent à la désobéissance contre la loi Debré sur l’immigration sont, pour la plupart, loin des préoccupations des travailleurs, y compris de la grande majorité des travailleurs immigrés. Cependant, si leur protestation entraînait un recul du gouvernement sur toute la loi Debré et pas seulement un de ses articles, ce serait une victoire… » (Lutte ouvrière, 21 février 1997). Mais une victoire pour laquelle Lutte ouvrière n’aurait même pas levé le petit doigt, puisque vous avez délibérément refusé de vous associer à tout appel à manifester. Vous vous en expliquiez d’ailleurs quinze jours plus tard dans une mise au point officielle signée Lutte ouvrière : « Lutte ouvrière a délibérément décidé de ne pas être présente à la manifestation du samedi 22 février. Nous avons décidé aussi de ne pas y appeler. Par contre, nous n’avons pas critiqué cette manifestation ni cherché à convaincre quiconque de ne pas y participer, en nous abstenant même de prendre position publiquement. Vu l’objet de la manifestation et les personnalités qui y avaient appelé, nous ne nous y sentions pas à notre place, un point c’est tout. » Jusque-là, l’argument est bizarre (juger une manifestation par la composition de son carré de personnalités et non par ses objectifs et la masse de ses participants) et quelque peu embrouillé.

La suite est autrement problématique : « Bien sûr, on peut dire que le geste de ces intellectuels partait d’un bon sentiment. Mais nous, nous considérons que leur refus de dénoncer les causes réelles de la montée du Front national et des idées de droite est une complicité objective avec le Front national comme avec cette montée […]. Eh bien, ce que nous disons de ces intellectuels de gauche, ou pire, qui font profession d’apolitisme, c’est-à-dire qui renoncent à être des intellectuels, c’est qu’ils sont complices » (Lutte ouvrière du 7 mars 1997).

Cette formule de la « complicité objective », jadis en faveur dans les tribunaux staliniens, fait froid dans le dos. D’ailleurs, elle apparaît tout naturellement, dès lors que vous vous érigez en dépositaires exclusifs de la vérité prolétarienne et que vous citez les manifestants ou les intellectuels à comparaître devant votre tribunal.

Votre attitude devant la manifestation de Strasbourg, sans aller jusqu’à ces outrances, relève de la même logique. La veille de la mobilisation, tu signais à nouveau un éditorial dans Lutte ouvrière (28 mars 1997) : « On peut penser que ceux qui se rassembleront à Strasbourg seront nombreux pour y faire entendre leur indignation. Mais leur action n’aura que valeur de protestation et rien de plus. C’est déjà cela, peut-on dire. Oui, mais à la condition de ne pas avoir d’illusions sur l’efficacité de cette démarche et encore moins sur ces politiciens de gauche qui en sont les initiateurs. » Personne ne croit qu’une manifestation, si massive soit-elle, suffise à faire reculer le Front national. Mais si les manifestants, qui sortent de leur isolement et de leur passivité pour retrouver le chemin de l’action collective, pensaient qu’elle n’a aucune efficacité, ils resteraient chez eux. Et si on refuse de manifester avec une partie au moins des 40 à 50 % d’électeurs qui ont encore des illusions sur les politiciens de gauche, on manifesterait entre soi, en toute lucidité, mais sans faire bouger la moindre des choses.

Cette régression sectaire n’est pas sans rapport avec les traditions de Lutte ouvrière. Elle ne s’inscrit pas non plus dans leur stricte continuité. Ainsi, une minorité – phénomène rare à Lutte ouvrière – s’est exprimée lors du congrès de 1996 pour rappeler quelques banalités de bon sens : que la politique et les tâches d’une organisation sont dictées par la situation elle-même (et non par la seule évaluation des forces disponibles ou de leur niveau de conscience), qu’un parti révolutionnaire efficace ne se construira pas par simple recrutement individuel de militants indépendamment d’expériences collectives à échelle de masse, que des communistes dignes de ce nom cherchent à proposer une politique pour l’ensemble du mouvement ouvrier, qu’il n’y a pas de luttes, « petites ou grandes », où leur activité ne soit requise.

Beaucoup, insatisfaits des grands partis tels qu’ils sont, s’étonnent souvent et à juste titre de la dispersion des forces révolutionnaires. Une nouvelle force ou un nouveau parti serait aujourd’hui nécessaire. Il devrait être pluraliste et démocratique pour rassembler des courants d’histoires, de trajectoires, de cultures diverses, mais que les nouveaux défis de la situation mondiale et le renouveau des mouvements sociaux peuvent rapprocher. Non seulement Lutte ouvrière pourrait en être une composante, mais une composante motrice. Au lieu d’utiliser à cela sa représentativité électorale, elle a pris le chemin inverse, du repli et du mépris.

C’est navrant. C’est un fantastique gâchis. Pour Lutte ouvrière et pour tout projet révolutionnaire.

Archives personnelles, 1997
Date et publication précises inconnues

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