Daniel Bensaïd est l’un des meilleurs connaisseurs du marxisme en France. Enseignant la philosophie à l’université Paris-VIII, il est l’une des têtes pensantes de la Ligue communiste révolutionnaire (LCR). Il vient de publier une passionnante autobiographie, Une lente impatience1,récit d’un itinéraire politique qui commence au milieu des années soixante. Il analyse l’antipolitisme affiché du mouvement « Avis de KO social ». Propos recueillis par Catherine Portevin.
Catherine Portevin : Comment caractériser ce mouvement ?
Daniel Bensaïd : Il a des formes diverses et tâtonnantes, mais on voit bien d’où il vient : d’un chemin de recherche plus que d’une réelle reconstruction, commencé au milieu des années quatre-vingt-dix sur les échecs des promesses libérales. Les grandes grèves de 1995 servent de référence visible après coup. Depuis se sont multipliés les forums sociaux – Porto Alegre, les grandes manifestations de Seattle… Ensuite, des conflits ont pu se cristalliser sur certaines catégories – les sans-papiers, les intermittents du spectacle, les chercheurs… –, mais on aurait tort de ne les voir que comme des combats corporatistes. Ils sont autant de facettes du mécontentement. Et je remarque que, dans l’ensemble, ces mouvements catégoriels produisent plutôt un effet de reconnaissance mutuelle, chacun pouvant se reconnaître dans le sort réservé aux chercheurs, de même que les chercheurs se reconnaissent dans les difficultés communes. Cela ne change pas la face du monde, certes, mais ce sont des repousses sur le terrain désolé des années quatre-vingt.
C.P. : Depuis dix ans, ces mouvements citoyens, Attac au premier chef, refusent toute affiliation à un parti, toute participation au pouvoir. Est-ce que « résister à l’air du temps », pour reprendre le titre de l’un de vos livres, peut tenir lieu de mouvement politique ?
D.B. : Le thème de la résistance est moins présent qu’il y a dix ans. C’était un commencement indispensable. Nous sommes aujourd’hui dans un moment charnière. Sans pour autant fétichiser les forums sociaux, ils ont énoncé ce besoin d’un « logiciel alternatif » au logiciel libéral. Si on dit « le monde n’est pas une marchandise » et que l’on ne peut pas confier la culture, la santé, l’alimentation à l’harmonie des systèmes marchands, alors il faut inventer ou restaurer une autre logique, celle du bien commun, du service public.
Quant à la participation au pouvoir, on voit balbutier des éléments d’alternative, mais comment les traduire en alternative politique crédible ? Comment rompre par exemple avec l’idée de l’éternelle alternance gauche droite, sans pour autant céder à la tentation de se réfugier dans le mouvement social pour lui-même ? C’est dangereux, car vouloir ignorer le politique, ce n’est pas lui échapper.
C.P. : Le refus des participants à cet « Avis de KO social » de toute étiquette, de tout logo ou parti, et même de tout porte-parole est-il une autre illusion ?
D.B. : Je comprends bien cette méfiance à l’égard de la confiscation de la parole, mais si ce n’est pas eux qui désignent leurs porte-parole, les médias les créeront. C’est pourquoi je suis contre le dénigrement des partis. Sans partis, on risque de faire une politique sans politique, où se pose éternellement la question de la légitimité de celui qui parle.
C.P. : Cette tentation antipolitique est-elle un phénomène générationnel ?
D.B. : Sûrement en partie. Même si je déteste cette désignation de « génération 68 », il faut reconnaître que nous avons connu là un surinvestissement politique, dans la lutte effective pour le pouvoir et dans l’imaginaire qu’on en avait. Je comprends bien que l’imaginaire ait changé : le passif du stalinisme dans le siècle ne va pas s’effacer en un jour, et le souci démocratique est plus grand aujourd’hui que l’envie de prendre le pouvoir. D’autant plus que les ressorts mêmes de la politique sont devenus plus sophistiqués, a fortiori avec l’horizon européen, qui rend le cadre de l’action plus difficile à définir.
C.P. : Que ce soient des chanteurs et des poètes, et non des intellectuels ou des politiques, qui servent de catalyseurs au mouvement social vous étonne-t-il ?
D.B. : Non. Il y a une issue poétique à l’incertitude politique. Dans tous les cas, on ne peut pas faire l’économie du langage. J’aime bien ce que dit en substance Duras dans Le Camion : au début du XXe siècle, les mots semblaient sûrs. On parlait de socialisme en croyant faire référence à des contenus bien définis. Il n’y a pas de mot innocent qui ait survécu. Mais à force de méfiance devant les us et abus du vocabulaire, il y a un risque d’euphémisation généralisée. Or il faut apprendre à appeler un chat un chat. La lutte des classes, ça existe. Quand les « classes » sont devenues des « masses », cela a construit une vision du monde.
C.P. : « Avis de KO social », ça vous dit quoi ?
D.B. : La formule est féconde : chaos, KO, c’est le double KO du social ! Triple même : le chaos chaotique, le KO sur le ring, mais aussi, comme dans la théorie du chaos, la porte étroite du possible. La matière sociale est incertaine, mais de ce magma peut sortir quelque chose, le pire et le meilleur.
C.P. : Finalement, vous trouvez les années 2000 plus intéressantes à vivre que les années quatre-vingt ?
D.B. : Ah oui ! Les années Tapie-Thatcher avaient tout arasé. Quelque chose s’est remis en marche dans la perception critique du monde. Il n’y a pas d’alternative claire, pas de voie tracée, pas d’avenir radieux, mais au moins des questions refont surface. C’est essentiel.
Télérama n° 2832, 24 avril 2004
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