Politis : Vous êtes devenu dans les médias le défenseur attitré de Bourdieu !
Daniel Bensaïd : Plus qu’un maître à penser, Bourdieu est un révélateur. Il est contre l’Europe libérale de Maastricht et d’Amsterdam ; il n’est pas contre l’Europe. Il est contre les formes marchandes de la mondialisation ; et il revendique un nouvel internationalisme. La critique du capital étatique est une partie importante de son œuvre ; et, en même temps, il prend position pour la défense du service public et contre la déréglementation. Des prises de positions comme celles-là font qu’il est sous le feu croisé de la droite libérale et de la gauche installée au pouvoir et installée dans la gestion. Je me sens donc tout à fait à l’aise quand on me demande de défendre Bourdieu même si je ne suis pas ce qu’on appelle un disciple.
Politis : Comment, depuis 1995, la figure de Bourdieu s’est-elle imposée de manière aussi marquante dans le mouvement social ?
D.B. : Paradoxalement, il s’agit peut-être d’un retournement des effets médiatiques. Les médias avaient toujours des clichés sur le « silence des intellectuels », qui n’est que partiellement, si ce n’est pas du tout, vrai. Ils entendaient par là la disparition de grandes figures emblématiques d’intellectuels. Mais il y a plutôt une mutation du statut de l’intellectuel, dont la fonction s’est considérablement élargie et diffusée. Le travail intellectuel est plus moléculaire, moins représenté par des figures tutélaires comme Sartre et Camus. Il y a probablement, dans les médias, une nostalgie de ces grands porte-parole. Mais surtout, ce nouveau relief de l’intellectuel critique est lié à un moment d’affaissement des corps politiques. L’autorité morale des partis de gauche a été très affaiblie après le mitterrandisme. Ajoutez à cela un nouveau rapport de l’intellectuel à la renaissance du mouvement social, qui s’est cristallisé autour d’un événement : le mouvement social de 1995. Le clivage de l’intelligentsia est alors apparu de la manière la plus visible autour des deux pétitions, celle d’Esprit, plus sociale libérale, et la pétition de soutien aux grévistes, où Bourdieu était sûrement l’intellectuel le plus « titré ».
Politis : Quelle est l’articulation entre son œuvre et son engagement politique ?
D.B. : Il y a, chez Bourdieu, une vraie sociologie critique de la domination. La description de la relation de dominants-dominés dans les relations sexuelles, culturelles, dans les rapports à l’État, fonde une analyse critique des formes de domination. Mais s’agit-il simplement d’une juxtaposition des différentes formes d’oppression, ou s’articulent-ils dans des rapports de domination de classes susceptibles de les unifier. L’analyse de la multiplicité des capitaux est également très pertinente. Il y a du capital culturel, du capital symbolique, du capital étatique. Mais quels sont les liens entre les différentes formes de capitaux ? Globalement, il y a un apport authentique, qu’on a tendance aujourd’hui à minimiser, de la sociologie de Bourdieu et du dispositif conceptuel qu’il a forgé. Bourdieu a influencé et formé beaucoup de gens. Dans une période de disgrâce des théories inspirées de Marx, la sociologie de Bourdieu est devenue un point de référence, un point de vue critique, qui a inspiré pas mal d’étudiants en sciences sociales.
On reproche à Bourdieu une analyse de la domination fermée sur elle-même, déterministe. Une fois que les habitus sont inscrits, les dominés seraient condamnés à subir la reproduction de la domination. Pas mal de disciples ou de compagnons se sont éloignés de lui à cause de l’incapacité de saisir les formes de résistance qui permettent de sortir du cercle vicieux de la domination. Là, Bourdieu rencontre une difficulté qui existe aussi chez Marx. Comment trouver les ressources de l’émancipation alors qu’on subit l’exploitation, le fétichisme de la marchandise, la mutilation mentale et physique quotidienne du rapport de travail ? C’est une grande énigme !
Propos recueillis par Naïri Nahapétian
Politis n° 540, 18 mars 1999