« Nouveaux réactionnaires » ? Réactionnaires, sans doute. Nouveaux, pas tellement. En la matière, on fait un peu de neuf avec beaucoup de vieux. Dans la galerie des « nouveaux réactionnaires », on retrouve en effet au grand complet les ex-nouveaux philosophes, fourbus d’avoir fidèlement servi, un quart de siècle durant, le nouvel ordre libéral. Par exemple, Revel, la voix chevrotante de l’Occident impérial. Entre en plus dans ce hit-parade le tandem Houellebecq-Dantec, authentiques réacs de notre temps, dont une presse branchée fait, hélas, les héros littéraires d’une nouvelle génération.
Faillite intellectuelle
Rien de très nouveau, si ce n’est que la réaction se porte désormais en bandoulière. Le rapprochement fusionnel entre la droite du centre et la gauche du centre a rendu les frontières si poreuses qu’un Luc Ferry pourrait passer d’un ministère Raffarin à un ministère Fabius sans avoir même l’air de retourner sa veste. Ainsi, en pleine négociation sur le Pare, Blandine Kriegel, Alain Finkielkraut et quelques autres notables du concept banquetaient au siège du Medef. On a pu voir Alain Finkielkraut (de tous les mauvais coups), Alexandre Adler, Pierre-André Taguieff et Shmuel Trigano témoigner à charge dans des procès contre Daniel Mermet. L’accusation ignoble (d’antisémitisme !) fut bien sûr déboutée, mais la calomnie laisse toujours des traces. Nos Pieds Nickelés y auront honteusement contribué en plaidant pour la censure contre un journaliste de radio soucieux d’exercer son métier sans perdre son sens critique. C’est à ces petits rien qu’on mesure l’étendue de leur faillite intellectuelle et morale.
La querelle des « nouveaux réactionnaires » (et, par ricochet, des « nouveaux progressistes ») fait partie de ces guerres pichrocolines dans lesquelles le microcosme médiatique s’étripe à coups d’épées de bois et de pistolets à eau. Ces flatulences polémiques sont inversement proportionnelles à l’importance des enjeux, comme s’il fallait s’inventer à tout prix de bonnes causes domestiques pour mieux se détourner des grandes causes qui ébranlent le monde.
Lindenberg se livre ainsi à une cueillette de citations permettant d’en stigmatiser les auteurs. Restant dans le registre pamphlétaire qui esquive le débat d’idées, son pamphlet est symétrique, dans son procédé, à celui d’un Pierre-André Taguieff (La Nouvelle Judéophobie). Il tombe dans les mêmes travers de l’amalgame. Il manie avec autant de désinvolture le délit de mauvaise fréquentation : commenter Carl Schmitt suffit à être suspecté. On n’a pas tardé à le vérifier avec le mauvais procès intenté par Jean-Charles Zarka à Étienne Balibar (préfacier critique de Schmitt) : la police de la pensée n’est pas loin derrière le « rappel à l’ordre ».
Perte des repères
En revanche, Lindenberg ne s’interroge guère sur la conjoncture politique dans laquelle s’inscrit cette lamentable dérive de certains intellectuels. Cette déchéance intellectuelle et morale, c’est ce qui arrive quand on commence à considérer qu’il n’y a plus de repères, plus de lignes de partage, que droite et gauche, c’est du pareil au même. Le terme même de réactionnaire devient alors problématique. Le leitmotiv dominant de la droite est aujourd’hui celui de la mondialisation béate : « tout ce qui est ouvert, tout ce qui bouge est bon à prendre ».
Cette apologie du mouvement est au demeurant parfaitement compatible avec le discours conservateur sur les valeurs traditionnelles en matière de famille ou de sécurité. Le théâtre d’ombres, où de nouveaux progressistes fantomatiques ferraillent contre l’esprit de la nouvelle réaction, est une mise en scène de leurres. On y évite les questions majeures qui permettraient de redessiner les lignes de front : la refondation sociale du Medef, les nouvelles guerres impériales, la crise générale de la loi de la valeur, la marchandisation du vivant, la construction européenne (laquelle ?), l’indifférence assourdissante face à l’écrasement du peuple palestinien. Gageons que la zizanie entre les idéologues d’Esprit et ceux du Débat s’apaisera demain devant un nouveau plan Juppé sur la réforme des retraites et qu’ils se retrouveraient alors comme un seul homme, ainsi qu’en hiver 1995, derrière Nicole Notat.
Union sacrée
La trahison des clercs est une histoire ancienne. Les intellectuels ne sont pas faits d’une autre étoffe que le citoyen lambda. Ils ont majoritairement tendance à se ranger du côté du manche, plutôt que du côté qui prend les coups. Pour un Zola, un Sartre, un François Maspero, un Vidal-Naquet, combien d’intelligences serviles ? Travailler sur les idées ou sur les mots n’est pas une garantie de clairvoyance politique ou de sainteté éthique. Ce qui est réellement nouveau, c’est la situation elle-même. Après les tours de Manhattan, l’année écoulée aura vu la chute de la maison Enron, symbole de la nouvelle économie, et la débâcle de l’économie argentine, hier encore élève modèle du FMI. La planète vit depuis dans l’état d’exception permanent décrété par George Bush. Sharon occupe la Cisjordanie, écrase Jénine, et parque les Palestiniens derrière un nouveau mur de la honte. Le militarisme impérial repart de plus belle. On se demande chaque jour quand la guerre de Troie (ou de Babylone) aura lieu.
Les demi-teintes, les bienséances, les connivences mondaines n’y résistent pas. Les masques tombent et les maquillages s’écaillent. Le juste milieu des moralistes qui craignent de tomber entre deux feux s’affaisse. Ils aimeraient tant que l’histoire les laisse en paix. Mais le monde se déchire. Difficile pour les gouvernants européens de concilier le soutien à la croisade antiterroriste de Bush et la défense de la cause tchétchène ? Alors, on ferme pudiquement les yeux devant les crimes de Poutine : union sacrée impériale oblige ! Difficile, pour Bernard-Henri Lévy ou André Glucksmann, de combattre la purification ethnique dans les Balkans et de l’ignorer quand elle s’exerce contre les Palestiniens ? Alors, on la boucle et on regarde ailleurs : union sacrée occidentale oblige !
Si nouveauté il y a, elle est entre autres dans la massification du travail intellectuel et dans son extension à toutes les sphères du travail social. À mesure que le general intellect se socialise, les maîtres-penseurs se font rares. Qui s’en plaindrait ? Michel Foucault avait prévu ce passage de l’intellectuel généraliste à « l’intellectuel spécifique ». Il avait moins prévu l’avènement de l’intello-mégalo qui s’épanouit dans le spectacle postmoderne.
Face à ce narcissisme de caste, une figure nouvelle d’engagement prend forme, de Porto Alegre à Florence, dans les mouvements contre la guerre impériale et contre la mondialisation capitaliste. Harold Rosenberg considérait l’intellectuel militant comme un intellectuel qui ne pense pas. On pourrait lui opposer qu’un intellectuel qui ne milite pas est un intellectuel irresponsable, qui peut zapper ses errements de la veille sans jamais avoir à en rendre compte à personne.
Rouge n° 1999, 9 janvier 2003
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