Ce que cache le sommet de Versailles

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Le 5 juin, les ministres socialistes et communistes du gouvernement français accueilleront sur le perron du château de Versailles leurs partenaires du club fermé des sept pays les plus riches du monde : les États-Unis, l’Allemagne fédérale, la Grande-Bretagne, le Japon, le Canada et l’Italie. Ce rendez-vous a été pris lors de la précédente rencontre du même genre, en juillet 1981, à Ottawa. Les « sept » y avaient alors notamment décidé de joindre leurs efforts « pour une meilleure acceptation de l’énergie nucléaire par le public », et pour s’assurer qu’« en matière de relations Est-Ouest, leurs politiques économiques restent compatibles avec leurs objectifs politiques et de sécurité ».

Autrement dit, ce club organise le brigandage planétaire et s’arme jusqu’aux dents pour défendre le butin impérialiste. C’est que le butin est colossal :

– 10 % de l’humanité accapare 90 % du revenu brut de l’économie mondiale ;

– un quart de la population du globe dispose d’un revenu hebdomadaire égal au revenu annuel d’un autre quart ;

– la moitié de la population de la planète consomme moins des 2 200 calories par jour, qui sont considérées par l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) comme la ration minimale ;

– les pays capitalistes industrialisés consomment annuellement en moyenne 7 tonnes de charbon par habitant, alors que l’Afrique n’en consomme que 100 kg ;

– dans les pays pauvres, l’espérance moyenne de vie est de 40 ans, et bien au-dessous pour les plus pauvres ; la mortalité infantile y est 10 à 20 fois supérieure à celle des pays capitalistes industrialisés ;

– il y a dans ces pays un médecin pour 10 000 habitants en moyenne, alors qu’il y en a un pour 500 dans les pays industrialisés ;

– on compte dans le tiers-monde environ 800 millions d’analphabètes, soit un pourcentage moyen de 48 % de la population totale de ces pays.

Globalement, sur une population mondiale de 4,5 milliards de personnes, 75 % vivent dans les pays économiquement dépendants. Les pays capitalistes développés, avec 25 % de la population mondiale, consomment néanmoins 75 % de l’énergie, 70 % des céréales, et disposent de 89 % de l’argent consacré aux dépenses d’éducation. Ils possèdent 92 % de l’industrie mondiale et 95 % des ressources technologiques.

Avec les taux de croissance actuels, les pays qui ont le revenu le plus bas auraient besoin de 400 ou 500 ans pour rattraper le revenu actuel par habitant des pays les plus riches. La part des pays dépendants dans les exportations internationales, malgré le pétrole, est encore tombée de 25 % en 1950 à 12 % seulement en 1980.

Combien d’Hiroshimas silencieux ?

La FAO évalue à 450 millions le nombre de personnes sous-alimentées, dont plus de 50 millions meurent de faim chaque année.

À l’occasion de l’Année internationale de l’enfance en 1979, le fonds des Nations unies pour l’enfance (Unicef) annonçait le chiffre effrayant de 12 millions de morts sur les 122 millions d’enfants nés au cours de cette année. D’après l’Organisation mondiale de la santé (OMS), sur environ 120 millions de bébés nés chaque année, 10 % meurent avant un an et 4 % de plus meurent avant 5 ans.

Alors que dans les pays développés un enfant sur 40 risque de mourir avant l’adolescence, la proportion est d’un sur quatre en Afrique et d’un sur deux dans certaines régions. 18 millions d’enfants de moins de 5 ans meurent chaque année, dont 95 % dans les pays sous-développés, la plupart pour des raisons alimentaires et sanitaires.

40 000 enfants sont donc morts chaque jour en 1980 : une hécatombe qui représente l’équivalent d’une bombe d’Hiroshima tous les trois jours.

L’Unicef ajoute à cela que 55 millions d’enfants au moins sont obligés de travailler dans le monde, et que 2 millions d’entre eux sont exploités sexuellement. Le Bureau international du travail relève une différence de taille moyenne de 4 cm entre les enfants qui ont travaillé avant l’âge de 14 ans et ceux qui n’ont travaillé qu’après 18 ans. Dans certains quartiers de Bombay, en Inde, 25 % des enfants commencent à travailler entre 6 et 9 ans. Au Maroc, des enfants de 8 à 12 ans travaillent jusqu’à 72 heures par semaine chez des fabricants de tapis. Dans certains pays, il est fréquent que les parents mutilent leurs enfants ou les estropient pour les consacrer à la mendicité. D’après le rapport de la sous-commission des droits de l’homme de l’ONU, un magasin spécialisé de Bangkok (Thaïlande) vend plus de 20 000 enfants par an, surtout entre 7 et 12 ans…

Et combien d’Hiroshimas potentiels ?

La poursuite d’un pillage impérialiste de cette envergure suppose à l’évidence une escalade permanente des moyens d’intimidation. Le rapprochement entre le sommet de Versailles et celui de l’Organisation du traité de l’Atlantique-Nord (Otan) à Bonn, le 10 juin, n’a donc rien d’une coïncidence.

D’après l’Institut international de recherche sur la paix (Sipri) de Stockholm, les dépenses militaires dans le monde ont englouti en 1980 quelque 550 milliards de dollars, soit plus d’un million de dollars par minute. L’industrie d’armement occupe 400 000 savants et chercheurs dans le monde, soit 40 % du « capital-cerveaux ». L’Otan aurait réalisé 43 % du total des dépenses militaires mondiales, contre 26 % au Pacte de Varsovie.

Pour l’année fiscale 1983 qui commencera en octobre prochain, les États-Unis dépenseront au moins 216 milliards de dollars pour la Défense, auxquels il faut ajouter les programmes de recherche pour de nouvelles armes et une part du budget de l’armement nucléaire imputée au ministère de l’Énergie. Pour les cinq prochaines années, Washington prévoit de dépenser 1 630 milliards de dollars pour l’armement, soit 7 100 dollars (42 600 francs français) par habitant des États-Unis.

Les capacités actuelles de l’arsenal nucléaire sont estimées à 1,4 million de fois celles de la bombe d’Hiroshima soit, en termes conventionnels, un pouvoir destructeur équivalent à plus de 15 milliards de tonnes de TNT…

La moitié des ressources aujourd’hui consacrées en un seul jour aux dépenses militaires suffirait à financer un programme d’éradication totale de la malaria, qui affecte encore 66 pays et tue plus d’un million d’enfants par an en Afrique seulement. En cinq heures, les dépenses militaires mondiales représentent autant que le budget annuel de l’Unicef pour l’aide à l’enfance. Le nombre de personnes travaillant dans le secteur militaire est aujourd’hui le double du nombre d’enseignants et d’infirmiers dans le monde. L’équivalent de 1 % du budget militaire des pays développés suffirait à combler le déficit actuel de l’aide à la production alimentaire. Le coût d’un char d’assaut moderne paierait à lui seul la construction de 1 000 écoles pour 30 000 enfants de pays dépendants. Le prix d’un seul sous-marin nucléaire représente de quoi scolariser pour un an 16 millions d’enfants du tiers-monde, ou bien la construction de 400 000 logements pour 2 millions de personnes, ou encore la valeur totale des céréales importées par les pays africains en un an.

Le pillage impérialiste, la charité et le chantage

Les grands pays capitalistes prétendent sauver la face en mettant en relief leur aide publique aux pays sous-développés. Il s’agit pourtant de moins qu’une aumône.

Seuls le Danemark, les Pays-Bas et la Suède consacrent 0,15 % de leur produit national brut (PNB) à cette aide. Avec 0,02 %, la part consacrée par les États-Unis est la plus faible, avec celle de l’Italie et de la Nouvelle-Zélande.

Certes, une aide en apparence minime peut avoir des résultats non négligeables. Le Comité français de l’Unicef estime ainsi que 100 francs français permettent de fournir des capsules de vitamines A à 500 enfants pour les protéger de la cécité, de vacciner 20 enfants contre la poliomyélite, de peupler d’alevins un étang pour fournir un village en protéines.

Mais les aides publiques actuelles des États capitalistes développés sont dérisoires par rapport à leurs dépenses militaires.

De plus, elles sont la plupart du temps destinées à ouvrir la voie aux investissements privés des multinationales bien plus qu’à améliorer le sort des populations des pays dépendants. Ainsi, lorsque le gouvernement Mitterrand-Mauroy décide d’augmenter de 0,35 % (sous Giscard, « aide » aux Dom-Tom comprise) à 0,7 % (sans les Dom-Tom) du produit intérieur brut (PIB), avant 1983, l’aide publique française aux 6 pays du tiers-monde, conformément aux résolutions de l’ONU à ce sujet, il prend en compte les intérêts propres à l’expansion de l’impérialisme français bien plus que ceux des masses populaires déshéritées auxquelles ces aides – détournées et accaparées par les classes possédantes locales – ne parviennent en fait jamais.

D’après la conférence de l’ONU sur le commerce et le développement (UNCTAD), l’investissement total des monopoles impérialistes dans les pays sous-développés s’est élevé à 42 milliards de dollars au cours de la période 1970-1978. Pendant la même période, les multinationales ont rapatrié plus de 100 milliards de profits dans leurs pays d’origine, soit une moyenne de 2,40 dollars pour chaque dollar investi. Pendant la même période, les investissements américains dans le tiers-monde se sont élevés à 8 milliards de dollars et 39,7 milliards ont été rapatriés sous forme de profits, soit 4,50 dollars par dollar investi. Les multinationales exercent leur contrôle sur 50 à 60 % du marché du sucre et des phosphates, sur 70 % du marché de la banane, du riz, du pétrole brut, sur plus de 85 % du thé, du café, du tabac, du coton, du jute, du cuivre, sur plus de 90 % du fer et de la bauxite.

En même temps, l’endettement des pays dits du tiers-monde, connaît une croissance vertigineuse. En 1981, il a atteint le total de plus de 524 milliards de dollars (dont plus de 60 milliards pour le seul Brésil). Une part croissante des nouveaux prêts est directement consacrée au service de la dette : 56 % en 1972, 69 % en 1982, plus de 80 % en 1985. C’est une course à l’asphyxie.

Ces déséquilibres, cette polarisation croissante entre la pauvreté et la richesse, sont le fait de l’exploitation impérialiste et non de la pénurie. D’après le rapport annuel de la Banque mondiale en 1980, la production actuelle de céréales suffirait à fournir une ration alimentaire suffisante pour éliminer la malnutrition. Il suffirait pour cela de réorienter 2 % de la production céréalière mondiale vers ceux qui en ont besoin. Mais la pénétration des multinationales dans l’agriculture et la destruction brutale de l’agriculture vivrière accentue au contraire les zones de sous-alimentation et la mainmise impérialiste sur les produits agricoles d’exportation des pays dépendants.

Il y a aussi un aspect politique du problème. L’ancien ministre de l’Agriculture des États-Unis, Butz, pouvait déclarer avec un cynisme franc et brutal : « Les aliments sont des armes ; dans la négociation, ils comptent parmi les pièces principales de notre arsenal. » Le document de Santa Fé du Parti républicain des États-Unis, dont nous publions des extraits dans ce numéro, reprend cyniquement la même analyse.

En effet, en 1979, les États-Unis ont réalisé à eux seuls 83 % des exportations mondiales de maïs, 72 % de celles de soja, 45 % de celles de blé. Des pays comme l’Égypte, l’Iran ou la plupart des nations africaines voient leur subsistance dépendre pour plus de 50 % de l’importation.

Conscients de l’explosivité croissante du système et de la crise des pays impérialistes eux-mêmes, les dirigeants des partis réformistes des grands pays capitalistes exposent souvent de grands projets pour les pays sous-développés.

La solution miracle proposée en 1980 par la « Commission indépendante sur les problèmes de développement international » réunie autour de Willy Brandt à la suggestion de la Banque mondiale, consistait à inciter les pays impérialistes à aider au décollage économique du tiers-monde par un transfert massif de ressources revenant à doubler « l’aide » de 29 milliards de dollars fournie à cette date. Il s’agissait ainsi de transférer vers les pays du tiers-monde des industries à faible technologie devenues peu rentables en Occident, et de gagner en échange l’élargissement de nouveaux marchés. Mais ce « nouveau plan Marshall » pour le tiers-monde se heurte au moins à deux difficultés majeures.

D’une part, la division des pays impérialistes, leur rivalité croissante, et l’absence de direction capable de jouer le rôle occupé par les États-Unis au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. La crise chronique du système monétaire n’est qu’un aspect parmi les plus voyants de cette crise de direction.

D’autre part, les structures sociales de nombre des pays du tiers-monde eux-mêmes : un début de développement économique et d’industrialisation impliquerait des réformes agraires radicales et une élimination des oligarchies qui sont les plus sûrs alliés de l’impérialisme. L’ouverture d’un tel processus n’offre aucune garantie de contrôle politique pour les stratèges de l’impérialisme.

En revanche, une forme de campagne hypocritement apitoyée sur le sort des pays pauvres tend à masquer la réalité des mécanismes internationaux de l’exploitation et de la lutte des classes, derrière la polarisation réelle entre États pauvres et riches.

Il s’agit ainsi, notamment de la part des directions ouvrières réformistes, de culpabiliser les travailleurs de leurs propres pays en les rendant coresponsables du pillage impérialiste. C’est même un argument clef des Helmut Schmidt, Enrico Berlinguer et consorts pour plaider l’austérité aux travailleurs européens.

Pourtant, les inégalités criantes entre pays riches et pauvres ne donnent que des moyennes. En réalité, les inégalités sont encore plus profondes, car s’y ajoutent les inégalités au sein même des métropoles impérialistes, les zones de misère et de pauvreté aux États-Unis, en Espagne, en Grande-Bretagne, en Italie du Sud…, les millions de chômeurs, les travailleurs immigrés sous-payés, les femmes, les jeunes victimes de discriminations multiples.

L’impérialisme est l’ennemi des peuples. Mais seule la solidarité de classe des
travailleurs du monde entier sera assez forte pour en finir avec son système d’exploitation et d’oppression.

19 mai 1982
Inprecor n° 127 du 31 mai 1982

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