Voici un événement peu banal dans le landerneau intellectuel : une fraternisation, une paix des braves, une union sacrée réconciliant la Fondation Saint-Simon et le défunt club Phares et Balises, les fines plumes d’Esprit, du Nouvel Observateur et les jacobins irréductibles, la première et la deuxième gauche (Le Monde du 4 septembre 1998). Cette sainte alliance réunit d’aristocratiques défenseurs de la culture en toge et ceux qui ne cessaient, hier encore, de souffler à l’oreille complaisante de Claude Allègre l’éclatement du système éducatif, sous prétexte d’adaptation aux différents niveaux sociaux comme aux communautés culturelles et territoriales.
Huit personnalités ont donc joint leurs efforts pour parapher ce manifeste historique, par raison d’État, par amour de Napoléon ou par amour de l’art. Elles commencent par justifier un équipage aussi insolite : « Nous avons souvent bataillé entre nous, les soussignés… » Sur des peccadilles : l’appui ou le refus de la guerre du Golfe, le soutien ou le rejet du traité de Maastricht, la solidarité ou la condamnation des mouvements de décembre 1995 ou des sans-papiers ! Mais la hache de guerre est enterrée : on repart de zéro pour « épouser de conserve une querelle plus urgente ».
L’affaire doit être urgentissime pour provoquer un tel recentrement général, pour rabibocher la démocratie et la république, hier jugées mutuellement exclusives par Régis Debray, aujourd’hui enrôlées sous la même bannière : « Républicains démocrates », unissons-nous, et « n’ayons plus peur » !
Ce titre bravache claque au vent comme un aveu. En dépit des béatitudes jospiniennes, la république fout le camp et la démocratie avec. Plus on accommode la citoyenneté à toutes les sauces, plus elle devient introuvable. La faute à… À qui, au juste ? Au capitalisme sauvage ? À la dérégulation libérale ? À la main invisible et assassine du marché ? Aux profits spéculatifs ? À la plaie du chômage, à la crise scolaire, à la détresse urbaine ? Non point. Si la république est menacée, si l’urgence entre toutes est qu’elle soit « nettement refondée » sous peine de « la voir demain silencieusement renversée », ce serait parce que « l’action corporative » empêche la loi de s’appliquer.
L’action corporative ? Des noms, des faits ! Celle du CNPF ? Des mystérieux marchés financiers ? De la caste médiatique ? Des élites énarchiques ? Pour les « républicains démocrates », les vrais coupables seraient plutôt les « groupes sociaux » trop enclins à « se proclamer en colère ».
Tiens, tiens : colère, vous avez dit colère ? Comme c’est bizarre ! La colère des cheminots de l’hiver 1995, des sans-papiers de Saint-Bernard, des chômeuses et chômeurs de l’hiver 1997, des enseignants de la Seine-Saint-Denis, des chauffeurs routiers, des militant(e)s d’Act Up, et d’autres à venir ? La première question est pourtant : la raison de ces colères est-elle légitime et leur cause juste : défense du service public, droit à l’hospitalité, droit à l’emploi et au revenu ? Ensuite : pourquoi la défense catégorielle de droits acquis constitue-t-elle le point de départ de la résistance aux contre-réformes libérales ?
Lorsque l’apologie de la concurrence de tous contre tous lacère les solidarités, cela n’a rien de surprenant. Ce qui est étonnant en revanche, c’est, en dépit des coups reçus, le grand bond de décembre 1995, de la défense des retraites des cheminots, au « tous ensemble » contre le plan Juppé (à propos : les citoyens signataires sont-ils aussi réconciliés sur cette « querelle » ?). Ce qui est carrément bouleversant, et oppose le démenti le plus cinglant au discours lepéniste, c’est de voir les chômeurs d’Arras porter la moitié de leur collecte aux sans-papiers de Lille en grève de la faim. En voilà qui fabriquent par leur lutte de l’égalité républicaine et de la citoyenneté au quotidien.
Alors, dernier baroud médiatique de maîtres-penseurs essoufflés ou dernière salve d’une gauche intellectuelle à bout d’idées ? Le tragicomique flirte ici avec d’inquiétants dérapages. La république des « républicains démocrates », sans peur et sans reproche, est un contenant sans contenu. Leur république autoritaire, sécuritaire, et disciplinaire, c’est ce qui reste de la république quand on renonce au social, quand on brade ses principes de solidarité et d’égalité, quand on abandonne le droit à l’existence, à l’école et à la santé. Il ne reste alors que l’ordre institué sans l’élan constituant, les règlements de la république sénile et conservatrice sans les générosités de la république juvénile. Il n’y a plus un projet à accomplir mais seulement la nostalgie d’un passé mythifié. On pleure les « respects ancestraux ». On invoque les autorités d’ascendance, de compétence, de commandement. On regrette les figures tutélaires du « père » et du « lieutenant » (sic).
Cette république d’obéissance braconne sur les thèmes de la sécurité, de l’immigration, de l’ordre moral chers aux droites extrêmes. Les intrépides « républicains démocrates » réduisent ainsi leur programme de redressement à un appel à la responsabilité. Ou plutôt à « responsabiliser » énergiquement les adultes, le service d’intérêt général, la police, les « requérants étrangers », les mineurs, les élèves… tout en prônant « une tolérance zéro face à la petite incivilité » (comme les tags sur les murs de l’école, le tutoiement du professeur ou la consommation du joint puisque « tout héroïnomane a commencé par le shit »).
La grande incivilité des négriers, des milliardaires fraudeurs d’impôts, des pollueurs pilleurs d’environnement peut attendre. Quant aux retournements et aux irresponsabilités d’une intelligentsia versatile, ils sont simplement effacés, comme si la vertu républicaine n’impliquait pas aussi l’auto-analyse critique.
Prenant les effets pour les causes, les nouveaux pères (et mères)-fouettard(e)s évitent soigneusement les questions brûlantes de l’heure : quelles mesures contre le chômage et quelle application de la réduction du temps de travail ? Quid du relèvement des minima sociaux et du RMI pour les moins de vingt-cinq ans ? Quid du code de la nationalité et de la circulation des étrangers ? Quid du pacte d’union civique ? Quelle réponse aux privatisations en cascade et quel avenir pour le service public ? Ils s’accordent pour oublier Maastricht urgence oblige et ne soufflent mot du pacte de stabilité de Dublin, du traité d’Amsterdam, du rôle de la Banque centrale européenne. Ordre et discipline d’abord ! Au nom de la loi, faudrait-il exiger aussi l’expulsion impitoyable des sans-papiers déboutés de la régularisation ?
Ces questions intempestives risqueraient de fâcher, de diviser les républicains indivisibles ? L’avenir de la république se joue pourtant là. La perte de légitimité de l’État et la montée de l’incivisme traduisent l’atrophie de l’espace public. Les privatisations des entreprises et des services, dont l’actuel gouvernement détient déjà le record, ne se réduisent pas à une technique de financement et de gestion : la réorganisation de la propriété signifie aussi une concentration et un renforcement des pouvoirs privés par rapport aux pouvoirs publics.
Au-delà des privatisations industrielles, une logique de privatisation généralisée, inhérente à la logique marchande, est donc en marche : privatisation de l’information, de la solidarité (bienvenue aux fonds de pension spéculatifs placés en Bourse ?), de l’éducation, de la santé, de la sécurité, du droit même où la logique privée du contrat l’emporte sur l’émanation de la volonté générale. Cette spirale vide le projet républicain de sa substance. Aucune surenchère autoritaire, nul rappel à l’ordre dépourvu de légitimité sociale, ne saurait en détenir les effets désastreux : il n’y aura pas de sursaut républicain dans la capitulation sociale.
Plus confusionniste que responsable, ce manifeste participe de l’air du temps et de l’angoisse du lendemain. À l’instar de la furieuse campagne contre Pierre Bourdieu, il vise à fermer la parenthèse ouverte par décembre 1995, à effacer la gifle reçue alors par les intelligences serviles du social-libéralisme. Il stigmatise ainsi, sans oser les nommer, les mouvements sociaux qui bousculent la pensée unique de la gauche plurielle. Il bat le rappel de la mobilisation générale, non autour d’un projet ou d’un programme, mais autour d’idées reçues pour le moins ambiguës. Les signataires renoncent allègrement à « un contre-projet global » et à toute « radicalité critique » pour « chercher modestement le moyen terme dans nos propres sphères d’existence ». La république sociale était autrement ambitieuse. Elle nouait l’action quotidienne et la perspective d’avenir. Pour s’arracher à l’ordre immuable de l’exploitation et de la domination, pour offrir d’autres lendemains que la gestion résignée de l’ordre existant, pour conjurer la société alternative illustrée aujourd’hui par la préférence nationale, un horizon d’attente, un projet pour changer le monde est plus que jamais nécessaire.
La crise est profonde. Les convulsions internationales peuvent l’accélérer. Nous n’avons besoin pour l’affronter ni d’une nébuleuse sociale-libérale ni d’un national-républicanisme crispé, mais d’un projet de lutte et de transformation sociale. D’une gauche de gauche (et non d’une gauche du centre), d’une autre gauche dont les mobilisations de ces dernières années ont esquissé les contenus :
1. Une politique résolue de lutte contre le chômage et la précarité, qui passe par une forte réduction du temps de travail et une grande réforme de la fiscalité. Dans une société où l’on peut produire dix fois plus de biens en dix fois moins de temps qu’il y a cinquante ans, il est injustifiable de voir renaître massivement la pauvreté et l’exclusion. Par ses concessions au patronat (sur la flexibilité, sur le taux de majoration des heures supplémentaires, sur le seuil des entreprises concernées), la loi Aubry vide les 35 heures de leur potentiel de création d’emplois et risque de tuer pour longtemps la perspective de la semaine de 32 heures en quatre jours. En même temps, les déclarations répétées de Dominique Strauss-Kahn enterrent sine die l’idée d’un « grand soir fiscal ».
2. Une reconquête résolue de l’espace public, qui passe notamment par une défense et une démocratisation des services publics dans la perspective de services publics européens, par la réhabilitation de la notion d’appropriation sociale du bien commun contre les effets de la dérégulation marchande en matière de pollution, d’urbanisation, d’aménagement du territoire, d’utilisation des ressources naturelles (comme l’eau) ou de l’énergie.
3. Un nouveau pacte de la société avec son école, en tant que service public et laïque, répondant aux conditions nouvelles de l’éducation de masse. Loin de se réduire à la défense illusoire d’un âge d’or mythique qui n’a jamais existé, un tel pacte suppose, à l’inverse des contre-réformes éducatives en cours, un engagement massif du pays pour des changements d’ampleur portant sur les contenus enseignés, les méthodes pédagogiques et l’amélioration égalitaire des équipements matériels et des taux d’encadrement.
4. Un système de solidarité élargie, complétant un système de protection sociale par répartition (une assurance mutuelle généralisée) assis sur les cotisations salariales par un impôt de solidarité sociale sur le capital, l’outil de travail et les mouvements financiers (une taxe Tobin à l’échelle au moins européenne).
5. Une réorientation radicale de la construction européenne, opposant à la logique libérale de Maastricht et d’Amsterdam, non le slogan évasif d’une Europe sociale, mais des critères de convergence sociaux concrets en matière d’emploi, de salaires, de protection sociale, de droit du travail ; ainsi que la reprise en main de l’outil monétaire, à travers un processus constituant destiné à organiser l’Europe politique à partir d’une subsidiarité ascendante où chaque transfert de compétence à l’échelon supérieur soit débattu, décidé ou ratifié, à l’échelon inférieur.
Ces pistes traduisent une autre idée de l’urgence et des priorités. Une autre idée aussi de la société et de la république.
Le Monde du 11 septembre 1998