Daniel Bensaïd (1946–2010)

Tariq Ali, The Guardian, 14 janvier 2010

Le philosophe français Daniel Bensaïd, qui vient de mourir d’un cancer à l’âge de 63 ans, était l’un des intellectuels marxistes les plus doués de sa génération. En mars 1968, avec Daniel Cohn-Bendit, il avait participé à la formation du Mouvement du 22-Mars, l’organisation qui a été un des détonateurs du soulèvement de mai et juin. Bensaïd était un très grand orateur, il était à son meilleur quand il défendait ses idées devant des foules nombreuses d’étudiants et de travailleurs. Il captivait ceux qui l’écoutaient, comme j’ai pu le voir à Toulouse sa ville natale, devant 10 000 personnes, quand nous étions à la tribune d’un meeting de soutien à Alain Krivine, un des leaders du soulèvement, alors en campagne électorale pour les élections présidentielles (1969) au nom de la Ligue communiste.

Les analyses pénétrantes de Daniel Bensaïd étaient toujours accessibles, jamais pédantes. Ces idées s’inspiraient d’un marxisme classique – Marx, Lénine, Trotski, Rosa Luxemburg, les références de l’époque –, mais sa pensée et sa manière de la présenter étaient bien à lui. Ses écrits philosophiques et politiques ont un côté lyrique (pas facile à rendre en anglais)… D’ailleurs pendant certaines réunions particulièrement ennuyeuses du comité central, il n’était pas rare de le voir plongé dans la lecture de Proust.

En tant que dirigeant de la LCR et de la IVe Internationale, Bensaïd a énormément voyagé en Amérique du Sud, en particulier au Brésil, où il a joué un rôle important dans l’organisation du PT, le Parti des travailleurs, actuellement au pouvoir avec le président Luiz Inácio Lula da Silva. C’est au Brésil qu’une imprudence a raccourci la vie de Daniel. Il a contracté le sida, et pendant les 16 années qui ont suivi, il a été dépendant de traitements qui lui ont permis de vivre mais dont les effets secondaires ont été fatals : un cancer l’a tué.

Physiquement, il n’était plus que l’ombre de lui-même, mais son esprit n’était pas affecté et il a produit plus d’une douzaine de livres sur la politique et la philosophie. Il a écrit sur ses origines juives, celles aussi de nombre de ses camarades, expliquant comment cela ne les avait jamais poussés vers un sionisme aveugle et irréfléchi. Il détestait les politiques identitaires, et dans ses deux derniers livres (Fragments mécréants, 2005, et Éloge de la politique profane, 2008) il explique comment elles servent de substitut à toute pensée critique.

Il était le principal intellectuel marxiste français, régulièrement invité des plateaux de télévision, auteur d’essais et de critiques pour Le Monde et Libération. À une époque où une grande partie des intellectuels français avait abandonné le marxisme et adopté la pensée néolibérale, Bensaïd restait un marxiste convaincu mais sans la moindre trace de dogmatisme. Dans les années soixante déjà, il fuyait les clichés de la gauche révolutionnaire et réfléchissait de manière créative, n’hésitant pas à remettre en cause les dogmes de l’extrême gauche.

À Toulouse, Bensaïd avait été un élève brillant des lycées Bellevue et Fermat, mais ce sont avant tout ses parents et leur milieu qui l’ont formé. Son père, Haïm Bensaïd, était un juif séfarade né dans une famille pauvre de Mascara, en Algérie. Il avait été serveur dans un café à Oran avant de découvrir sa vraie vocation : la boxe. Il avait été champion poids welter d’Afrique du Nord.

La mère de Daniel, Marthe Starck, était une Française forte et énergique issue d’une famille ouvrière de Blois, dans le centre de la France. Elle s’était installée à Oran à 18 ans, et elle était tombée amoureuse du boxeur. Cela avait choqué les colons français qui avaient tenté par tous les moyens de la dissuader d’épouser un juif. Ils lui disaient qu’elle attraperait une maladie vénérienne et qu’elle aurait des enfants anormaux…

Quand la France a été occupée par les Allemands, une grande partie de l’élite du pays a choisi la collaboration avec Vichy. L’administration coloniale française a suivi et le père de Daniel a été arrêté en tant que juif. Il réussit à s’échapper du camp de prisonniers de guerre et partit précipitamment pour Toulouse, où Marthe l’aida à obtenir de faux papiers. Sous sa nouvelle identité, il ouvrit un bar, le “Bar des amis”. Contrairement à ses deux frères disparus, il survécut à l’occupation, principalement grâce à sa femme qui avait le certificat de « non-appartenance à la race juive », donné par Vichy.

Dans Une lente impatience (2004), ses émouvantes mémoires, Daniel rappelle que les mesures barbares prises par Vichy avaient été mises en place quelques décennies seulement avant 1968. Il décrit le “Bar des amis” comme un lieu cosmopolite fréquenté par des réfugiés espagnols, des Italiens antifascistes, d’anciens combattants de la résistance et de nombreux travailleurs ; c’était également le lieu de réunion de la section locale du PC. Sa mère était farouchement républicaine, défendant passionnément la Révolution française (Marthe a refusé pendant dix ans de parler à un membre de sa famille qui avait osé regretter que les révolutionnaires aient guillotiné Louis XVI et Marie-Antoinette après avoir vu un reportage télévisé consacré à la monarchie britannique…). Il aurait été étonnant que le jeune Daniel devienne monarchiste !

Révolté par le massacre des Algériens à Paris en octobre 1961 (massacre ordonné par Maurice Papon, le préfet de police par ailleurs ancien collaborateur nazi), Daniel a rejoint l’UEC, l’union des étudiants communistes. Il a vite été irrité par l’orthodoxie du PCF. Il a donc rejoint l’opposition de gauche organisée par Henri Weber (actuellement sénateur PS) et Alain Krivine au sein de l’UEC. La révolution cubaine et l’odyssée de Che Guevara ont fait le reste. Ces dissidents étudiants ont été exclus du PC en 1966.

Cette même année 1966, Bensaïd est reçu à l’École normale supérieure de Saint-Cloud. Il s’installe à Paris où il participe à la fondation de la JCR, la Jeunesse communiste révolutionnaire par les jeunes dissidents du PC inspirés par Guevara et Trotski ; cette organisation est à l’origine de la LCR.

La dernière fois que je l’ai vu, il y a quelques années, dans un de ses cafés préférés du quartier Latin, Daniel était plein d’énergie. La maladie ne lui avait pas enlevé la volonté de vivre ou de penser. La politique était sa vie. On a parlé des révoltes sociales en France, on s’est demandé si elles seraient suffisantes pour entraîner un vrai changement. Il a haussé les épaules. « On ne le verra sans doute pas de notre vivant, mais on continue le combat. Qu’y a-t-il d’autre à faire ? ».

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