Daniel Bensaïd, ce passé plein d’à-présent

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Texte écrit à l’attention de Carmen Castillo pour son projet de film, Daniel Bensaïd en étant le centre, la « colonne vertébrale ».

La première vertu des révolutions, c’est d’ouvrir l’horizon des possibles. Pour les conservateurs, tenants des désordres établis et des ordres injustes, l’histoire est toujours écrite par avance, pavée de fatalités et de déterminismes, de pesanteurs économiques et de sujétions politiques. Quand, à la faveur de l’événement révolutionnaire, les peuples surgissent sans prévenir sur la scène, c’en est soudain fini de ces fausses évidences et de ces illusoires certitudes. L’histoire s’ouvre alors sur d’infinies possibilités et variantes où la politique redevient un bien commun, partagé et discuté, sur lequel la société a de nouveau prise.

Telle est, en cette année 2011, la portée universelle de la bonne nouvelle annoncée par le peuple tunisien avant que tous les peuples arabes s’en emparent, de l’Égypte au Yémen, du Maroc à la Syrie. Nous ne sommes qu’aux prémices d’un cycle historique sans précédent qui, en faisant surgir les aspirations démocratiques et sociales dans le monde arabe et, plus largement, le monde musulman, ébranle aussi nos propres pays. Entre fraternisation des peuples ou réactivation des peurs, nous ne savons pas encore quelle direction prendra cet écho européen et, plus particulièrement, français de l’événement arabe. Mais nous vivons déjà son impact.

Pendant que le pourtour méditerranéen s’ébranlait, la plaquette d’un jeune homme de 93 ans passait en France de mains en mains, de générations en générations, démultipliant l’impact de son seul titre en forme d’injonction : Indignez-vous ! Le succès du livre de Stéphane Hessel, ce cri lancé depuis d’anciennes résistances, fait écho à l’événement arabe : entre inquiétude et espérance, tradition et modernité, passé et présent, notre époque cherche à tâtons, sans programme établi, le chemin d’invention du possible, de l’improbable et de l’inédit qui la sortira de l’ornière des fatalités et des servitudes, des impuissances et des résignations.

Alors que la parole de Hessel fait le tour du monde jusqu’en Chine, Indignez-vous ! est ainsi devenu le mot d’ordre de ralliement des « Indignés » espagnols, mouvement d’exigence radicalement démocratique, sociale et écologique aux contours indistincts et aux formes inédites. L’Espagne, ce pays plus cher que d’autres à ce Toulousain de naissance que fut Daniel Bensaïd (1946-2010) où parut, quelques mois avant sa mort à Paris, le 12 janvier 2010, sa dernière interview.

« Pourquoi lutter aujourd’hui ? », lui demandait le journaliste madrilène de Publico en octobre 2009 à l’occasion de la parution en espagnol de son livre, Éloge de la politique profane. Or la réponse de Bensaïd fait totalement écho avec notre présent : « Auparavant, notre religion de l’Histoire nous disait qu’il y aurait une lutte finale, que, forcément, nous gagnerions. Aujourd’hui, il faut nous débarrasser des fétiches, de cette religion de l’Histoire, accepter l’incertitude, faire nôtre cette politique profane, pensée comme un art stratégique. »

Si, face aux événements imprévisibles qui aujourd’hui, nous bousculent ou nous saisissent, face à leur tourbillon et à leur cavalcade, nous ne voulons pas nous retrouver aussi démunis et tétanisés que des lapins pris dans des phares dont le faisceau lumineux les aveugle, il nous faut d’urgence cheminer avec Daniel Bensaïd, cet homme dont non seulement l’œuvre mais la figure, la démarche et le parcours, incarnent cela même qui se joue actuellement autour de nous : l’attente de l’événement, son étonnement, ses surprises et ses virtualités. Avec lui, en sa compagnie, nous pouvons tirer un fil d’intelligibilité qui, pour autant, ne prétende aucunement détenir la morale d’une histoire à venir, incertaine et chaotique.

Cet homme-là fut aussi discret qu’entêté prophète, dans l’austérité d’un engagement qui était une forme de vie – une morale, en somme. Tout début 2001, à l’orée d’une décennie qui allait nous faire entrevoir la barbarie latente de la mondialisation heureuse dont s’étaient bercées les années 1990 après la crise sociale des années 1980, il publiait ses Théorèmes de la résistance à l’air du temps, sous l’intitulé Les Irréductibles. Tout l’homme, cette façon de lier l’engagement politique et l’esthétique personnelle, la conviction et l’élégance, le fond et la forme, est résumé dans les derniers mots de ce précis de résistance où l’on trouve déjà, par anticipation, l’injonction de Stéphane Hessel : « L’indignation est un commencement. Une manière de se lever et de se mettre en route. On s’indigne, on s’insurge, et puis on voit. On s’indigne passionnément, avant même de trouver les raisons de cette passion. On pose les principes avant de connaître la règle à calculer les intérêts et les opportunités : “Puisses-tu être froid ou chaud, mais parce que tu es tiède, et ni froid ni chaud, je te vomirai de ma bouche”. »

L’ultime citation est extraite de l’Apocalypse de Saint Jean… Preuve, s’il en était besoin, que la vie militante et l’œuvre intellectuelle de Daniel Bensaïd, ce marxiste, trotskiste et communiste révolutionnaire selon nos étiquetages et classements modernes, témoignent d’une histoire plus ancienne, plus longue et, sans doute, sans fin. La fidélité entêtée qui fut la sienne aux engagements radicaux – démocratiques, sociaux, internationaux, écologiques, vitaux en somme – des années 1960 n’était en rien l’immobilité d’une jeunesse qui n’aurait pas su grandir et vieillir.

S’il restera comme la figure sans pareille de ce que ces années-là ont eu de meilleur, de plus intègre et de plus absolu, c’est parce qu’il s’évertua à préserver non pas d’hypothétiques, aléatoires et provisoires solidarités générationnelles, mais la longue durée des révoltes et des indignations, des refus et des colères, des principes et des exigences – en un mot, de l’espérance.

Par nos temps d’incertitude et de transition, d’ébranlement et de décentrement du monde, la trace inscrite par Daniel Bensaïd pour demain et après-demain fut celle du sens des héritages et de l’intelligibilité du réel. Comme ces amers qui guident les marins au milieu des tempêtes, il se voulut tranquillement inflexible quand, tout autour, les girouettes tourbillonnaient et les feux follets s’agitaient. Ne pas perdre le fil de la raison, ne pas égarer les repères, ne pas effacer la mémoire…

Si, dans cette attitude, le style a sa part, en ce qu’il est façon de se tenir et de se vouloir, vie et œuvre imbriquées, ce n’était pas pour autant posture esthétique, comme s’empresseront de le penser, parfois en toute bonne foi, les tenants du moindre mal et des moindres mesures. « L’œil de la poésie voit parfois beaucoup plus loin que celui de la politique », écrivait-il en conclusion d’Une lente impatience (2004), avant de citer l’ultime manifeste surréaliste d’André Breton, appel à secouer tous les carcans qui éternisent l’exploitation de l’homme par l’homme.

Glissés en exergue de chapitres, deux vers de Paul Valéry soulignaient ce qui, ici, est en jeu : « C’est en quelque sorte l’avenir du passé qui est en question » ; « Qu’est-ce qu’une théorie, si ce n’est préserver l’usage du possible ». Autrement dit, sauver un passé plein d’à présent et préserver l’irruption des possibles. Ce rappel insistant fut sa leçon de vie, et c’est pourquoi elle porte aujourd’hui bien au-delà de sa seule famille politique, la LCR, puis le NPA, interpellant toutes les gauches dans leur diversité, non seulement en France mais sur tous les continents. Figure de Mai 68, membre du mouvement du 22-Mars à l’université de Nanterre, fondateur de la Jeunesse communiste révolutionnaire, puis de la Ligue communiste, longtemps arpenteur des luttes révolutionnaires latino-américaines et inlassable observateur des sursauts du monde, Daniel Bensaïd est d’extrême actualité justement parce qu’il n’a cessé d’inscrire ses engagements dans une autre temporalité que l’immédiateté.

Par conviction autant que par morale : avec cette certitude, chevillée à l’âme, que les arrangements avec le présent corrompent les idéaux de l’avenir. « Comment peuvent-ils abandonner si vite ? s’interrogeait-il dans Mai si ! (1988), publié pour les vingt ans des événements de 1968. Pourquoi ces hérétiques se sont-ils si facilement convertis ? À croire que leur hérésie ne fut jamais qu’un snobisme. » C’est parce qu’il n’a pas abandonné, sans pour autant s’enfermer dans une citadelle sectaire et dans une posture recluse, qu’il est sans doute, en France, la figure qu’il importe, aujourd’hui, de convoquer au plus vite.

Celle la plus à même de faire lien avec la jeunesse qui s’impatiente et s’ébranle.

Edwy Plenel
Paris, le 13 juin 2011


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