L’agitateur politique en philosophie ne désarme pas : la preuve, son dernier essai, Éloge de la politique profane. Portrait de la tête pensante de la Ligue communiste révolutionnaire, un moraliste chez les révolutionnaires.
Au premier étage d’un restaurant sud-américain du Paris populaire, une petite salle surchauffée où s’étirent des volutes de fumée. Ce soir, Daniel Bensaïd est de sortie. Il assiste à une réunion de section d’arrondissement de la Ligue communiste révolutionnaire. Le patron de l’établissement, qui prête la salle gracieusement, sert du vin en carafe. Deux ou trois militants se singularisent en exigeant du Coca-Cola. Une commande qui fait sourire leurs camarades, pour l’essentiel des adhérents de la LCR, sans compter quelques syndicalistes de Sud ou des militants d’associations de soutien aux sans-papiers. L’ordre du jour est chargé : la définition de la stratégie de la Ligue pour les prochaines municipales, en mars 2008. Chacun prend la parole après s’être dûment inscrit auprès d’un camarade qui officie comme greffier. Pendant près de trois quarts d’heure, Daniel Bensaïd écoute, attentif et songeur. De temps en temps, il griffonne quelques mots sur la nappe en papier. Quand les débats commencent à s’ensabler, il intervient, avec cet accent ensoleillé qu’il a rapporté de son enfance toulousaine, avant de se faire adopter par le Paris insurrectionnel : « La vérité, c’est qu’on a eu droit dans cette ville à une politique qui a systématisé depuis des décennies le refoulement et l’exclusion, avec, d’un côté, le Paris capitale, le Paris monumental ; de l’autre, le Paris Commune. Jusque dans la symbolique, les grands travaux de Mitterrand – la pyramide du Louvre, l’arc de triomphe de la Défense – ont renforcé la bipartition. Il faut vraiment qu’on avance des idées sur la réorganisation Paris périphérie. »
Des réunions comme celles-là, le maître de conférences de philosophie à l’université Paris-VIII de Saint-Denis en anime plusieurs par mois. C’est que « Bensa » incarne un type d’homme dont le discours omniprésent sur la « génération 68 » a tendu à faire oublier l’existence : celui du marxiste indéfectible, inoxydable. Lui qui est né en 1946 dans les faubourgs de la Ville rose, d’un père bistrotier et d’une mère modiste, a réussi jusqu’ici un parcours inaccessible à ce qu’il appelle les « tentations thermidoriennes » qui jalonnent la plupart des trajectoires de sa génération.
Un parcours, surtout, qui concilie adroitement la philosophie et le militantisme, l’étude des textes et l’agit-prop. « Bensa », ce n’est pas « Mister Daniel, d’un côté, et Dr Bensaïd, de l’autre », confie, goguenard mais sincèrement admiratif, un vieux camarade de Normale sup. Le lutteur et le penseur additionnent depuis quarante ans leurs énergies, sans tiraillement, sans schizophrénie, sans rupture – ou tout au moins en apparence. Car porter deux « casquettes » ne va pas de soi en un moment où la théorie semble s’être réfugiée dans sa tour d’ivoire et où les militants, pour beaucoup, sont pris de scepticisme et retirent leur crédit aux grands récits idéologiques. Bensaïd, lui, se réfère à l’expression qu’employait Louis Althusser pour qualifier son cumul des vocations : « agitateur politique en philosophie ».
Dette intellectuelle
Un agitateur politique en philosophie ? « Il se trouve, plaide-t-il, que j’appartiens, depuis le milieu des années soixante, à une tradition politique qui n’a jamais cherché à se doter d’une orthodoxie idéologique ou philosophique. Par ailleurs, j’ai toujours revendiqué mon militantisme, y compris partisan, comme un principe de réalité, de responsabilité et d’humilité, consistant à ne pas croire qu’il y a une vérité philosophique comme en surplomb des pratiques sociales. »
Feu sur l’idéalisme, au sens philosophique du terme… Parce qu’il ne conçoit pas de séparation étanche entre la pensée et les pratiques sociales, Daniel Bensaïd, dans son nouvel essai, Éloge de la politique profane1, qui paraît en même temps qu’un pamphlet de haute tenue intellectuelle consacré à Bernard-Henri Lévy2, prend – ou plutôt reprend – en charge le concept d’émancipation, en commentant l’un des derniers textes de Jacques Derrida, disparu en 2003 : « Rien ne me semble moins périmé que le classique idéal d’émancipation. » Cet hommage au père de la déconstruction ne s’explique pas seulement par la certitude d’une dette intellectuelle : c’est aussi un geste politique. Surtout depuis l’avènement de la « rupture » sarkozyenne, Bensaïd ressent un approfondissement de la réaction thermidorienne, une intensification de la restauration, une accentuation des régressions en cours. C’est le triomphe de la « marchandise ventriloque ». Pour illustrer son propos, il mobilise Heinrich Heine : « Le mercantilisme jubile, l’égoïsme est en liesse, et les meilleurs hommes doivent prendre le deuil. »
Les « meilleurs hommes », ce sont d’abord, à l’en croire, les hommes politiques progressistes. « Aujourd’hui, comme dans les ruines de l’entre-deux-guerres, s’alarme-t-il dans son essai, gisent à terre les politiciens en qui les opprimés avaient mis leurs espoirs. » Et, comme hier, ajoute-t-il en citant Walter Benjamin, « ils aggravent encore leur défaite en trahissant leur propre cause. Entre alors en scène le cortège bariolé des faiseurs de miracles, des rebouteux de l’âme, des marchands de bonheur domestique climatisé ; l’imposant aréopage des économistes fatalistes et la bruyante cohorte des magiciens doctrinaires, qui tracent sur la comète les plans improbables du meilleur des mondes possibles ».
Résistera la logique capitaliste
Bensaïd ne s’effraie pas seulement du tour pris par le choix de la gauche en 1983, la mondialisation et ses effets sur les nouvelles inégalités ; il s’alarme que l’espace public se réduise comme peau de chagrin, que la politique s’efface devant les décrets d’une économie automate et, la nature sociale ayant horreur du vide, que « la cote des idoles et du sacré remonte en flèche », volatilisant l’héritage de la laïcité.
Face à la « poussée des intérêts privés » qui combine le fétichisme bling-bling de la marchandise et les assignations à résidence cultuelles, rien n’est plus important que de contrer « la désespérance de la politique ». Ainsi « céder, ne serait-ce qu’un peu, sur le concept d’émancipation » reviendrait à « capituler beaucoup devant les puissances d’argent et des armes ».
L’urgence ? Résister aux empiétements d’un capitalisme financier plus présent et plus impitoyablement déréglé que jamais. Mais si, pour Bensaïd, l’actualité de la pensée de Karl Marx et la justesse de sa prophétie ne font aucun doute, ce corpus doctrinal ne donne pas pour autant, en lui-même, une direction pour s’orienter dans la mondialisation – et pour lui riposter. La limite de Marx : Sa « philosophie de la praxis » n’assume pas la dimension stratégique de la politique. Il n’indique pas « comment se constitue une alternative et comment briser le cercle vicieux de l’aliénation ».
Celui que ses camarades ont baptisé « le garde rouge » depuis les années soixante-dix assume sa divergence radicale avec les convictions dominantes de notre époque. Face à la « contre-réforme » qui se profile, l’esprit d’utopie, souvent invoqué et appelé à la rescousse, apporte, selon lui, moins de solutions qu’il ne crée de problèmes. Pour Bensaïd, il constitue même le piège suprême. Dans Éloge de la politique profane, Bensaïd veut déjouer ce piège. Il brocarde les utopies dans tous leurs déguisements successifs : l’utopie néokeynésienne, l’utopie communicationnelle de Jürgen Habermas, l’utopie de la décroissance. Autant d’échappatoires théoriques qui, loin de freiner l’emballement du libéralisme ou d’enrayer les logiques restauratrices, n’auraient fait, à l’en croire, que donner un second souffle au « cercle vicieux de l’aliénation ». En l’occurrence, cette critique tous azimuts de l’utopie s’élargit à l’ensemble des mouvements qui « rêvent d’en revenir à un monde artisanal de petits producteurs indépendants et de chaleur familiale, qui ferait tourner à rebours la roue de la division sociale du travail ». L’altermondialisme serait-il la dernière en date des effervescences utopiques ? En tout cas, poursuit Bensaïd dans son livre, « le rêve d’une “relocalisation générale” de la production comme alternative aux affres de la mondialisation marchande aboutit à la nostalgie d’une autarcie communautaire ». Mais, alors, pourquoi ne pas retirer tout crédit au bouillon de culture antilibéral et technophobe où les extrêmes gauches, ces dernières années, ont eu passablement tendance à recycler leurs luttes ? Sur ce point, subitement, il se fait plus discret, presque évasif. Il ne faut pas désespérer Besancenot. La vérité, c’est que, tout en évitant les attaques frontales, Bensaïd entretient depuis plusieurs années la polémique avec le « pape » de l’altermondialisme américain, John Holloway. Comme à d’autres théoriciens de la mondialisation alternative, il reproche à l’auteur de Change The World Without Taking Power de tirer une conclusion erronée de ce qu’il appelle la « perte de l’espérance » : sous prétexte que nous aurions « rétréci notre horizon et réduit nos attentes », Holloway estime qu’il est devenu ridicule de s’accrocher aux grands récits de l’émancipation. Il recommande de s’en tenir à des récits singuliers tels que le combat des minorités. Une illusion sociale, s’indigne Bensaïd, qui a pavé la voie des microluttes et des microrécits « postmodernes » qui font bon marché de l’exigence d’émancipation et d’égalité3.
Prophétie profane
Une ou deux questions encore : Bensaïd est-il autant libéré qu’il le prétend de l’esprit d’utopie et de sa sourde résignation au monde « comme il va » ? En quoi la découverte du messianisme l’a-t-elle prémuni contre l’utopie ? Il s’enorgueillit, notamment depuis son livre consacré à Walter Benjamin, Sentinelle messianique (Plon)4, d’avoir retrouvé les voies d’un marxisme hétérodoxe, attentif aux discontinuités et riche d’une idée de l’histoire reposant sur les notions d’attente, de réveil, de remémoration. Il explique volontiers qu’à partir des années quatre-vingt, par d’obscures coïncidences, il a été conduit à s’intéresser à la Kabbale et à la mystique juive. Dans le sillage de cette redécouverte du judaïsme – dont on comprend mal qu’elle le rende si intransigeant envers les intellectuels de sa génération que ce judaïsme retrouvé a conduits à aimer Israël, à commencer par Bernard-Henri Lévy –, Bensaïd raconte volontiers sa rencontre avec l’Éternité par les astres, de Blanqui, et la commotion que ce texte a provoquée en lui : « Exhumées par Benjamin de la grande hibernation des bibliothèques, les “bifurcations” stratégiques de Blanqui laissaient entrevoir un autre rapport entre histoire et événement, règle et exception, répétition infernale de la catastrophe et irruption messianique du possible. » Et il assure que Blanqui, additionné aux textes juifs, l’a libéré de la tyrannie de l’avenir. Plutôt qu’une utopie, le texte de Blanqui dessine selon lui les contours d’une prophétie profane. Une prophétie profane « qui ne garantit pas un avenir en forme de destin, [mais] alerte au conditionnel sur la probabilité d’une catastrophe, qu’il est encore temps de conjurer ».
C’est ainsi, en tout cas, que la tête de la LCR se plaît à attendre « la petite fille Espérance »…
Alexis Lacroix, Marianne, 2 au 8 février 2008
- Éloge de la politique profane, Albin Michel, décembre 2007.
- Un nouveau théologien : Bernard-Henri Lévy, de Daniel Bensaïd, éditions Lignes, janvier 2008.
- « Et si on arrêtait tout ? », de Daniel Bensaïd, Revue internationale des livres et des idées, n° 3.
- Réédition 2010 aux Prairies ordinaires.