Michel Husson
Lettre de démission de la LCR
24 décembre 2006
Chers camarades,
C’est après mûre réflexion que je vous adresse cette lettre de démission. La raison en est assez simple : la direction de la LCR l’a entraînée sur une voie sectaire qui lui fait tourner le dos au mouvement de masse. Surenchères programmatiques, analyses unilatérales, sous-estimation du potentiel des collectifs unitaires se sont multipliées au cours des mois.
La LCR porte une lourde responsabilité dans l’échec prévisible du processus en ayant choisi de faire cavalier seul et de laisser ainsi le champ libre au PCF. Et elle sera durablement considérée comme coresponsable de cet échec. Croire que la nouvelle force anticapitaliste pourra se faire sans les hommes et les femmes engagés dans les collectifs est une fuite en avant qui ne pourra être redressée facilement.
D’un point de vue plus personnel, enfin, mon mode d’intervention est devenu incompatible avec l’appartenance à une organisation qui fait le contraire de ce que je peux raconter.
Cette démission est donc une mise en conformité intellectuelle qui entraîne d’autres choix plus concrets, destinés à rendre la rupture effective : – je n’écrirai plus dans la presse de la Ligue (Rouge, Critique communiste ou Inprecor) ; – je demande mon désabonnement de ces publications ; – je ne participerai plus au GTE, aux actions de formation ou à l’université d’été ; – je cesse de verser des cotisations et demande donc que soit mis fin à mon prélèvement automatique.
Bien unitairement Michel Husson
Daniel Bensaïd
Lettre à Michel Husson
Paris le 5 janvier 2006
Cher Michel,
Je te remercie de tes meilleurs vœux et t’en souhaite évidemment de réciproques. Mais j’en profite aussi pour réagir à ta lettre de démission. Non pour te convaincre d’y renoncer car je sais bien que ce serait peine perdue. Mais pour se quitter – politiquement s’entend – par une explication un peu moins laconique. Ta décision en effet m’attriste, mais elle ne me surprend pas. Mettant un terme à un engagement de longues années dans et avec la Ligue elle appellerait autre chose qu’un constat quelque peu expéditif. C’est une question de respect pour le passé et une façon de ne pas préjuger de l’avenir.
Que le dénouement de la bataille pour des candidatures unitaires laisse des frustrations et des ressentiments durables, je n’en doute pas. Ces frustrations et ressentiments seront d’autant plus amers que l’expérience aura été vécue dans la confusion politique.
Que la Ligue doive examiner sa part de responsabilité, je n’en doute pas non plus. Nul ne saurait prétendre que nous avons fait un sans-faute, et je suis pour ma part convaincu que l’adoption dès le congrès de janvier 2006 de la position votée par la CN de juin nous aurait permis de nous engager plus tôt et plus offensivement sur une démarche plus claire.
Ceci dit les responsabilités sont très – et très inégalement – partagées. Mais c’est sans doute sur ce point que nous divergeons le plus.
1. Pour moi, il faut repartir de l’appréciation de la situation politique de ces dernières années, et notamment de l’effet durable du Non au référendum. Ce clivage était et demeure (on en reparlera dans la perspective de 2008) très important sur la scène française et européenne. Il était cependant illusoire d’y voir un point de rupture suffisant et définitif, assez solide pour constituer la base programmatique d’une recomposition politique. Les signaux marquant les limites de cette dynamique sont venus très vite : synthèse du Mans, tentation du PC d’y voir dans un premier temps un pas positif vers le rassemblement de toute la gauche, déroute de la gauche des Verts, projet socialiste, montée en puissance de Ségolène et échec de Fabius-Mélanchon… Même la crise d’Attac n’est pas étrangère à ce climat. Les ralliements de Montebourg et Chevènement parachèvent la ségolénisation à gauche et la cicatrisation (au moins provisoire) des blessures référendaires (ainsi que le constatait assez lucidement Noblecourt récemment dans Le Monde).
2. Cette dynamique du Tout-sauf-Sarkozy était prévisible, et en l’absence de victoires sociales significatives (à moins de surestimer la portée de la victoire – très importante par sa rareté même – de la lutte anti-CPE), elle s’inscrit dans une dynamique spectaculairement illustrée par le ralliement de Refondation communiste (RC) à la majorité prodiste en Italie, au prix que l’on sait. Il y a là une donnée de la situation dont il faut prendre la mesure. La remontée du mouvement social n’a pas produit de recompositions politiques équivalentes, de sorte que, devant l’insuffisance des luttes et « du mouvement des mouvements », les espoirs de changement (ou de moindre mal) se reportent sur le terrain électoral et politique, et c’est malgré tout au profit des forces politiques jouissant d’une certaine crédibilité gouvernementale. De sorte que le chemin peut être très court entre une rhétorique de la radicalité et le pseudo-réalisme parlementaire. On le voit en Italie (en Allemagne sous une autre forme), on le verra peut-être en Hollande, et probablement en France. Dans ce contexte il me semble irresponsable d’avoir fait miroiter une candidature antilibérale à deux chiffres ou « pour la gagne » (que l’illusion existe chez des militants est une chose, que des militants expérimentés l’entretiennent sans y croire est pure démagogie), ou d’avoir prétendu que la candidature Ségolène « ouvrait un boulevard » à la gauche de la gauche. Ce n’est pas du tout ce qui se passe. Et si le boulevard avait été aussi large, il n’aurait pas été de la capacité de la Ligue de le réduire à une ruelle.
3. Pour en venir aux responsabilités plus immédiates. Celle du PC fait aujourd’hui la une (symétrique parfois à celle de la Ligue dans la rubrique journalistique sur les « jeux d’appareils » et autres « intérêts de boutique »). On lui reproche à cris d’orfraies son hold-up sur les collectifs. Ce n’est pas, à mon avis, le bon reproche, même si, dans la dernière ligne droite, la direction du PC a conduit son affaire comme d’habitude à la hussarde et sans délicatesse (mais ceci était largement prévisible pour peu qu’on ne traite pas le PC comme un parti centriste, hésitant par confusion, qu’il suffirait de pousser un peu en chuchotant à l’oreille de quelques dirigeants pour qu’il bascule du bon côté). En réalité le PC avait besoin pour des raisons internes d’une candidature propre mais en essayant de lui obtenir une onction unitaire (comme aux régionales). Ce que l’on peut lui reprocher en termes politiques (et non en termes de comportement), c’est d’avoir tout fait pour esquiver le débat d’orientation sur les alliances (qui pourtant sera inévitable à l’approche des échéances électorales) pour garder les mains libres et mener parallèlement ses négociations avec le PS (ce que tout confirme aujourd’hui, des déclarations de Jean Louis Bianco sur France Inter aux confidences de certains dirigeants communistes eux-mêmes). Ce n’est d’ailleurs que fort logique, et le surprenant, c’est que d’aucuns s’en surprennent. Mais, faute d’avoir mené avec le PC une discussion sur l’orientation en temps et en heure, lui reprocher d’avoir utilisé le rapport de force et ses ressources militantes (alors que le collectif national comptait sans doute sur la signature de ses maires et sur sa logistique), c’est dire que les militants du PC n’ont pas droit dans les collectifs au même poids que les autres.
4. Ce qui est vrai en revanche, c’est que pour ma part j’ai sous-estimé l’état d’avancée de la crise dans le PC et le prix qu’il aurait à payer aussitôt pour sa politique tortueuse, cherchant à jouer des deux mains, sur deux tableaux, pour gagner sur les deux. Le désaveu de la candidature Buffet par 20 % des votants dans le vote interne témoigne d’un profond malaise. Quelle en sera l’expression politique n’est pas joué d’avance. Cela dépendra de beaucoup de choses, comme toujours, des luttes et de leurs résultats, mais aussi du dénouement électoral. Nous avons maintenant connu plusieurs générations oppositionnelles sur des questions démocratiques mais qui, effrayées par le risque de marginalisation se sont ralliées au bercail d’une social-démocratie éclairée : de Fizbin à Fiterman en passant (dans une moindre mesure) par Juquin (sans parler de Llabres). Encore une fois, « l’espace de la radicalité » n’est pas un espace vide à occuper, mais un champ de forces contraires dans lequel continuent à jouer les lois de la physique (et notamment celle de l’attraction des corps). Le problème, c’est que, d’avoir permis au PC d’escamoter la question des alliances et du gouvernement (sous prétexte tantôt qu’elle était réglée dans le texte des collectifs, et tantôt qu’elle n’était pas d’actualité), a pour conséquence que les ruptures dans le PC se font pour l’heure sur des questions de méthode, autant ou plus que sur l’orientation, de sorte qu’on ne peut prétendre que ces ruptures s’inscrivent inéluctablement dans l’amorce d’une réelle alternative politique.
5. La responsabilité du collectif national (en tout cas de ses principaux animateurs) est pour moi au moins aussi importante dans ce scénario d’une débandade annoncée que celle de la direction du PC. Ils ont cru pouvoir amadouer le PC en refusant de répondre aux questions (et à la question centrale posée par la Ligue) ou en prétendant qu’elle était réglée (ce que contestaient les dirigeants du PC comme la direction de la Ligue). Ils ont cru l’amadouer en renonçant très vite à la candidature Bové (pourtant la plus susceptible de rassembler, malgré ses faiblesses, si un accord politique avait abouti), probablement en imaginant qu’une candidature Autain ou Salesse serait plus acceptable par Bocquet, Gérin, Marchand… On connaît l’ultime avatar grotesque de cet aveuglement : la supplication d’une candidature salvatrice de Wurtz (à son insu sans son plein gré) le matin même des votes internes au PC. Il est assez lamentable au demeurant qu’un dirigeant de la Ligue se soit associé à cette démarche ridicule autant que désespérée et humiliante. On mesure d’ailleurs la taille des illusions régnant au sein du collectif en constatant qu’Yves et Clémentine ont maintenu jusqu’au bout leur concurrence self-defeating en dépit de leurs proclamations réitérées de désintéressement personnel : pourquoi, si tel avait été le cas, ne pas opposer une candidature unique apartidaire à celle de Buffet ?
6. Faire porter le débat avec le PC sur ses méthodes ne me paraît pas la meilleure discussion, car elle présuppose le caractère démocratique des collectifs de base et du consensus face au « passage en force » numérique du PC. Le consensus (ou la démocratie bantoue) est une procédure démocratique concevable (mais difficile, même si l’École émancipée y a survécu des décennies), sur la base d’une forte homogénéité du groupe social ou politique concerné, ou sur la base d’un fort accord préalable sur l’essentiel. Certaines questions essentielles pour la campagne (et au-delà) ayant été esquivées au lieu d’être discutée et clarifiée, il devenait inévitable de les trancher par le vote (car le consensus est une procédure lente, peu adaptée aux décisions d’urgence et aux agendas de campagne électorale). Cela me semblait évident et je l’ai dit dans une réunion publique à Dijon (la veille du retrait de Bové) au grand étonnement des camarades qui croyaient très sincèrement à la démarche du double consensus. Mais pour cela, il faut qu’il y ait au préalable consensus sur le consensus, ce qui n’est imaginable que dans un cadre de confiance mutuelle très fort entre partenaires indentifiables. Mais comment faire apparaître un consensus entre quelques milliers de militants qui pour la plupart n’ont eu qu’une ou deux réunions communes ? Les collectifs ont incontestablement grossi au cours de l’automne (même en décomptant ceux qui étaient une pure émanation des structures du PC), mais il s’agissait dans la plupart des cas de collectifs électoraux (pour les campagnes électorales à venir) avec très peu de pratique militante quotidienne, passée et présente, commune. Dans ces conditions, le vote devenait quasi inévitable, et cela pose – du moins pour moi – un problème démocratique de taille. Quelle est la légitimité d’un vote sans critères de délimitation, ou le dernier venu pousse la porte et vote, sans participation militante, sans engagement financier, sans discussion ni congrès. La démocratie exige toujours une certaine dose de formalisme. Le précédent des adhérents du PS à 20 euros est à cet égard inquiétant : les gens adhèrent pour voter et non pour militer. Craignons que, la démagogie anti-organisation aidant – cette « démocratie d’opinion », à logique plébiscitaire, ne contamine aussi la gauche radicale.
7. Nous aurons à tirer collectivement la part de responsabilité de la Ligue. Faible visibilité de la bataille unitaire en direction du PC (malgré les missives sans réponse et mal popularisées ou mises en valeur) ? Sans doute. Retrait précipité des militants de nombre de collectifs, bien que la motion de la CN ait décidé le contraire ? Sans doute aussi (je connais nombre de cas où la raison de ces retraits discrets fut la fonction des collectifs exclusivement polarisés sur les échéances électorales). Mais j’assume pour ma part pleinement l’orientation clarifiée par la CN de juin comme la plus limpide et la plus honnête : 1. La Ligue présente OB. 2. Elle le retirera si un accord intervient sur le contenu et notamment sur les alliances. 3. Elle continue à mener la bataille dans les collectifs. Que cette démarche n’ait pas été comprise par beaucoup de militants autour de nous et dans les collectifs c’est un fait. Pourtant le point 1 était logique : la discussion traînait (volontairement ou non) sans réponse à nos questions (et en écartant sans débat les amendements d’Aubagne présentés à la réunion nationale des collectifs, alors qu’ils posaient explicitement la question de la candidature de dirigeants d’organisation). Le point 2 était net : en cas d’accord, Olivier ne serait pas candidat ne pouvant prétendre représenter la diversité du courant unitaire issu du Non de gauche. Le PC n’a jamais pris un tel engagement, et il était un peu tard de le lui reprocher après les votes dans les collectifs. Il découlait de cette position qu’Olivier n’était pas le sixième candidat « disponible » à la candidature, comme certains le souhaitaient (y compris sincèrement) pour faire contrepoids à la candidate du PC. Si nous avions joué ce jeu (au profit d’un candidat ou d’une candidate « bonapartiste » et d’une prime à « l’inorganisé » de service, même si cette « inorganisation » est assez fictive), la crise des collectifs serait apparue comme la conséquence d’un affrontement d’appareil entre la Ligue et le PC, sans la moindre clarification politique. À supposer que, dans les têtes des animateurs, le texte adopté était sans équivoque sur la question des alliances, il aurait alors été facile de le confirmer et de l’expliciter à l’occasion de la désignation officielle de Ségolène à la candidature. Pourquoi ne l’avoir pas fait ? Parce qu’il y avait précisément problème, et que l’épisode des municipales de Bordeaux aurait dû suffire à le rappeler.
8. La LCR était donc prête à renoncer à sa candidature, mais les garanties devaient être à la hauteur du sacrifice. Intérêts de boutique ont dit certains (dont les éditorialistes de Libé, qui est aussi une boutique d’un autre genre – journalistique –, de même que le collectif national est la boutique des sans-parti ; il existe même des « individus libres » qui sont à eux seuls de – petites – boutiques). Un tel renoncement, il faut le mesurer, hypothèque durablement l’indépendance (donc la liberté politique d’une organisation). D’une part parce qu’une élection présidentielle n’est pas une élection parmi d’autres : elle distribue durablement les cartes et dessine les lignes de forces (nous en avons fait l’expérience de 1974 à 2002 !). D’autre part parce qu’elle a des conséquences matérielles en chaîne sur les moyens de présenter un certain nombre de candidats à l’élection législative, dont les résultats servent de base au financement public des partis, etc. Tout cela est certes trivial. Mais il n’en demeure pas moins que s’effacer de cette élection, même Bayrou l’a compris, entraîne une situation de subalternité durable vis-à-vis des grands piliers du bipartisme présidentiel en gestation. C’est envisageable. Mais il faut pour cela que le pari sur l’émergence d’une alternative ne soit pas à 1 000 (ou 1 million) contre un : autrement dit qu’existe un accord non total mais suffisamment clair sur l’essentiel (et la question gouvernementale en fait évidemment partie), et une pratique commune assez éprouvée pour donner des chances de viabilité à une force commune.
9. Encore une fois, les dégâts sont réels, mais la question d’une recomposition à gauche et d’une alternative reste structurellement posée. Bien évidemment la force militante, quelles que soient ses limites, réunie dans le collectif, de même que les militants du PC sont des composantes de l’équation, et il serait illusoire de miser sur une génération spontanée qui submergerait l’ancien en passant outre toute médiation. La question restera donc posée au-delà des élections, dans un contexte différent selon que la droite ou la gauche auront gagné, et selon qu’il y aura ou non des luttes sociales significatives. En tout cas, l’idée n’est pas de clore le chapitre, de siffler la fin de la récré et de rentrer chacun chez soi. Mais de comprendre qu’il s’agit d’une bataille unitaire et pas d’une veillée œcuménique. La trajectoire des courants critiques du PC est d’autant moins jouée d’avance qu’il n’existe pas une opposition (les rénovateurs), mais une nébuleuse avec de fortes caractéristiques locales et des différences importantes. Même s’il est prévisible que la pression institutionnelle pèsera lourd, il n’est pas non plus question de faire de cette expérience un clivage définitif avec la majorité des militants du PC ou de les insulter sur les méthodes au lieu de mener le débat de fond. Le débat doit continuer et les actions unitaires autant que possible. Enfin, le débat à mener avec une partie au moins des militants (et dirigeants) des collectifs est double. Sur l’orientation bien sûr : construire une alternative, et il y faudra de la patience ? ou simplement rééquilibrer la gauche, comme s’y résigne déjà Onfray ? Mais aussi sur la question des rapports entre organisations politiques et mouvements sociaux, qui est aussi, sous une autre forme, une question essentielle de la politique et de la démocratie.
10. Une dernière chose tout de même à propos des considérants de ta démission. Écrire que la Ligue a « tourné le dos au mouvement de masse » est pour le moins excessif et imprudent – à moins de réduire le mouvement de masse aux collectifs et au collectif national. Ce serait le signe d’une appréciation très sombre des masses et du rapport de forces. Et une raison de s’arc-bouter sur des principes pour résister à de forts vents contraires. Nous n’en sommes pas là. Le « mouvement des masses » est heureusement plus large et plus divers que nos microcosmes respectifs.
Ceci dit, et sans prétendre le moins du monde avoir sauvé mon âme, je te salue sans aucune rancune, avec toujours autant d’estime et d’affection. Et il va de soi, malgré tes refus de collaborer à toute publication de la Ligue (j’imagine que ce retrait vaut aussi pour L’Huma) que Contretemps comme la collection « La Discorde » te sont toujours largement ouvertes.
Amicalement Daniel
5 janvier 2007
www.danielbensaid.org