Publié en tribune dans Le Monde du 8 novembre 2000. Reproduit dans Le Nouvel Internationalisme, Daniel Bensaïd, Textuel, Paris 2003.
« En tant que rien », Alain Finkielkraut reproche aux signataires – 160 à ce jour – de l’appel paru dans Le Monde du 18 octobre de l’avoir signé « en tant que juifs » (Le Monde du 28 octobre). Cette démarche inhabituelle dont nous sommes partie prenante n’a, en effet, de précédent en France qu’une prise de position en 1982 de juifs contre l’invasion du Liban et contre les massacres de Sabra et Chatila. Elle nous paraît aujourd’hui justifiée par le refus de nous laisser enrôler, à notre corps défendant, au service de la politique répressive de l’État d’Israël. Car c’est bien là le sens de l’appel de Jean Kahn aux Juifs de France leur demandant de « s’identifier à l’État d’Israël » ; c’est ce qu’a repris Le Monde en titrant que « tous les juifs de France font bloc derrière Israël ». Or, identifier les juifs dans leur ensemble à la politique des dirigeants sionistes et permettre l’équation juifs = Israël, revient à les enfermer malgré eux dans une responsabilité collective à laquelle répond, presque inévitablement, une confusion, voulue ou non, entre antisionisme et antisémitisme.
Il nous est donc apparu nécessaire de briser, en « tant que juifs », l’escalade religieuse et communautaire pour revenir au fond politique de la question. Malheureusement, nombre d’intellectuels engagés dans la défense des droits nationaux des Bosniaques, des Tchétchènes ou des Kosovars, restent étrangement silencieux (si ce n’est pire) quand il s’agit des réfugiés et des camps palestiniens. À croire qu’une sorte « d’exception israélienne » interdirait de dénoncer l’occupation des territoires et la négation du droit des Palestiniens à leur souveraineté.
Commençons par préciser que nous ne tenons pas Yasser Arafat pour un héros de l’émancipation universelle. L’autorité palestinienne dispose d’un appareil administratif et répressif hypertrophié pour encadrer une société mutilée par le chômage, l’étranglement commercial et les contrôles militaires israéliens. Toutes les conditions sont ainsi réunies pour que puisse se développer une bureaucratie parasitaire, autoritaire et corrompue. Mais le fond du problème ne se limite pas aux rôles respectifs et aux personnalités d’Arafat, de Barak ou de Sharon ; et les critiques adressées au premier ne justifient en rien de renvoyer dos à dos l’armée israélienne et les lanceurs de pierre palestiniens, rendus coresponsables des violences.
Depuis les accords d’Oslo, routes stratégiques et routes de contournement découpent en lambeaux les territoires occupés. La colonisation de peuplement, qui s’est poursuivie sous tous les gouvernements israéliens au mépris des engagements pris à Oslo, n’a jamais cessé. Elle dépasse le chiffre de 350 000 colons juifs (dont 50 000 installés depuis « les accords de paix ») alors que la proclamation de l’État palestinien est chaque fois repoussée pour ne pas perturber la progression du « processus de paix ». Le contrôle des frontières, de la sécurité, de l’accès à l’eau reste aux mains d’Israël. Plus de 80 % de l’économie de Cisjordanie et de Gaza en dépend, de même que le trafic entre les zones autonomes. Tous les produits pétroliers proviennent d’Israël. Depuis 1993 le PNB des territoires a été divisé par deux et le chômage est monté en flèche. Le proto-Etat palestinien se trouve donc réduit à une peau de chagrin et à un « archipel » sans continuité territoriale.
Les résolutions 242 et 337 de l’Onu sur la restitution de territoires acquis par la force ne sont pas appliquées. Les accords d’Oslo sont même en deçà, qui en font « des territoires en discussion ». Les accords de Wye Plantation attribuent à l’administration palestinienne une zone représentant 18 % de la Cisjordanie, contre 71 % à Israël, et 10 % à une administration « mixte ».
Oui ou non, la politique de l’État d’Israël, la poursuite de l’implantation des colonies, l’étranglement économique, la non-application des résolutions de l’Onu ne sont-ils pas les premiers responsables de l’exaspération des populations dans les territoires occupés ? Oui, ou non, y a-t-il asymétrie entre l’État d’Israël, avec son armée suréquipée, d’un côté, et les insurgés de l’intifada, de l’autre (plus de 150 morts par balles du côté palestinien, au rythme quasi routinier de trois à six par jour, et une quinzaine parmi les Palestiniens israéliens, cela fait beaucoup de « balles perdues », comme ose l’écrire Bernard-Henri Lévy) ? Oui ou non, cette politique assignant à l’autorité palestinienne une tâche de maintien de l’ordre sur une population humiliée et poussée à bout n’aboutit-elle pas à laminer les forces palestiniennes laïques au profit des extrémistes religieux ? Oui ou non, cette confessionnalisation du conflit risque-t-elle de conduire à son internationalisation ?
Le processus de paix passe par la construction d’une confiance réciproque. C’est un patient apprentissage, fondé sur la reconnaissance de l’Autre et de ses droits égaux. Sept ans après les accords d’Oslo, le résultat est désastreusement inverse. Alain Finkielkraut admet d’ailleurs sans ambages que l’installation des colonies de peuplement, encouragée par les différents gouvernements israéliens depuis 1993, est « calamiteuse » et que « la tutelle israélienne reste plus étouffante que jamais ». Il reconnaît que cette politique soulève une « colère légitime » et « enflamme les rebelles ».
Ici même, l’Intifada palestinienne peut fort bien fournir une cause à des rebelles sans cause, exaspérés par le chômage, les discriminations, l’inégalité scolaire. Les mettre dans le même sac qu’un Le Pen, c’est ne pas comprendre que leurs motifs sont différents et c’est peut-être les pousser dans la direction que l’on prétend éviter. Mais expliquer n’est pas justifier : toute agression visant des juifs en tant que juifs est intolérable et doit être condamnée. Car, « réactionnelle mais non réactionnaire » dans un premier temps (selon la formule de Finkielkraut), la révolte n’en risque pas moins de ranimer un vieux fond toujours latent en France. Après avoir été « le socialisme des imbéciles », l’antisémitisme deviendrait ainsi l’anti-impérialisme des imbéciles.
Comment briser cet engrenage toujours possible ? En démontrant que le conflit politique n’oppose pas deux communautés monolithiques mais les traverse. Il n’y a pas si longtemps des intellectuels palestiniens et des militants radicaux du mouvement de la paix israélien parvenaient parallèlement, devant l’impasse du processus de paix, à la conclusion que la solution de cinquante ans de conflit ne pouvait résider dans un État croupion palestinien supplétif de l’occupant, ni dans une logique de séparation dont les Arabes israéliens seraient les premiers à faire les frais, mais dans la coexistence de deux nations jouissant de droits égaux. Ces voix sont minoritaires, sans doute. Mais qui pourrait jurer que ces minorités ne représentent pas l’avenir ?
Car Israël devra choisir entre un État démocratique et laïque et le repli sur un État juif confessionnel, entouré de bantoustans. Le droit au retour ne saurait être reconnu aux juifs et refusé aux Palestiniens, dont 800 000 ont été chassés après 1948 au nom d’une politique de « transfert » (on dirait aujourd’hui de purification). Les dirigeants israéliens misent encore sur une « séparation » (on dirait, sous d’autres cieux, d’apartheid) des populations israéliennes et palestiniennes, pourtant trop mêlées pour être séparées, sauf à pratiquer un nouveau « transfert » au prix de nouveaux Deir Yassine et de nouveaux Kafr Kassem. Il existe désormais un fait national israélien irréversible, mais, dans ce marché de dupes du « chacun chez soi », les uns ont un chez soi et les autres n’en ont pas.
La seule solution passe par la reconnaissance de droits égaux, par le dépassement des nationalismes bornés au profit d’une citoyenneté démocratique et laïque, par la reconnaissance des torts faits aux Palestiniens, par une coexistence débarrassée de l’intolérance religieuse et du droit du sang. Ce sera long, disait le prophète Jérémie. Et difficile. Mais quelle alternative ? Si ce n’est la fuite en avant dans la guerre, avec à l’horizon le piège d’un nouveau Massada pour les juifs israéliens eux-mêmes.
2000