I – L’onde de choc
1. La présence de Le Pen au second tour de l’élection présidentielle est révélatrice de la profondeur de la crise sociale et institutionnelle. L’alerte est sérieuse. Dans un contexte international d’état d’exception permanent décrété par Georges Bush après le 11 septembre, de montée du militarisme impérial, d’écrasement par Sharon du peuple palestinien, un accident est désormais possible si les contradictions accumulées par la construction d’une Europe marchande sans légitimité sociale ni démocratique finissent par exploser.
2. Nous ne sommes pas pour autant à la veille de la Marche sur Rome ou de l’incendie du Reichstag. L’écart reste grand entre l’influence électorale du Front national et le dynamisme militant. Le nationalisme anti-européen de Le Pen ne constitue pas aujourd’hui un recours crédible pour le grand capital ou même par un de ses secteurs significatifs. Même si Le Pen, à la différence d’un Haider, prône la sortie de l’euro, son projet reste écartelé entre un populisme nationaliste et le credo libéral.
3. La pression du Front national sur la droite traditionnelle et la volonté de récupérer les
trois millions d’électeurs perdus peut entraîner une radicalisation à droite d’une majorité parlementaire légitimée par le plébiscite républicain en faveur de Chirac. La voie serait ainsi ouverte à la refondation antisociale et à la contre-réforme pour lesquelles le Medef a fait campagne.
4. La riposte à la menace du Front national ne réside donc pas dans un Front de la peur, dans une Union sacrée républicaine, et dans un antifascisme moral sans contenu qui ne feraient qu’approfondir la fracture sociale. La reconquête sociale et électorale des victimes de la Contre-Réforme libérale à l’œuvre depuis vingt ans passe par la rupture avec la gestion social-libérale des intérêts du capital.
5. En effet, la gauche, qui a gouverné pendant quinze des vingt dernières années, s’est ralliée à un libéralisme à peine tempéré : elle a accumulé les privatisations, amorcé le démantèlement de la Sécurité sociale, attaqué le droit du travail, renforcé la flexibilité, poursuivi la construction d’une Europe sauce financière sans fondements sociaux, participé aux expéditions impériales dans le Golfe ou en Asie centrale. Cette gauche reniée n’est plus la gauche, mais une gauche de droite qui a réussi à discréditer aussi bien la réforme que la révolution, divorcé avec son électorat populaire, détruit méthodiquement l’espérance et installé le cynisme au détriment de la vie civique et du sens de l’intérêt commun.
6. Heureusement, depuis les grandes grèves de l’hiver 1995, une nouvelle gauche radicale a émergé, sur le terrain des résistances sociales d’abord, avec la mobilisation des mouvements sociaux, avec les grandes manifestations contre la mondialisation capitaliste et la guerre ; sur le plan électoral ensuite, depuis les résultats d’Arlette à l’élection présidentielle de 1995, jusqu’aux trois millions de voix pour Laguiller et Besancenot le 21 avril, en passant par les régionales, les Européennes, les municipales.
II – Comment en est-on arrivé là ?
1. Depuis le début des années quatre-vingt, ce que d’aucuns appelaient la fracture sociale, n’a cessé de s’aggraver. La contre-réforme libérale et la destruction des solidarités au profit d’une société de marché ont emballé la machine inégalitaire à fabriquer de l’exclusion, de la précarité, de la désintégration sociale, à l’échelle nationale et européenne comme à l’échelle mondiale.
2. Le ralliement de la gauche gouvernementale aux recettes libérales a favorisé le déplacement du clivage social de classe au profit de la montée en puissance du clivage ethnique, confessionnel et communautaire. Il s’agit d’une tendance internationale illustrée sinistrement par l’évolution des conflits dans les Balkans ou au Proche-Orient. En France, la surenchère sécuritaire à laquelle a donné lieu la campagne électorale a précipité ce basculement préparé de longue date par le renoncement de la gauche à reconnaître le droit de vote aux immigrés, à légaliser les sans-papiers, ou encore par la dénonciation des grèves islamiques sous le gouvernement Mauroy et par l’intervention blindée contre les foyers d’immigrés dans une municipalité communiste. Les solidarités de classe en défense de la justice sociale se sont ainsi effacées peu à peu au profit d’une politique xénophobe du bouc émissaire.
3. À cet effacement répond celui de l’opposition entre droite et gauche. En quoi sommes-nous encore socialistes ?, demandait déjà Fabius. Excellente question et merci de se l’être posée. La gauche parlementaire s’est en effet trouvée doublement orpheline :
– pour le Parti socialiste, des politiques keynésiennes redistributives anéanties par le choix d’une Europe marchande et monétaire et par l’adhésion au credo libéral de Maastricht et d’Amsterdam ;
– pour le Parti communiste, du faux modèle de « socialisme réellement existant », avec l’effondrement de l’Union soviétique et la désintégration des dictatures bureaucratiques.
Les privatisations et l’affaiblissement de la base populaire ont favorisé l’intégration des couches dirigeantes des partis réformistes aux élites gestionnaires et actionnaires. C’est ce qu’exprime plus généralement la troisième voie tracée par Tony Blair et Gerhard Schröder, dont les Fabius et Strauss-Kahn sont la traduction française.
III – Comment en sortir ?
1. Quinze ans de mitterrandisme et cinq ans de gauche plurielle ont fait de la gauche un champ de ruines et amené Le Pen au deuxième tour des présidentielles. L’heure est venue de tourner la page et de rassembler une « gauche de gauche », 100 % à gauche, correspondant aux attentes d’une nouvelle génération en formation à travers les mobilisations contre la mondialisation libérale et contre le fascisme. Cette gauche doit tirer les leçons des défaites passées, apporter des réponses à la hauteur de la crise et des menaces qui se profilent dans un monde de brutes où des Bush et des Sharon occupent la scène internationale.
2. Les bases de ce rassemblement, pour ne pas engendrer de nouvelles déceptions qui seraient fatales, doivent être suffisamment solides pour offrir une alternative durable à la refondations antisociale du Medef et à la gestion social-libérale. Ces bases existent. Ce sont celles qui se sont exprimées dans les luttes des dix dernières années. Elles peuvent être résumées autour de cinq axes.
3. Un plan d’urgence sociale qui s’oppose terme à terme à la désintégration sociale, à la concurrence impitoyable, à la guerre de tous contre tous voulue par le patronat : défense de l’emploi, interdiction des licenciements boursiers, 35 heures effectives sans flexibilité ni perte de salaire, relèvement des minima sociaux et du smic ; réquisition des logements vides et plan de logement social ; défense d’un service public rénové de santé et d’éducation ; réappropriation sociale des transports, de l’eau… Dans ce cadre, une réponse non sécuritaire aux insécurités sociales et civiques, axée sur la prévention et la justice sociale.
4. Une refondation démocratique pour en finir avec les institutions plébiscitaires de la
Ve République, avec l’alignement de toute la vie politique sur la fonction présidentielle, avec la professionnalisation de la représentation politique par le cumul des mandats. Il faut une nouvelle assemblée constituante pour une nouvelle république, la suppression du Sénat, une assemblée unique, le scrutin proportionnel.
5. Une refondation écologique contre les périls que font peser sur la civilisation les noces barbares de la technique, du capital et du profit : sauvegarder les conditions naturelles de préservation de l’espèce, organiser la sortie du nucléaire, lutter réellement contre l’effet de serre, appliquer rigoureusement le principe de précaution, la réduction de la fracture écologique à l’échelle mondiale…
6. Construire une autre Europe et un autre monde. Nous ne sommes pas contre la mondialisation, mais contre la mondialisation capitaliste. Nous ne sommes pas contre l’Europe, mais contre l’Europe des marchés. Nous sommes pour la mondialisation des résistances et des solidarités. Nous sommes pour une Europe sociale des travailleurs et des peuples. Il y a leur mondialisation et la nôtre, leur Europe et la nôtre. Car un autre monde est possible comme le proclament les manifestants de Seattle, Gênes, Barcelone ou Porto Alegre. Il commence dans les luttes contre la dictature des marchés et le nouveau militarisme impérial : pour l’abrogation de la dette du tiers-monde, le désarmement et le démantèlement de l’Otan, la dissolution de l’OMC.
7. Une logique du bien commun et de l’appropriation sociale. La mesure de la richesse sociale comme du rapport entre les êtres humains et leur environnement naturel, par la valeur marchande est de plus en plus irrationnelle, misérable. Elle hypothèque lourdement l’avenir de l’espèce humaine. En criant que le monde n’est pas une marchandise, qu’on ne peut pas faire commerce de tout (du bien commun, de la santé, de l’éducation, de la culture, du vivant, du savoir), les manifestants réclament une autre logique. Si le monde n’est pas une marchandise que voulons-nous qu’il soit et quelle humanité voulons-nous devenir. La concurrence brutale, la loi impitoyable des marchés, la course inhumaine au profit ne sont pas dissociables de la propriété privée des moyens de production, de communication et d’échange. La logique du développement humain donne la priorité aux besoins sur les profits, à l’espace public sur l’égoïsme privé, au service public sur le profit maximal, aux usagers sur les actionnaires.
Par où commencer ?
Une nouvelle époque a commencé. Une nouvelle force politique à la hauteur des défis sociaux et écologiques est nécessaire. Elle devient possible. Il existe dans ce pays un mouvement ou un parti virtuel qui doit devenir réel. Et cette possibilité n’est pas une exception française. Elle mûrit dans le monde, dans l’internationale sans nom des résistances des mobilisations de plus en plus massives. Rassembler cette force, l’organiser, la doter de fondations et de principes solides est le seul moyen de reconquérir la confiance des victimes du libéralisme et d’organiser la contre-attaque face à la montée des droites extrêmes. Mais nous n’avons pas droit à l’échec. Il ne s’agit donc pas de rafistolages bâclés, d’additions de sigles, de replâtrages ou de combinaisons politiciennes grosses de nouvelles désillusions fatales. Il s’agit de bâtir un projet patient et durable qui ouvre une véritable perspective d’avenir.
Cette base commune ne constitue ni un modèle de société livrable clefs en main, ni un projet stratégique achevé, mais un programme de lutte et d’action qui va bien au-delà de la conjoncture immédiate : défense du service public contre les privatisations, de la solidarité sociale contre les fonds de pension, du droit à l’emploi et au revenu contre l’Europe de Maastricht-Dublin-Amsterdam, de l’égalité des sexes dans tous les domaines, de l’égalité des droits, du droit du sol, des droits des homosexuels.
La résistance sociale ne suffit pas. Les rapports de forces entre les classes sont déterminés à tous les niveaux, sociaux et politiques, y compris électoraux. Les organisations politiques doivent prendre leurs responsabilités devant la situation. Les acteurs et animateurs des mouvements sociaux aussi.
Pendant toute sa campagne Olivier Besancenot a défendu la perspective d’une nouvelle force politique qui tire les leçons du passé, qui se rassemble sur des objectifs, qui ne se réduise pas à une addition de la Ligue et de LO, qui se fixe un but plus ambitieux en s’adressant aussi aux courants issus du PS, du PC, des Verts, prêts à s’engager sérieusement. Cette perspective est plus urgente et plus actuelle encore à la lumière des résultats électoraux. Le résultat d’Olivier Besancenot donne de la crédibilité à son message et lui donne aussi une responsabilité particulière pour ne pas en rester là et prendre l’initiative d’une proposition à la fois claire et ouverte.
2002
www.danielbensaid.org