« Il apparaît de grand prix d’affronter et de pouvoir gagner des plus jeunes par la voie du discours vivant : mais le lieu où cela se produit et le nombre réduit des hommes qu’il touche n’est pas indifférent ; et si certain qu’il soit qu’en dehors des universités il n’en existe pas encore aujourd’hui qui assure la fécondité de l’action, il est certain aussi me semble-t-il que l’université elle-même trouble de plus en plus la limpidité des sources de son enseignement. »
Walter Benjamin, Correspondance I,
Paris, Aubier, 1979, p 365
Après l’adoption durant l’été 2007 de la loi LRU, dite d’autonomie des universités, nombre d’universitaires, choisissant d’ignorer le caractère orwellien de la rhétorique sarkozyste, ont complaisamment confondu le mot et la chose : en Sarkozie, l’autonomie, c’est l’hétéronomie ; et la loi Pécresse, l’autonomie contre l’autonomie : moins de pouvoir pédagogique aux enseignants, plus de pouvoir bureaucratique et administratif, plus de dépendance envers les financements privés et les diktats du marché. Il y a plus de dix ans, l’Areser dénonçait déjà la confusion entre autonomie concurrentielle et liberté académique : « L’invocation de l’autonomie des universités est devenue aujourd’hui une arme administrative pour justifier le désengagement global de l’État et pour diviser les établissements concurrents entre eux du point de vue de la distribution des moyens financiers1. »
L’autonomie sauce bolognaise
Au lendemain de Mai 68, les ministères Faure et Guichard détournaient l’aspiration du mouvement contestataire au profit d’une « adaptation de l’université aux besoins de l’économie capitaliste » : « Les mots clefs de cette reconversion sont l’autonomie et l’autogestion. Il s’agit de réduire le “corps dans l’État”, qu’était l’université traditionnelle nantie de ses franchises, à une série d’unités associées aux économies régionales et de ramener le mouvement étudiant à un corporatisme provincialisé. » L’autonomie proclamée par les rénovateurs était déjà un prétexte pour « mettre fin à l’autonomie périmée de l’université libérale et pour ouvrir l’université à ses usages patronaux2 ». C’est ce que signifiait en clair la formule alléchante « d’ouverture aux forces vives de la nation ». De réforme avortée, en réforme abrogée, il aura fallu quarante ans pour y parvenir. L’Europe libérale et le processus de Bologne aidant, nous y sommes.
La Magna Charta adoptée en 1998 par les recteurs des universités européennes à l’occasion du neuvième centenaire de l’université de Bologne, rappelait encore ce principe fondateur d’une université qui, « de façon critique, produit et transmet la culture à travers la recherche et l’enseignement ». Ironie ou cynisme, c’est encore à Bologne que fut initié, un an plus tard, le processus de réformes, inspiré du rapport3 livrant les universités aux logiques marchandes : Bologne contre Bologne ! Le grand saccage des universités découle directement de ce processus visant à créer « l’économie de la connaissance la plus dynamique et compétitive du monde », initié il y a dix ans en conformité avec la « stratégie de Lisbonne » de l’Union européenne.
À l’automne 2007, un quarteron de présidents réformateurs exultait : « La mise en place de l’ensemble des nouvelles dispositions suscite un élan nouveau dans nos établissements et la communauté universitaire s’est rapidement mobilisée pour les traduire en perspective de progrès décisifs pour nos étudiants et nos équipes de recherche4. » Depuis, la mobilisation a changé de camp ! À supposer que ces présidents aient eu la naïveté de croire tenir, grâce à leur pouvoir personnel renforcé, un équilibre entre le service public et les exigences du marché, les réformes du statut des enseignants-chercheurs, du contrat doctoral, et la masterisation ont tiré les choses au clair.
Le juriste Olivier Beaud a bien résumé le sens du texte ministériel : il contribue « à réaliser une lente mise à mort de l’université française parce qu’il aspire à transformer les universitaires en employés de l’université et en sujets des administrateurs professionnels5 » . Sous couvert d’autonomie s’institue ainsi, comme dans la réforme hospitalière, une double hétéronomie autoritaire de l’université, envers l’encadrement administratif et envers la commande des marchés.
De la nouvelle misère en milieu étudiant
La brochure situationniste De la misère en milieu étudiant, expression d’un profond malaise du milieu étudiant, préfigurait en 1966 le soulèvement de 1968. Elle illustrait le refus d’une partie des étudiants, bénéficiaires de cette première séquence de massification de l’enseignement supérieur, de devenir les nouveaux chiens de garde de la bourgeoisie ou les idéologues d’un Occident enlisé dans ses guerres coloniales. Guy Debord était catégorique : « Nous sommes bien d’accord : il n’y a pas pour nous d’étudiant intéressant en tant qu’étudiant ; son présent et son avenir planifié sont également méprisables6. »
Les choses ont bien changé. La plupart des étudiants ne se vivent plus aujourd’hui comme des « intellectuels en devenir », accumulant à l’université du capital symbolique. C’est peut-être l’une des raisons pour lesquelles la mobilisation étudiante a été beaucoup plus massive en 2005 contre le contrat première embauche (CPE) qu’au printemps 2009 contre les mesures d’application de la LRU. Selon un collectif d’étudiants italiens, l’évaluation des études selon une unité de mesure du temps (le crédit européen ECTS) configurerait, un « idéal-type » d’étudiant7.
L’accélération et l’intensification des rythmes d’étude, l’introduction de classes obligatoires et la multiplication des cours, séminaires et examens, viseraient ainsi à « l’assujettissement disciplinaire au marché du travail et la réduction de la condition étudiante au statut de précaire en formation8 ». Un nombre croissant d’étudiants, contraints de gagner leur vie, sont en effet des étudiants à temps partiel ou des intermittents de l’université, de plus en plus nombreux à s’inscrire aux Restaus du cœur tandis que la prostitution étudiante atteint des proportions particulièrement préoccupantes.
Le processus d’assujettissement des études et des étudiants aux commandes du marché du travail s’est amorcé dès les années 1960 avec la première massification de l’université. La logique des métamorphoses universitaires est alors clairement perceptible : « Le rythme d’innovation technologique, la croissance constante des besoins de main-d’œuvre qualifiée mettent en relief le rôle de l’université et de l’école dans le développement des forces productives. Cette fonction n’en demeure pas moins indissociablement et contradictoirement liée à la perpétuation des rapports capitalistes de production par la diffusion de l’idéologie bourgeoise qui les dissimule aux yeux de futurs exploités9. »
La tension s’intensifie alors « entre le niveau de formation requis par le développement des forces productives et le niveau de formation qu’exigent le maintien et la reproduction des rapports hiérarchiques dans l’entreprise et des rapports d’exploitation dans la société en général ; d’où la sélection, la spécialisation hâtive, l’orientation forcée, la formation en miettes ». Le retentissement du livre de Bourdieu et Passeron, Les Héritiers, ainsi que les débats tumultueux, au sein d’un syndicalisme étudiant en quête de légitimité après sa grande période de radicalisation contre la guerre d’Algérie, sur la possibilité ou non de départager division technique et division sociale du travail, illustraient cette grande mutation universitaire.
L’université était confrontée aux contradictions explosives résultant d’un travail hautement socialisé et de l’intégration massive du travail intellectuel au procès de production, telles que Marx les envisageait dans les Manuscrits de 1857-1858 : « À mesure que se développe la grande industrie, la création de la richesse réelle dépend moins du temps de travail employé que de la puissance des agents mis en mouvement au cours du temps de travail, laquelle n’a elle-même aucun rapport avec le temps de travail immédiatement dépensé pour les produire, mais dépend bien plutôt du niveau général de la science et du progrès de la technologie, autrement dit de l’application de la science à la production10. »
La quantification marchande et monétaire du travail intellectuel prolétarisé devient alors de plus en plus problématique et lourde de contradictions, auxquelles s’efforcent de répondre des procédures d’évaluation, plus grotesques les unes que les autres, appliquées au travail universitaire et à la recherche tout comme au travail médical et hospitalier. Elles visent à quantifier l’inquantifiable et à mesurer l’incommensurable en attribuant une valeur marchande individuelle à une connaissance résultant d’un travail social hautement coopératif11.
La contradiction inhérente à la double fonction de l’université – contribuer d’une part au développement des forces productives par la production et la transmission de connaissances ; à la reproduction des rapports de production par son adaptation à la division du travail et par la diffusion de l’idéologie dominante, d’autre part – n’a cessé de produire de grandes mobilisations, en 1968, en 1986 (contre la loi Devaquet), puis de manière accélérée en 2005 (contre le CPE), 2007 (contre la LRU), 2009 (contre les réformes Darcos/Pécresse). Les réformes en cours s’inscrivent dans le cadre du processus de privatisation généralisée du monde et de boulimie capitaliste faisant marchandise de tout, des services, du savoir, du vivant. Dès 1998, l’OCDE estimait que « le système d’enseignement doit s’efforcer de raccourcir son temps de réponse, en utilisant des formules plus souples que celles de la fonction publique ».
En 2002, le forum États-Unis/OCDE sur le « marché des services d’enseignement » (sic !) concluait que « le commerce des services éducatifs n’est pas une excroissance accidentelle visant à enrichir l’éducation par l’échange international, mais est devenu une part significative du commerce mondial des services ». En 2004, enfin, le rapport « Éducation et formation » de l’Unice (Union des industries de la communauté européenne) dictait les exigences patronales en matière d’enseignement : « Les employeurs pensent que l’on devrait accorder plus d’importance à la nécessité de développer l’esprit d’entreprise à tous les niveaux dans les systèmes d’éducation et de formation. C’est la condition préalable pour que les systèmes d’éducation et de formation contribuent à faire de l’économie de la connaissance européenne la plus compétitive du monde. »
L’enjeu est ni plus ni moins que de savoir si la connaissance et l’éducation sont des biens communs de l’humanité ou si elles doivent devenir des marchandises comme les autres12. Si l’université est une composante inaliénable de l’espace public, ou une entreprise de production soumise à « l’économie de la connaissance ».
Hétéronomie choisie
Les réformes gouvernementales ont habilement essayé de présenter la loi sur l’autonomie comme l’émancipation d’un enseignement supérieur traditionnellement soumis à la tutelle d’un État jacobin centralisateur. C’est l’interprétation – naïve ou perverse – qu’a bien voulu en donner Bruno Latour, nouveau converti au darwinisme universitaire : « On peut trouver tous les défauts à la réforme actuelle, mais elle a l’avantage de donner enfin le goût aux universités de se passer de leur tutelle et de commencer à régler leurs affaires par elles-mêmes en récupérant les capacités de recherche que l’on avait dû créer en dehors d’elles à cause de leur lourdeur et de leur passivité […]. Les mauvaises universités disparaîtront enfin, libérant des ressources pour les autres ; ce n’est pas à la gauche de défendre les privilèges de la noblesse d’État13. »
La liberté académique, de ceux qui enseignent comme de ceux qui sont enseignés, ne se confond pourtant pas avec l’autonomie. Il peut y avoir autonomie sans liberté, et liberté sans autonomie. Contre « le parti universitaire » et son corporatisme, Péguy soutenait que l’université « reçoit beaucoup plus de véritable secours de son dehors que de son dedans », n’en déplaise au « pouvoir bureaucratique de la rue de Grenelle, aux bureaucrates qui perdent les lettres [La Princesse de Clèves !] et ne gagnent point la science »14. Au fil de ses métamorphoses, la dépendance matérielle, administrative et idéologique de l’université envers son dehors n’a cessé depuis de se renforcer sans que le dedans y gagne en vitalité.
Face à cette soumission à l’hétéronomie marchande se fait jour la tentation d’une utopie universitaire, dont la « communauté » se consacrerait à la culture du savoir de façon totalement gratuite et désintéressée15. Cet idéal de désintéressement, cette exigence d’un enseignement aussi « fondamental » que la recherche du même nom, sont certes nécessaires dans des sociétés où l’évolution des capacités de chacun face au progrès accéléré des savoirs et des techniques exige un socle de connaissances fondamentales solide plutôt que des spécialisations précoces à rendements éphémères. Ce n’est pas, dit-on, en commandant des recherches sur la bougie qu’on a inventé l’ampoule électrique. Faut-il en faire, pour autant, « l’essence » exclusive de l’université et lui attribuer le privilège exorbitant d’avoir à définir « la vie qui vaille » ? Où s’arrête alors l’autonomie et où commencent le ghetto, l’enfermement, la tour d’ivoire ?
La « déclaration d’indépendance des universités », initiée par le département de philosophie de Paris-VIII, illustre cette ambiguïté16. Partant du principe qu’il « n’y a pas de contraintes supérieures en force à celles que l’esprit humain exerce sur lui-même sous forme de la pensée », elle affirme que l’exercice de l’indépendance de la pensée « n’a de bornes que celles qui en assurent aux autres la possibilité d’en éprouver, attester, évaluer la validité ». Elle proclame que « l’Université définit un espace qui interrompt la continuité avec les espaces où l’ordre est assuré par les forces publiques », et conclut que « toute société, tout État qui contreviendrait à ces principes, serait réputé ne pas avoir d’Université ».
La défense intransigeante de l’indépendance universitaire semble ainsi prendre le contre-pied de la contestation étudiante des années 1960. Sous les mots d’ordre d’université critique (Berlin), d’université négative (Trente), d’université rouge (Paris), elle cherchait à sortir l’université de ses murs pour l’ouvrir à la société. Ce fut alors notre angle d’attaque contre « la ligne universitaire » d’un syndicalisme étudiant prétendant fonder une pratique syndicale universitaire sur l’autonomie de l’université classique. Si la défense des franchises universitaires, parties prenantes d’un espace public critique, fait pleinement partie de la défense de libertés démocratiques de plus en plus menacées, « l’interruption de la continuité avec les espaces où l’ordre est assuré par les forces publiques » est très relative, dès lors que l’université reste un service public sous financement public.
L’alternative à cette dépendance consisterait à pousser jusqu’au bout la logique de l’autonomie financière, ce qui reviendrait à troquer une dépendance pour une autre. Il s’agit plutôt de viser à établir une sorte de dualité de pouvoir et de légitimité au sein même de l’institution : refuser que l’État se mêle de ce qui ne le regarde pas et empiète sur l’autonomie pédagogique, et s’ouvrir en revanche à tous ceux que cela regarde, aussi bien aux étudiants et aux personnels qu’à tous les autres interlocuteurs possibles hors de l’enclos académique. Au prix, bien sûr, de provoquer des divisions et des oppositions au sein de la mythique « communauté universitaire » dont l’unité supposée escamote toutes sortes de clivages sociaux et de désaccords politiques qui la traversent.
Si de plus en plus d’enseignants et de chercheurs sont appelés à se vivre comme des salariés de l’entreprise universitaire, ce qu’écrivaient Bourdieu et Passeron à propos des étudiants vaut en effet pour l’ensemble de cette « communauté » imaginaire : « Plus proche de l’agrégat sans consistance que du groupe professionnel, le milieu étudiant présenterait tous les symptômes de l’anomie si les étudiants n’étaient qu’étudiants et s’ils n’étaient pas intégrés à d’autres groupes (famille ou partis)17. »
Envers qui et devant qui l’université, en tant que composante de l’espace public (voire en tant qu’« espace public oppositionnel »18), engage-t-elle le principe de responsabilité fallacieusement proclamé par la loi LRU ? Dans les années 1960, le projet d’université critique de Berlin, inspiré de l’École de Francfort, rappelait que la légitimité du savoir ne réside pas dans le savoir lui-même, mais dans ses fonctions sociales ; et que « le travail scientifique est inconcevable, sans une réflexion libre sur les conditions politiques de ce travail lui-même et sans une définition critique et pratique de la place de l’université dans la société ». À l’apogée de ses luttes revendicatives étudiantes, le mouvement étudiant défilait en 1963 à Paris sous la banderole : « L’université que nous voulons est celle de tous les travailleurs. »
Une université de plus de deux millions d’étudiants (31 millions pour l’ensemble des pays concernés par le processus de Bologne !) ne saurait se concevoir comme une université d’élite, ou comme un sanctuaire de gratuité dans un océan de concurrence acharnée et de calcul égoïste. Avec la seconde massification des années 1990, la place des disciplines classiques s’est réduite au profit de nombreuses filières techniques ou administratives, spécialisées et « professionnalisantes »19.
Il serait plus que jamais erroné de prendre la partie pour le tout, et de confondre les seules « humanités » d’antan avec l’université dans son ensemble, sous peine d’isoler les « humanités » des autres savoirs, et d’introduire de nouvelles divisions parmi les personnels. L’activité de pensée n’est après tout qu’une des modalités de l’activité humaine et de la production sociale des savoirs. On ne saurait donc imaginer l’avenir de l’université sur le modèle d’une vaste UFR d’arts et de philosophie, et les étudiants en arts ou en philosophie eux-mêmes, ne vivent pas que de beauté, de concepts, et d’eau fraîche.
Inversement, en essayant de faire avec réalisme la part des choses, l’Areser assignait à l’université la double tâche de former « des citoyens éclairés », mais aussi « des « travailleurs compétents » par « une vraie formation et de vrais diplômes ». Les auteurs reconnaissaient aller ainsi « sur le terrain de la politique au point même de [se] substituer, au moins sur le papier, aux instances exécutives et législatives et d’agir en législateurs ». Ils prétendaient certes y aller « très strictement en intellectuels autonomes. » C’était reconnaître l’hétéronomie du champ universitaire tout en revendiquant l’autonomie de l’intellectuel au nom de la scientificité de son travail pour soutenir la proposition d’une « autogestion rationnelle du système d’enseignement »20.
Ambition délirante, s’interrogeaient aussitôt les auteurs ? L’enfer libéral est en effet pavé des meilleures intentions démocratiques : quand les rapports de forces sont en faveur du capital, le patronat dicte les critères de la compétence et détermine la valeur des diplômes. L’autogestion rationnelle rêvée se transforme alors en cauchemar bureaucratique, sous la double tutelle de l’État et des marchés.
Faut-il qu’une université soit ouverte ou fermée ?
Péguy opposait déjà le « dehors » de l’université, le vent du grand large social, à son « dedans » confiné poussiéreux. En 1968, nous voulions l’ouverture sur la société au nom du nécessaire passage « de la critique de l’université bourgeoise à la critique de la société capitaliste ». Avec la contre-réforme libérale et la détérioration des rapports de forces, cette ouverture à la vie est détournée en ouverture au marché.
Geoffroy de Lagasnerie rappelle que « les grands hérétiques » (Deleuze, Foucault, Derrida, Bourdieu), encouragèrent dans les années 1960 l’insurrection des savoirs contre le conservatisme institutionnel universitaire ou contre la machine à reproduire héritage et héritiers. Les vents de la réforme ayant tourné, ils plaidèrent à la fin des années 1970 la restauration des prérogatives de la forteresse universitaire face à l’assaut concurrentiel des médias et des doxosophes21. En plaçant la source de la pensée critique et créatrice tantôt hors, tantôt dans l’espace universitaire, ils auraient ainsi contribué à perpétuer le tourniquet infernal « dedans/ dehors » au lieu de le remettre en cause. Ces oppositions entre l’intérieur et l’extérieur, la science et l’opinion, le travail et l’imposture, rejouent en effet à l’infini la scène originelle de la confrontation entre le philosophe et le sophiste.
Opposant Bourdieu à Bourdieu, Lagasnerie voit dans sa défense tardive de l’institution – ce « geste critique retourné en son contraire » – une réaction corporative face à la menace de déchéance et de déclassement du corps enseignant. Le « droit d’entrée » inhérent à l’autonomisation du champ universitaire est censé garantir un espace de discussion où la vérité scientifique est susceptible d’émerger grâce à la reconnaissance par les pairs. Pour Lagasnerie, ce serait sous-estimer l’effet de reproduction sociale lié à des critères d’évaluation qui confondent titres et compétences, fétichisent le diplôme, reconduisent le cercle vicieux de la reconnaissance mutuelle (sanctifié aujourd’hui par la bibliométrie et la comptabilité des citations). Le jugement des pairs est davantage celui des « reproducteurs sur les producteurs » que des producteurs sur les producteurs, et le processus d’autonomisation de l’institution s’accompagne d’effets de censure, de connivence, de professionnalisation, et de fermeture sur une légitimité sous garantie étatique. C’est bel et bien l’État qui, en dernière instance, trace la frontière entre le dedans et le dehors de l’espace universitaire.
La critique semble pertinente, mais elle ne prend pas assez en compte le contexte de la lutte et de la résistance. De sorte que la conclusion en forme « d’éloge de l’hétéronomie » rechute dans l’opposition simpliste qu’elle était censée dépasser : alors que l’université « favorise les savoirs conservateurs », ce sont « les exclus et les rejetés aux marges » qui seraient le mieux à même « d’introduire des innovations hérétiques ». Comme si les conservatismes, les effets idéologiques, les routines n’opéraient pas aussi « dehors », comme si « l’insurrection des savoirs assujettis » prônée par Michel Foucault ne pouvait éclater que du dehors, et comme si la production sociale des savoirs n’avait pas de multiples sources et ressources, dont notamment celles de l’université, à condition d’en contrarier pied à pied la logique dominante, en matière de programmes, de pédagogie, de division du travail.
Inspiré d’une conférence donnée en 1998, l’essai de Derrida sur L’Université sans condition, semble s’orienter dans une direction opposée en déclarant d’emblée sa « foi en l’Université » et « en les Humanités de demain »23. » Car « l’université sans condition ne se situe pas nécessairement ni exclusivement dans l’enceinte de ce qui s’appelle aujourd’hui l’université » : elle « cherche son lieu partout où cette inconditionnalité peut s’annoncer ».
De quoi l’université est-elle aujourd’hui le nom ?
La question est donc posée de ce qu’on entend aujourd’hui par université, et de sa spécificité par rapport aux écoles, instituts, collèges, et autres institutions en charge de la transmission des savoirs et des savoir-faire. Pour défendre l’université, la tentation est grande d’en réduire le périmètre aux « humanités » fussent-elles élargies aux « humanités à venir » proposées par Derrida, et « d’externaliser » toutes sortes de filières et de formation, au risque de renforcer une division arbitraire entre « monde de l’esprit » et savoirs pratiques.
« Ce qu’on appelle en France par commodité, par habitude et par imitation des pays voisins, les universités, n’existe pas réellement, si l’on donne à ce mot le sens qu’il revêt dans la plupart des pays d’Europe. Hors de France, une université est en général une institution encyclopédique qui dispose d’une réelle marge de manœuvre en matière de personnel et de budget » et qui « est située dans un environnement de concurrence relative », rappelait l’Areser24, s’inquiétant que, « du fait de leur spécialisation relative – qui renvoie plus ou moins, avec des aberrations tenant aux conflits politiques de l’après Mai 68 aux anciennes facultés – les universités françaises, en tant qu’établissements supposés autonomes, se présentent à armes inégales sur le marché des formations » (sic).
Les auteurs concluaient cependant sur la nécessité d’organiser la résistance en s’adossant à ce qui pouvait survivre d’indépendance académique : « Avec l’effondrement de ce lieu de concurrence et de mise en question des savoirs qu’est encore l’enseignement supérieur, c’est une forme irremplaçable d’esprit critique et civique, d’esprit civique critique qui viendrait à disparaître, atrophiant toute réflexion générale capable de passer les limites des spécialisations disciplinaires et des compétences économiquement fonctionnelles, et enlevant à toute une partie de la jeunesse cette part de distance critique à son destin social qui est la condition d’une vie culturelle éclairée et d’une participation active à la démocratie. »
Pour défendre cette distance critique, plutôt que s’isoler dans la cité universitaire interdite, il est nécessaire de s’allier aux « forces extra-académiques » évoquées par Derrida. Mais lesquelles ? Contre les impératifs marchands et les contrôles bureaucratiques, les forces critiques au sein de l’université devraient chercher à se liguer avec tous les foyers de production de connaissance : mouvements sociaux, sociétés, clubs, éditeurs, libraires indépendants pour coopérer à la reconfiguration d’un espace public laminé par l’horreur économique de la logique néolibérale25. Autrement dit, opposer une hétéronomie coopérative choisie à l’hétéronomie marchande imposée, assumer dans la clarté les « branchements extérieurs » qui, selon Foucault, connectent l’université, non seulement aux champs médiatiques, éditoriaux, militants, mais aussi au champ social et au champ politique.
Contretemps no 3, nouvelle série, juillet 2009
danielbensaid.org
Documents joints
- Areser (Association de réflexion sur les enseignements supérieurs et la recherche), Quelques diagnostics et remèdes urgents pour une université en péril, Paris, Liber – Raisons d’agir, 1997, p. 21. Parmi les universitaires consultés pour ce diagnostic figurait Laurent Batsch… actuel président de l’université de Paris-Dauphine et zélé défenseur de la loi LRU.
- Daniel Bensaïd et Camille Scalabrino, Le Deuxième Souffle. Problèmes du mouvement étudiant, Paris, Cahiers rouges Maspero, 1969, p. 46-48. Également publié sur ce site.
- « Pour un modèle européen d’enseignement supérieur », rapport commandé l’année précédente à Jacques Attali par Claude Allègre.
- Le Monde, 15 novembre 2007. « Il faut dire et redire », écrivait deux jours plus tard Alain Renaut, « qu’une société modernisée est une société où l’État sait imposer à sa puissance, à la puissance publique, un certain nombre de limites et où, à chacune de ces limitations, surgit un secteur plus autogéré » (Le Monde, 17 novembre 2007). Les grévistes obstinés, des présidents universitaires aux personnels Biatoss, ont pu apprécier les délices de cette version pécressienne de l’autogestion.
- Le Monde, 3 février 2009.
- Guy Debord, Œuvres, Quarto Gallimard, 2006, p. 733.
- Aringoli, Calella, Corradi, Giardullo, Gori, Montefusco, Montella, Studiare con lentezza. L’universita, la precarieta et il ritorno delle rivolte studentesche, Rome, Edizioni Alegre, 2006.
- Judith Carreras, Carlos Sevilla, Miguel Urbán, Euro-Universidad. Mito y realidad del proceso de Bologna, Madrid, Icaria, 2006.
- Le Deuxième Souffle, op. cit.
- Karl Marx, Grundrisse, II, Paris, Éditions sociales, 1980, p. 192. Voir à ce propos Ernest Mandel, Les Étudiants, les Intellectuels et la Lutte de classes, Paris, La Brèche, 1979.
- Voir à ce sujet sur le site www.contretemps.eu les « Petits conseils aux enseignants-chercheurs qui voudront réussir leur évaluation », par Grégoire Chamayou.
- Daniel Bensaïd, Les Dépossédés, Paris, La Fabrique, 2006.
- Le Monde, 26 février 2009.
- Charles Péguy, Œuvres en prose complètes III, Paris, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1992, p. 315.
- On en trouve l’écho dans le texte de Plinio Prado, Le Principe d’Université, consacré à « défendre le droit inconditionnel à la liberté de chercher et d’apprendre » : « L’autonomie de la pensée critique, la responsabilité devant celle-ci, et l’exigence éthique dont elle est indissociable (la recherche d’une vie qui vaille) requièrent que soit absolument préservée dans l’université une zone d’activité, d’expérimentation, d’investigation et d’enseignement non finalisés : gratuits, désintéressés, non-utilitaires, infonctionnels, non-rentables. C’est l’essence de ce qu’on appelle Université. » Livre à paraître à l’automne 2009, aux éditions Lignes. Une première version est disponible sur le site de cet éditeur www.editions-lignes.com.
- Voir le site www.univ-paris8.fr
- Pierrre Bourdieu, Jean-Claude Passeron, Les Héritiers, Paris, Minuit, 1965, p. 60.
- Selon la formule d’Oskar Negt. Voir le dossier « Feu sur l’université » dans le n° 11 de la Revue internationale des livres et des idées, mai 2009.
- Voir Christophe Charle et Charles Soulié (dir.), Les Ravages de la modernisation universitaire en Europe, Paris, Syllepse, 2007.
- Areser, op. cit., p. 9 et 10.
- Geoffroy de Lagasnerie, L’Empire de l’université. Sur Bourdieu, les intellectuels et le journalisme, Paris, Amsterdam (éd.), 2007. Lagasnerie rappelle aussi le contexte intellectuel de ce revirement : la montée en puissance d’un marketing philosophique illustré par les « nouveaux philosophes » (Deleuze), la prolifération « d’ouvrages d’opinion » au détriment du travail sérieux (Foucault), la promotion de « producteurs déclassés » soustraits au jugement des pairs (Bourdieu).
- Jacques Derrida, L’Université sans condition, Paris, Galilée, 2001.[/efn_note. L’université devrait se voir reconnaître « une liberté inconditionnelle de questionnement et de proposition, voire, plus encore, le droit de dire publiquement ce qu’exige une pensée de la vérité », car elle « fait profession de vérité » et « promet un engagement sans limite envers la vérité ». Derrida sait que cette idée de vérité prête à bien des controverses, mais cela se discute, dit-il, justement « de façon privilégiée » à l’université. Ce privilège d’origine incertaine est plus spécifiquement accordé dans l’université aux « départements qui appartiennent aux Humanités ». Il y aurait donc, dans l’université, un saint des saints, où résiderait l’âme de la vénérable institution, « un ultime lieu de résistance critique », un sanctuaire protégeant un « principe de résistance inconditionnelle » à tous les pouvoirs, étatiques, économiques, religieux, qui « limitent la démocratie à venir ».
Derrida reconnaît que cette « indépendance inconditionnelle », conçue comme « une sorte de souveraineté, une espèce très originale, une espèce exceptionnelle de souveraineté » n’a jamais été effective. En tant que souveraineté « à venir », elle constituerait cependant une sorte d’horizon régulateur nécessaire pour distinguer « l’Université stricto sensu » de toutes les institutions d’enseignement et de recherche « au service d’intérêts économiques de toutes sortes ». Cette université stricto sensu risque fort de s’avérer très restrictive et de rejeter en son dehors bien des productions, des transmissions et des pratiques des savoirs.
Alors que le processus de Bologne débutait à peine, l’alerte lancée par Derrida n’en était pas moins lucide et pertinente. Car « quelque chose » était bel et bien « en train d’arriver à l’université » classique-moderne et à ses humanités, quelque chose qui « bouscule ses définitions », de même que « quelque chose de grave » était alors « en train d’arriver à ce que nous appelons travail ». Derrida s’empressait de préciser qu’il s’agissait de défendre l’université, « non pas pour s’y enfermer », mais pour « trouver le meilleur accès à un nouvel espace public transformé par les nouvelles techniques de communications, d’information, d’archivation et de production de savoir ». Car il doutait « qu’on ait jamais su identifier un dedans de l’université, c’est-à-dire l’essence propre de l’université souveraine ». La limitation selon laquelle on devrait pouvoir dire publiquement tout ce que l’on croit vrai, mais « seulement à l’intérieur de l’université », n’a en effet « jamais été tenable et respectable en fait et en droit ». Et la transformation du cyberespace public la rendait encore plus « archaïque et imaginaire que jamais ».
Cet espace académique, insistait cependant Derrida, n’en doit pas moins subsister « symboliquement protégé par une sorte d’immunité absolue, comme si son dedans était inviolable ». La subtilité du « comme si… » permet d’esquiver la contradiction sans la surmonter. L’université idéale « à venir » « serait ce qu’elle aurait toujours dû être ou prétendu représenter, c’est-à-dire, dès son principe et en principe une cause autonome, inconditionnellement libre dans son institution, dans sa parole, dans son écriture et dans sa pensée ». C’est pourquoi cette idée doit « être professée sans cesse, même et surtout si elle ne doit pas nous empêcher de nous adresser en dehors de l’université ». Nous adresser pour donner, mais aussi pour recevoir ?
Dedans/dehors, on n’en sort pas ! Car c’est à sa frontière incertaine « que l’université est dans le monde qu’elle tente de penser ». C’est donc, ni dedans ni dehors, mais « sur cette frontière qu’elle doit négocier et organiser sa résistance. Et prendre ses responsabilités. Non pour se clore et pour reconstituer le fantasme abstrait de souveraineté, dont elle aura peut-être commencé à déconstruire l’héritage théologique ou humaniste, si du moins elle a commencé à le faire. Mais pour résister effectivement en s’alliant à des forces extra-académiques22Ibid., p. 78.
- Areser, op. cit., p. 13.
- Voir Wendy Brown, Les Habits neufs de la politique mondiale. Néolibéralisme et néoconservatisme, Paris, Les Prairies ordinaires, 2007.