Hommage à Daniel Bensaïd, prononcé lors de ses obsèques le 20 janvier 2010

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Je connais, je connaissais Daniel depuis près de 45 ans.

Pour celles et ceux de sa génération et de la mienne, c’est une partie de nous-mêmes qui part avec lui ; sans doute la meilleure, celle de notre jeunesse ardente et de nos espérances sans calculs ni compromis.

Pour les plus jeunes, il était aussi un maître d’espérance ouverte sur le monde et un frère chaleureux de combat et de débat, qu’il illuminait par sa culture et son talent qui nous faisaient croire à l’optimisme de l’intelligence partagée et aux projets toujours renouvelés d’une volonté collective.

Pour nous tous et en nous tous, sa perte a creusé un gouffre que nous n’imaginions pas quand nous redoutions la terrible nouvelle qui nous rassemble aujourd’hui.

Depuis une vingtaine d’années, Daniel se savait atteint de ce mal incurable qui fauche encore des vies partout dans le monde. Il n’en parlait pas mais il ne s’en cachait pas non plus.

Quand il l’a appris – après quelques jours de retraite pour discipliner ses pensées et mettre sa volonté au pas de charge qui était le sien –, il m’a fait l’honneur et l’amitié (avec quelques autres qu’il considérait comme ses proches) de m’en parler.

« Maintenant on va faire du mieux qu’on peut pour continuer », a-t-il conclu face à moi défait, en m’embrassant pour la première fois.

Cette saloperie lui a ravagé le corps qu’il avait gaiement entretenu par le vélo et la course à pied.

Mais il avait décidé de tenir la camarde à distance, même s’il savait que cette histoire lui mordait désormais la nuque.

Avant 1990, tout en militant 24 heures sur 24, en participant de près, en animant toutes les bagarres politiques de la JCR, puis de la Ligue communiste et de la LCR, il avait déjà écrit une dizaine de bouquins.

Outre ses nombreux textes et articles (notamment pour la revue Contretemps qu’il avait créée en 2001), il devait en produire une quarantaine au cours des 20 dernières années !

Il lisait des pages par milliers en français évidemment, en anglais aussi, en espagnol, en portugais, en italien, en allemand pour travailler sur Marx dans le texte.

Nous étions ébahis par son énergie, sa puissance de travail, sa facilité presque à en écrire des milliers d’autres, jamais creuses ni convenues ni banales.

Dans la lignée de Walter Benjamin, son maître en « passages », il se voyait comme un passeur de carburant pour la pensée et l’action. Une sentinelle et un éclaireur, revisitant les textes pour les habiter en projetant dessus la lumière de sa vaste culture littéraire.

Bien sûr, il n’était pas infaillible, mais toujours avec honnêteté, il n’hésitait pas à sourire de ses erreurs en les reconnaissant.

Lire Daniel, l’écouter, discuter longuement avec lui était toujours une fête, tant il était chaleureux, préoccupé des autres, soucieux de faire partager son enthousiasme jamais entamé pour le vaste projet de changer le monde, en s’engouffrant dans toutes les brèches, en cernant « tous les carrefours du possible » comme il aimait à le dire.

Quand d’autres se sont fatigués, ont baissé les bras pour bientôt aller à la soupe des places et des situations offertes par la société et l’ordre établi, même parées des vertus fanées de l’« alternance », lui s’est assigné un devoir de lucidité, de travail et d’imagination à l’écart des banalités à la mode ou de la vulgate sclérosée du matérialisme primaire.

À la fin des années 1980, quand la contre-réforme libérale battait déjà le tam-tam des médias avant de prêcher les bienfaits de la mondialisation, il avait dû constater en 1988 : « L’idée même de révolution, hier rayonnante d’utopie heureuse, de libération et de fête, semble avoir viré au soleil noir ».

Et il n’a pas ménagé ses efforts, souvent harassants pour lui, pour faire passer l’éclipse.

Si, la crise aidant, il y a un peu plus de lumière qu’alors, même s’il n’y en a pas assez, c’est en grande partie grâce à Daniel qui s’est imposé dans ces années-là comme une balise rigoureuse, fertile et imaginative, reconnue et estimée bien au-delà de sa famille politique : la LCR, la IVe Internationale et aujourd’hui le NPA.

L’hommage public qui lui sera rendu dimanche après-midi à la Mutualité en témoignera avec éclat, j’en suis sûr.

Daniel ne sera pas remplacé. D’autres ont certes pris son sillage : Olivier Besancenot, le NPA, toutes celles et ceux qui font vivre sa pensée et son action maintenant. Daniel était heureux de les voir, nombreux, toujours présents ou récemment embarqués dans l’aventure, même s’il râlait gentiment parfois sur les maladresses, les erreurs, les occasions manquées.

Mais lui nous manquera jusqu’à la fin de nos vies, car la fulgurance de son intelligence et la sincérité de ses implications, y compris personnelles, sont vraiment irremplaçables.

Ici, autour du cercueil de Daniel, nous l’entourons une dernière fois de notre affection, de notre amour (le mot s’impose), de notre reconnaissance et de notre admiration.

Et dans cette épreuve qui nous dévaste, nous pensons aussi à Sophie que nous chérissons pour ce qu’elle est et ce qu’elle a été pour Daniel.

Par ces quelques mots, j’ai voulu rendre à Daniel un peu de l’honneur et de la chaleur de sa présence parmi nous, avec nous.

Cet honneur nous aidera à vivre mais son absence nous minera toujours.

Salut Daniel !

Charles Michaloux


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