D’un côté, la teneur des négociations en cours n’implique ni changement qualitatif ni révolution du commerce mondial par rapport aux « rounds » précédents. Depuis la Seconde Guerre mondiale, les droits de douanes sur les produits industriels ont déjà été ramenés de 40 % à une moyenne de
5 à 8 %. Quant aux effets pour la France du fameux volet agricole de Blair House, s’ils aggravent les conséquences de la politique agricole commune sur le plan social, ils ne portent jamais que sur 0,38 % des exportations totales et sur 2,5 % des exportations agricoles elles-mêmes. De la part des « pro-signataires » comme des « anti-signataires », la dramatisation et l’inflation symboliques sont donc symptomatiques d’inquiétudes et d’enjeux qui se situent ailleurs que dans le subtil labyrinthe des taux, des quotas et des subventions.
Relancer la croissance ?
Les ondes longues dépressives de l’économie mondiale sont marquées par un ralentissement de la croissance, une contraction des échanges, une intensification de la concurrence. Elles ont abouti par le passé à des poussées protectionnistes. Ce fut le cas à la fin du XIXe siècle. De même, la crise de 1929 a déclenché une vague protectionniste : à la veille de la guerre, plus de la moitié du commerce mondial était concerné par des barrières douanières élevées. Il n’est pas surprenant que la dépression amorcée dans les années soixante-dix entraîne à son tour une tentation protectionniste. Malgré le discours libéral, les escarmouches se sont multipliées ces dernières années à propos de réglementations non tarifaires (normes d’hygiène et de qualité), de litiges entre grands producteurs aéronautiques, de quotas à l’importation et à l’exportation, d’établissement de droits compensateurs (sidérurgie américaine en 1992), ou encore de définition du contenu (national ou importé) des produits en fonction du montage et de l’origine des pièces (polémiques autour de l’implantation de Nissan en Grande-Bretagne, Honda aux États-Unis et au Canada). La nouveauté par rapport aux grandes dépressions antérieures, c’est que l’internationalisation accrue de la production et des échanges contrarie et retarde cette tendance. La contradiction n’en devient que plus explosive. Elle se résoudra à terme par une réorganisation radicale des rapports de forces économiques et politiques à l’échelle planétaire.
Objectif politique
L’urgence proclamée d’un accord serait donc politique avant d’être économique. Il s’agirait d’envoyer un signal clair aux investisseurs méfiants. La signature permettrait ainsi de relancer la croissance vers une sortie de la crise. Une impasse constituerait un facteur supplémentaire de la crise politique. Sans doute. Mais un accord ne suffirait en rien à provoquer la relance. C’est prendre l’effet pour la cause. Il existe un lien statistique entre le développement de la production et les échanges commerciaux. La stimulation du commerce ne saurait pour autant déterminer par elle-même un redressement de mise en valeur du capital. N’a-t-on pas promis-juré, hier, que la signature de l’Acte unique européen générerait la création de cinq millions d’emplois ! Dans un marché stagnant, tout le monde ne peut pas gagner en même temps : la perspective du salut par l’exportation ne tient que par l’écrasement et l’élimination des concurrents. Elle signifie donc un accroissement du chômage, de l’exclusion, de la misère dans telle ou telle région du monde, et au sein de chaque pays.
Convulsions françaises
La portée réelle de la bataille du Gatt est donc, avant tout, politique. Les États-Unis, puissance hégémonique depuis la dernière guerre, mais économiquement déclinante, s’efforcent d’utiliser leurs points forts pour rétablir la situation tant qu’il en est encore temps. Depuis plus de vingt ans, ils n’ont cessé de céder du terrain à l’Allemagne et au Japon sur le plan de la production, de la productivité du travail, des parts de marché. Ils disposent cependant encore d’atouts non négligeables : la dimension de leur marché intérieur, l’existence d’un État (à la différence de la Communauté européenne), l’hégémonie diplomatique et militaire énergiquement rappelée à l’occasion de la guerre du Golfe. Il s’agit pour eux de s’appuyer sur ces avantages relatifs pour entreprendre une reconquête en s’ouvrant davantage les marchés étrangers et en taisant éclater tout projet d’Europe politique au profit d’une simple zone de libre-échange.
Vieil empire finissant, la France se pousse du col pour tenir ce que Mitterrand appelle « son rang » dans la hiérarchie mondiale : le service d’appoint à l’intervention dans le Golfe s’est fait à ce titre. Elle s’accroche à son siège au Conseil de sécurité de l’Onu comme à une bouée. Elle cauchemarde sur la renaissance de la puissance allemande. D’où les inquiétantes convulsions des passions françaises. Le danger qu’une crise ouverte n’exacerbe des tendances chauvines et xénophobes toujours latentes est réel. Certains feignent de voir, entre « pro » et « anti »-Gatt, une ligne de partage entre chauvins égoïstes d’un côté et généreux cosmopolites de l’autre. Il n’en est rien. Hier, les partisans de Maastricht terminaient leur campagne référendaire sur l’argument décisif mais bien peu « européen » selon lequel il était urgent de ligoter l’Allemagne dans un carcan européen avant qu’elle ne s’abandonne à ses vieux démons. Aujourd’hui, les fervents du Gatt opposent aux « frileux » qui rechignent, la France conquérante qui gagne et qui doit oser se tailler de plus grosses parts de marché à la pointe de son audace. On a les ambitions que l’on mérite…
Il y a du cocorico et de la cocarde des deux côtés. Certains superposent même au vieux nationalisme pas mort, un eurochauvinisme en herbe qui ne vaut pas mieux. Ainsi M. Barre exhorte-t-il l’Union européenne à passer « de l’espace à la puissance » à partir de son « noyau dur franco-allemand » (Le Monde du 29 octobre).
Faits et arguments
Remettons donc les choses à plat.
1. Le problème n’est pas de signer ou pas cet accord du Gatt. Qui tient la plume, au service de qui ? Avec ou sans signature, la politique de Balladur resterait une politique de droite particulièrement agressive. Le problème, c’est le Gatt lui-même. La discussion semble imposer l’idée que cet accord général sur les tarifs et le commerce constitue le cadre naturel (aussi « naturel » que le serait le marché) des échanges mondiaux. Il s’agit en réalité d’une organisation planétaire de l’échange inégal mise en place et dominée depuis la Seconde Guerre mondiale par les puissances impérialistes. Dans les pays du tiers-monde, l’adhésion au Gatt est la plupart du temps perçue comme un renforcement de la dépendance. C’est d’ailleurs pourquoi le mouvement révolutionnaire et populaire s’y était fermement opposé, il y a quelques années encore, au Mexique : l’entrée dans le Gatt préparait la voie à la « modernisation » libérale de Salinas et à la soumission accrue au FMI. L’Uruguay Round n’est donc pas pire, qualitativement, que le Tokyo round. Ce qui est en cause, c’est le principe même du Gatt.
2. La crise mondiale porte en elle le déchaînement de nationalismes et de chauvinismes déjà à l’œuvre. C’est vrai. Mais le libre-échangisme débridé et le libéralisme marchand ne sont en rien un antidote à cette menace. Au contraire. Les inégalités et les exclusions engendrées par leur concurrence impitoyable, au niveau national comme au niveau mondial, sont le terreau des nationalismes et des intégrismes divers. Ces derniers ne sont que le revers de la médaille libérale. Seule une troisième voie, opposée aussi bien aux ravages du libéralisme qu’aux impasses du nationalisme fin de siècle, peut permettre de conjurer ces périls.
3. Les difficultés économiques et sociales dans les pays européens ne sont pas principalement imputables à la concurrence de pays du tiers-monde. Quoi qu’en dise la légende, 10 % seulement des investissements français à l’étranger se font en dehors des pays riches de l’OCDE. Les importations industrielles en provenance du tiers-monde représentent 11 % du produit intérieur brut en 1991 contre 6 % en 1980, ce qui reste modeste. Les exportations ont également augmenté pendant la même période et le solde demeure excédentaire. L’accord du Gatt ne constituerait en rien un acte de générosité. Non seulement il reproduit et perpétue les mécanismes de dépendance du Sud, mais l’inclusion des services dans l’accord renforce encore l’hégémonie des pays riches. Etats-Unis et Communauté européenne concentrent en effet 75 % des exportations dans ce domaine. La déréglementation en la matière imposera aux pays du tiers-monde de nouvelles formes de dépendance et des atteintes accrues à leur souveraineté.
4. La controverse autour du Gatt prend l’allure d’une opposition simple entre ouverture et fermeture, libéralisme ou protectionnisme. On évacue ainsi la véritable question. Celle des choix politiques et des intérêts sociaux qu’ils traduisent. De ce point de vue, la première urgence et le premier test demeurent celui de l’emploi. Une baisse massive et coordonnée du temps de travail, une dévaluation concertée des monnaies et un programme de travaux d’utilité publique à l’échelle européenne seraient susceptibles d’amorcer une inversion de la courbe du chômage. Dans ces conditions, un « non » européen au Gatt prendrait un tout autre sens : celui d’une défense des droits sociaux contre les pressions dévastatrices du marché mondial. Des mesures sélectives de protection pourraient alors être légitimes au nom d’un projet social et non d’un mythe national obscur.
5. Cette autre politique, face à la crise, n’impliquerait aucun égoïsme sacré au détriment des pays les plus pauvres. En réalité, l’essentiel de la bataille économique, les chiffres l’attestent, se joue entre les grandes puissances américaine, européennes et japonaise. On entend parler de clause sociale, de clause écologique, voire de clause culturelle, qui pourraient être avancées comme préalables à des échanges. Mais on ne saurait, au nom de telles clauses, prendre les pays du tiers-monde comme boucs émissaires de la crise, leur imposer un diktat supplémentaire et trouver un prétexte de plus à une nouvelle discrimination. Il faudrait d’ailleurs commencer par les appliquer aux pays riches eux-mêmes, par exemple, en exigeant une harmonisation sociale par le haut au sein de la communauté : baisse coordonnée du temps de travail sans perte de revenu, convergence vers un salaire minimum européen, alignement à la hausse du droit du travail.
6. Quant aux rapports avec les pays du tiers-monde, ils pourraient parfaitement être posés cas par cas, sous forme d’accords bilatéraux, y compris produit par produit, et non, comme c’est le cas avec le Gatt, dans le cadre d’accords globaux et multilatéraux qui font de chaque partie, d’autant plus qu’elle est faible, un otage du tout. Une telle renégociation bilatérale des échanges devrait commencer par une suppression inconditionnelle du paiement de la dette (qui n’est pas pour rien, par exemple, dans les affres actuelles de l’Algérie). De même que le vote des immigrés constitue en France une ligne de partage claire entre un nationalisme tatillon et un internationalisme solidaire, cette initiative ferait la différence entre défenseurs de l’ordre ancien, déguisés en généreux partisans de l’ouverture libérale, et défenseurs d’une modification radicale des relations entre le Nord et le Sud (sans oublier l’Est, puisque les clauses restrictives frappant l’aluminium russe viennent à point illustrer les limites du libéralisme « gatteux »). Il est d’ailleurs significatif que, ni la question des fluctuations monétaires ni celle de la dette et de ses effets, ne fassent partie de la discussion sur le Gatt.
Rouge n° 1568, 9 décembre 1993