Le philosophe Daniel Bensaïd a eu un « coup de foudre » pour Jeanne d’Arc, à qui il a consacré un ouvrage1. Insubordonnée, transgressive, dotée d’un sens politique étonnant, Jeanne, dit-il, était anachronique.
Politis : Pourquoi vous êtes-vous intéressé à Jeanne d’Arc ?
Daniel Bensaïd : J’ai d’abord été touché par une énigme Jeanne d’Arc… et par la curiosité de l’élucider. En travaillant sur son histoire mais aussi sur les images de Jeanne d’Arc à travers l’histoire, notamment littéraire, le mystère, loin de s’élucider, s’est épaissi. Ce personnage a une réalité historique – ce n’est pas une légende – et en même temps il est tellement bizarre, il a tant de côtés anachroniques ! Jeanne d’Arc ébauche l’idée nationale à une époque où la nation n’a pas de réalité dans les traditions dynastiques. Comment germe, aux franges d’un royaume passablement en loques, cette ébauche populaire d’une idée nationale ? Ce qui est fascinant, autrement, c’est l’énigme de cette bergère devenue un véritable chef militaire, notamment dans l’utilisation de l’artillerie, et dotée d’une inspiration, d’un flair politique étonnants ! Voyez l’histoire du sacre : le souci de la légitimité politique passe avant la logique et l’efficacité militaires. La logique militaire aurait voulu qu’elle marche directement sur Paris. Le détour par Reims, pour faire sacrer Charles VII, c’est l’idée que la légitimité dure au-delà des victoires militaires, ce qui est une idée profondément politique. Troisièmement, il y a le fait qu’elle est condamnée pour un délit de transgression des normes de partage entre les sexes ! Le motif de sa condamnation, c’est tout de même l’habit d’homme et les cheveux coupés. Elle n’a pas été piégée par le débat proprement théologique, mais elle l’a été sur ce point-là, dans un procès qui a toute la structure des procès en hérésie, qu’ils soient politiques ou religieux.
Il y a donc chez Jeanne d’Arc tous les ingrédients d’un véritable mystère, au sens fort, qui culmine dans la canonisation. Elle est condamnée par un tribunal religieux pour sorcellerie… et elle est canonisée sur une contradiction théologique : à cette époque, pour être canonisé, il fallait avoir fait des miracles. Cette canonisation est évidemment une convenance politique : 1920, la France victorieuse, etc., il n’empêche que la contradiction demeure. Enfin, dans mon intérêt pour Jeanne d’Arc, il y a aussi, c’est certain, une part de coup de foudre !
Politis : Comment expliquez-vous que tant de gens se réclament de Jeanne d’Arc, avec des intentions si différentes ?
Daniel Bensaïd : On est dans l’élaboration d’un mythe national. Il faut que le personnage se prête à la mythification, et sa part énorme de mystère, de problèmes non élucidés, fait qu’il y a suffisamment de lacunes et de parts d’ombres pour que viennent s’investir des discours d’appropriation et d’interprétation. Cela a fluctué énormément. Elle était en disgrâce au XVIIIe – voir les grossièretés de Voltaire à son égard ! – puis a resurgi avec l’élaboration d’une mythologie nationale. Là, et c’est aussi ce qui me passionne, elle a été l’enjeu permanent d’une dispute, d’un combat de constructions idéologiques.
Au début de la IIIe République, on a une Jeanne d’Arc franc-maçonne. Le bouquin de Léo Taxil en fait une Jeanne d’Arc anticléricale – non sans fondement ! De l’autre côté, se construit la revendication de la canonisation, qui est l’élaboration d’une Jeanne d’Arc religieuse, en dépit des contradictions : le rapport de Jeanne d’Arc avec l’Église est plus que problématique. Un écrivain circule entre ces deux images en fonction de sa propre évolution, c’est Charles Péguy. La première Jeanne d’Arc est dédiée à la République sociale universelle, elle met l’accent sur la rébellion, l’insubordination et l’hérésie. Ultérieurement, après la conversion de Péguy, notamment dans ses poésies, Jeanne d’Arc est réinvestie d’une symbolique plus religieuse.
Politis : Péguy, justement, la crédite d’un « athéisme révolutionnaire ». Est-ce que ça n’est pas paradoxal, vu la foi dont elle est pétrie ?
Daniel Bensaïd : C’est l’opposition, au moins chez le jeune Péguy, entre l’athéisme bourgeois qui est conformiste, positiviste, institutionnel, anti-dreyfusard pour une bonne part, que Péguy hait, et l’athéisme révolutionnaire, une sorte de mysticisme athée. L’indépendance de conscience, ce côté rebelle, de résistance populaire de Jeanne d’Arc peuvent avoir des allures de « foi révolutionnaire ». Pour Péguy, la prise de la Bastille est un soulèvement de la foi, d’une certaine manière !
Mariatégui – le principal théoricien révolutionnaire athée d’Amérique latine de l’entre-deux-guerres – résume bien comment Jeanne d’Arc devient un spectre qui nous parle, peut même parler plusieurs langues, dans les périodes de trouble et d’incertitude. À cet égard, une des plus belles et touchantes Jeanne d’Arc – parce qu’elle n’est pas du tout dans la bigoterie confite – c’est la Jeanne d’Arc de Joseph Delteil. Elle est d’une vitalité, d’une fraîcheur extraordinaire.
Politis : Vous dites dans votre ouvrage que Jeanne d’Arc est une femme « de passages », un « personnage de transition ». De quelle manière ?
Daniel Bensaïd : C’est un personnage de transition et de passage entre les époques, les mœurs, les représentations du monde. On peut y lire aussi bien l’annonce – ce que va faire Michelet – d’une symbolisation nationale que l’annonce – ce que va faire Bernard Shaw – de la réforme protestante, avec ses voix opposées à l’autorité de l’Église, la conscience personnelle en somme !
En 1429-1431, on est à la veille de la découverte du nouveau monde. On est à la charnière des hérésies de la fin du Moyen âge et de la Réforme. C’est une transition dans le rapport au religieux. C’est aussi une transition entre la tradition dynastique et l’idée nationale. Les deux vont entrer très vite en conflit. C’est aussi un personnage de transition dans les pratiques militaires. On passe de l’arquebuse aux débuts de l’artillerie.
Enfin, sans faire de Jeanne une féministe avant l’heure, il y a aussi cette question du statut de la femme à une période où on sort d’une sublimation de l’amour courtois et où le développement de la société moderne accentue l’exclusion et la dévalorisation du statut de la femme. On le voit dans le bouquin de Michelet La Sorcière : il y a un refoulement des femmes au foyer, vers le monde obscur. Cela fait beaucoup de transitions qui viennent se cristalliser.
C’est pour cela qu’il y a un tel rayonnement autour de Jeanne d’Arc, tellement d’entrées, un jeu de miroirs permanents… et tant d’appropriations politiques. Sa récupération par Le Pen, littéralement me révolte ! Jeanne d’Arc est un personnage tellement intéressant, tellement séduisant, que j’ai l’impression qu’elle est salie par une grossièreté.
Politis : D’autant plus étonnante et intéressante… que c’est une femme.
Daniel Bensaïd : Mais oui ! Rendez-vous compte : une fille d’à peine 19 ans se retrouve devant 200 théologiens et docteurs ! Le document des minutes du dossier est ahurissant ! On se demande comment elle fait pour déjouer avec une telle agilité des pièges théologiques terriblement pervers. Péguy a la réponse, il dit : « Elle trichait par simplicité. » C’est une jolie formule, mais tout de même ! Dans les attendus de condamnation, il est limpide qu’on lui reproche de sortir de son rôle de femme. Et la fascination, le trouble même, qu’elle a exercé sur ses militaires, ou des gens comme Gilles de Rais qui n’étaient pas des enfants de chœur, sont incontestables. Jeanne est toujours décalée par rapport au statut social qu’elle est censée incarner.
Propos recueillis par Marie-Edith Alouf
Politis n° 572, 28 octobre 1999