Pris à partie dans le livre de Daniel Lindenberg, Rappel à l’ordre, enquête sur les nouveaux réactionnaires, Alain Finkielkraut et Philippe Muray ont déjà réagi dans nos colonnes. En sens inverse, Daniel Bensaïd, philosophe et militant de la Ligue communiste révolutionnaire, dont les idées se rapprochent de celles de Maurice Maschino qui, dans Le Monde diplomatique d’octobre, avait lancé la polémique, intervient aujourd’hui dans Le Figaro.
Le livre de Daniel Lindenberg suscite une tempête dans un dé à coudre dont le microcosme médiatique est friand. Toujours à l’affût de quelque bataille d’Hernani, on s’y écharpe gaillardement, tantôt en s’indignant du silence des intellectuels, tantôt en s’exaspérant de leurs bavardages. Ces flatulences polémiques sont inversement proportionnelles à l’importance des enjeux, comme s’il fallait s’inventer à tout prix de bonnes causes domestiques pour mieux se détourner des grandes causes qui ébranlent le monde.
Ainsi a-t-on vu un grand quotidien du soir consacrer pas moins de 125 articles, tribunes, entrefilets, à « l’affaire Renaud Camus ». Mais, si les écrits de cet antisémite suranné soulèvent aussitôt une levée de boucliers justifiée de la part des associations contre le racisme et l’antisémitisme, la presse branchée tresse avec insouciance des lauriers littéraires aux authentiques réacs parfaitement contemporains que sont les Marc-Édouard Nabe, Dantec ou Houellebecq. Et le président de la société des lecteurs du Monde a pu, sans que le petit monde qui fait profession de penser ne songe à s’en émouvoir, s’indigner que l’on ait pu reprocher, « au nom du respect des populations civiles » (sic !), aux Anglais d’avoir bombardé Dresde et aux Américains, Hiroshima : en ces temps de guerre sans limites, pour Alain Mine, y-faut-skifaut, y compris l’arme atomique si nécessaire.
« Nouveaux réactionnaires » ? Réactionnaires ? Certainement. Nouveaux ? Pas tellement. En la matière, on fait un peu de neuf avec beaucoup de vieux. Dans la galerie des « nouveaux réactionnaires », on retrouve en effet au grand complet les ex-« nouveaux philosophes » fourbus et blanchis sous le harnais, d’avoir fidèlement servi, un quart de siècle durant, le nouvel ordre libéral. On y retrouve les girouettes professionnelles comme Sollers, l’homme qui tourne plus vite que son ombre, et, bien sûr, la voix chevrotante de l’Occident impérial en la personne de Revel. Rien de très nouveau, donc, si ce n’est que la réaction se porte désormais en bandoulière. Le rapprochement fusionnel entre la droite du centre et la gauche du centre a rendu les frontières si poreuses qu’un Luc Ferry pourrait passer d’un ministère Raffarin à un ministère Fabius sans avoir même l’air de retourner sa veste.
Ainsi, en pleine négociation sur le Pare [Plan d’aide au retour à l’emploi], a-t-on pu voir Blandine Kriegel (récompensée depuis par l’Élysée), Alain Finkielkraut et quelques autres notables du concept déjeuner joyeusement au siège du Medef, à l’invitation du duo François Ewald-Denis Kessler. On a pu voir aussi Alain Finkielkraut (de tous les mauvais coups), Alexandre Adler et Pierre-André Taguieff – les deux premiers éditorialistes à leurs heures – témoigner à charge dans un procès contre Daniel Mermet, ignoblement accusé d’antisémitisme. L’accusation fut bien sûr déboutée, mais la calomnie laisse toujours des traces. Nos Pieds Nickelés y auront honteusement contribué en plaidant pour la censure contre un journaliste de radio soucieux d’exercer son métier sans perdre son sens critique. C’est à ces petits riens qu’on mesure l’étendue de leur faillite intellectuelle et morale.
La trahison des clercs est une vieille histoire. Les intellectuels ne sont pas faits d’une autre étoffe que le citoyen lambda. Ils ont majoritairement tendance à se ranger du côté du manche, plutôt que du côté qui prend les coups. Les 121 signataires du manifeste du même nom sont toujours des minorités dissidentes, à rebrousse-poil des majorités consentantes. Pour un Zola, un Sartre, un François Maspero, un Vidal-Naquet, combien d’intelligences serviles ? Le père Hugo lui-même, vénéré comme conscience morale de la République, salua avec ferveur les massacres de juin 1848. Il n’a pas manqué d’écrivains déchaînés contre la Commune. Le camp anti-dreyfusard eut ses intellectuels, non moins nombreux que les dreyfusards. Travailler sur les idées ou sur les mots n’est pas une garantie de clairvoyance politique ou de sainteté éthique.
Ce qui est réellement nouveau, c’est la situation elle-même. Les béatitudes mondialisées chères à Alain Minc s’effondrent dans la crise. Après les tours de Manhattan, l’année écoulée aura vu la chute de la maison Enron, symbole de la nouvelle économie, et la débâcle de l’économie argentine, hier encore élève modèle du FMI. La planète vit depuis un an dans l’État d’exception permanente décrété par Georges Bush. Sharon occupe la Cisjordanie, écrase Jénine et parque les Palestiniens derrière un nouveau mur de la honte. Le militarisme impérial repart de plus belle. On se demande chaque jour quand la guerre de Troie (ou de Babylone) aura lieu.
Les demi-teintes, les bienséances, les connivences mondaines n’y résistent pas. Les masques tombent et les maquillages s’écaillent. Le juste milieu des moralistes qui craignent de tomber entre deux feux s’affaisse. Ils aimeraient tant que l’histoire les laisse en paix, avec leurs bouquins, leurs revues, leurs abonnés, leur bon sens et leurs bonnes manières. Mais la guerre, ça fâche. Le monde se déchire. Difficile pour les gouvernants européens de concilier le soutien à la croisade antiterroriste de Bush et la défense de la cause tchétchène ? Alors, on ferme pudiquement les yeux devant les crimes de Poutine : union sacrée impériale oblige ! Difficile, pour Bernard-Henri Lévy ou André Glucksmann, de combattre la purification ethnique dans les Balkans et de l’ignorer quand elle s’exerce contre les Palestiniens ? Alors on la boucle et on regarde ailleurs : union sacrée occidentale oblige !
Si nouveauté il y a, elle est aussi dans la massification du travail intellectuel et dans son extension à toutes les sphères du travail social. À mesure que le « général intellect » se socialise, les maîtres-penseurs se font rares. Qui s’en plaindrait ? Michel Foucault avait prévu ce passage de l’intellectuel généraliste à « l’intellectuel spécifique ». Il avait moins prévu l’avènement de l’intello mégalo qui s’épanouit dans le spectacle postmoderne. Concurrencés dans leur sacerdoce, frustrés de leur perte d’aura, beaucoup cherchent une compensation dans la cooptation et la consécration médiatique. Ils finissent ainsi par chérir leur propre image et par croire que ce sont leurs idées qui mènent le monde.
Face à ce narcissisme de caste, une figure nouvelle d’engagement – non comme don ostentatoire de sa personne mais comme participation modeste aux combats communs – prend forme, de Porto Alegre à Florence, dans les mouvements contre la guerre impériale et contre la mondialisation capitaliste. Harold Rosenberg considérait l’intellectuel militant comme un intellectuel qui ne pense pas. On pourrait lui opposer qu’un intellectuel qui ne milite pas (quelle que soit la forme, partisane, associative ou syndicale, de son engagement) est un intellectuel irresponsable, qui ne rend de comptes à personne et peut zapper ses errements de la veille sans jamais avoir à s’en expliquer. Les manifestants de Florence ont posé les vraies questions : pour ou contre la guerre impériale, pour ou contre la mondialisation libérale, pour ou contre une charte européenne des droits sociaux. C’est une bonne ligne de partage des eaux, non seulement entre les intellectuels mais dans l’ensemble de la société. « Il faut non seulement que cesse l’exploitation de l’homme par l’homme mais que cesse l’exploitation de l’homme par le prétendu Dieu d’absurde et provocante mémoire. Il faut que soit révisé de fond en comble, sans trace d’hypocrisie, le problème des rapports de l’homme et de la femme. Il faut que l’homme passe avec armes et bagages du côté de l’homme. Assez de faiblesses, assez d’enfantillages, assez d’idées d’indignité, assez de torpeurs, assez de badauderie, assez de fleur sur les tombes, assez d’instruction civique entre deux classes de gymnastique, assez de tolérance, assez de couleuvres ! » Ce programme énoncé par André Breton il y a cinquante est toujours d’une revigorante actualité.
Le Figaro, mardi 19 novembre 2002
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