Avril : un joli mois de printemps et de promesse.
Avril 2002 à Jénine : la date et le lieu d’un crime d’État. Un maillon de plus dans la chaîne des noms propres – Deir Yassine, Tantura, Sabra, Chatila – qui sont autant de stations d’un calvaire historique.
Dans un moment d’inquiétude éphémère, Shimon Pérès lui-même s’est effrayé le 9 avril de ce que l’on découvrirait à Jénine lorsque des enquêteurs internationaux pourraient pénétrer dans le champ de ruines d’un kilomètre carré. Douze jours durant, le gouvernement israélien a multiplié les manœuvres dilatoires contre l’envoi proposé par Kofi Annan d’une « équipe d’établissement des faits » chargée, de « recueillir des informations exactes sur les événements survenus dans le camp de réfugiés de Jénine ». Au terme de ces vaines tractations, dans une lettre du 1er mai au Conseil de sécurité, le secrétaire général des Nations unies avouait sa résignation : « Étant donné que la situation dans le camp évolue de jour en jour, il sera de plus en plus difficile d’établir les faits de manière fiable et précise. » Autrement dit, chaque jour qui passe efface les preuves.
Conclusion : la mission d’enquête fut dissoute avant même d’avoir entrepris sa mission. Nul « ultimatum » ne fut adressé à Ariel Sharon au nom de la « communauté internationale ». L’Onu ne viendrait pas à Jénine. Silence sur le camp martyr. Rien à entendre, que l’écho douloureux d’une stupeur muette. Rien à voir, que la poussière désolée des maisons rasées. Rien à sentir, que l’odeur tenace de la mort obstinément collée à la boue et aux semelles.
Jénine, « ground zéro ».
À défaut d’enquêteurs accrédités, contre l’effacement et l’oubli, il y eut cependant, semaine après semaine, la noria des missions civiles, la ronde cosmopolite de la solidarité sans frontières. À l’initiative de Nahla Chahal et de Hala Kodmani, leur témoignage nécessaire prend forme, au croisement des regards et des paroles, au point de rencontre improbable entre les victimes et leurs visiteurs. Ce témoignage collectif répond à l’injonction de dire – simplement, sobrement, sans emphase inutile – lancée par les jeunes rescapés du cauchemar : « Dis-leur que ce qu’ils voient aujourd’hui ne rend pas compte de tout le drame… Dis-leur que nous ne quitterons pas le camp et que nous le reconstruirons… Dis-leur que nous ne sommes pas des terroristes et que nous avons été tués ici, dans nos maisons… Dis-leur que le terroriste est celui qui tue les gens et arrache les arbres… Dis-leur qu’à Sabra et Chatila, ils ont tué les gens, mais qu’ici ils ont tué les arbres… »
Et ils, elles, trouvent les mots pour le dire. Les mots blessés des habitants, des médecins, des combattants, ceux des enfants et des anciens se nouent aux paroles pudiques des témoins venus d’ailleurs. Au fil des récits fragmentaires, surgit ainsi le spectre de Jénine. Sans le moindre regret ou remords, le soldat réserviste israélien Moshe Nissim confirme le crime. Aux commandes d’un bulldozer géant, il s’acharne à pulvériser maisons et foyers. Il rapporte son application à écraser les ruines, à transformer les vestiges d’un semblant de vie en un dérisoire terrain de football. Devant ce déchaînement mécanique, l’autre, le réfugié, est dépouillé peu à peu de son humanité, bestialisé, réduit à l’état d’insecte et de cloporte, condamné à végéter dans les gravats d’un passé décomposé. Inexorablement, le bulldozer trace une nouvelle frontière au cœur de l’espèce, entre une humanité confisquée et une sous-humanité de sans-droits.
Au fil de ce dossier accablant, les questions lancinantes s’imposent. Pourquoi tant de surdité ? Pourquoi tant d’indifférence ? En avril, à Paris, le nom de Jénine parvenait à peine, comme un bruit de fond assourdi par le mol oreiller de la campagne électorale. Pourquoi le monde tolère-t-il des dirigeants israéliens un tel mépris résolutions de l’Onu ? Pourquoi les voix qui se sont élevées pour Sebrenica ou pour Grozny se taisent-elles ? Pourquoi cette honteuse démission des clercs ? Pourquoi Ariel Sharon n’est-il pas poursuivi devant les juridictions internationales pour crime de guerre ?
Rien de nouveau, constate un témoin des missions civiles : Jénine continue 1948. Dans la logique du désastre toujours recommencé, l’expulsion s’ajoute à l’expulsion, l’exil à l’exil, l’exode à l’exode. Au nom du judéocide, qui est une catastrophe européenne, Israël revendique un crédit moral inépuisable et un droit de réparation illimité. Bâti sur une contradiction originelle, il se prétend un État démocratique moderne, mais se définit comme un « État Juif ». Qu’est-ce qu’un État Juif ? Un État ethnico-théocratique, fondé sur le droit du sang et sur le refus du droit du sol pour les Palestiniens, un État condamné à la fuite en avant suicidaire dans une logique de séparation toujours recommencée.
Cette spirale mortifère mène à l’impasse non seulement le peuple palestinien, mais le peuple israélien lui-même. Elle dresse entre eux un mur de la honte, hérissé de miradors et bardé d’équipements électroniques. Elle étend les colonies et multiplie les contrôles militaires. Quel avenir peut envisager un peuple dont l’existence se nourrit d’angoisse et dont l’unité se construit sur la peur de l’autre ? La furie destructrice des bulldozers de Jénine apparaît ainsi comme la terrible métaphore d’une névrose collective. Elle ne relève pas, dit Sylvie Mansour, de la « violence gratuite d’une soldatesque mal commandée », mais d’une « sauvagerie méthodique » visant à désespérer la Cisjordanie et Gaza. À terroriser un peuple.
Qui sait ce qui peut naître de cette désespérance ?
Jénine n’est pas une bavure, un mauvais lapsus de l’histoire. Il y a un avant et un après. La déraison historique, hélas, a ses raisons. La folie, sa logique. Sharon et ses pairs veulent anéantir le droit démocratique du peuple palestinien – reconnu par les résolutions restées lettre morte de l’Onu – à un territoire et à un État souverain. Ils veulent dissoudre ses droits nationaux légitimes dans une guerre de religions ou dans un choc de « civilisations ». Ils préfèrent – et ils le disent à haute voix – affronter des organisations fondamentalistes qu’une Autorité palestinienne laïque et pluraliste.
L’escalade contre les territoires occupés s’insère dans la croisade impériale du Bien contre le Mal prêchée par Georges Bush au lendemain du 11-Septembre 2001. Elle s’inscrit dans la guerre sans limite et dans l’état d’exception permanente décrété par le président étasunien. Elle devance et prépare l’attaque annoncée contre l’Irak. C’est pourquoi il importe de refuser la dépolitisation du conflit, sa transformation en conflit religieux et ethnique ; de défaire les réflexes communautaires et les appartenances closes ; de tisser des solidarités et des amitiés par-delà les frontières. Les réservistes israéliens qui refusent de servir dans les territoires, les historiens qui travaillent à établir la vérité sur les expulsions de 1948, les voix qui dénient au gouvernement israélien le droit d’enrôler toutes les victimes juives de l’histoire au service de sa politique d’oppression, les militants des missions civiles qui témoignent contre le crime d’État, tous, à la mesure de leurs moyens, se dressent contre la solitude du peuple palestinien.
Que notre dextre se dessèche et que notre langue colle à notre palais si nous oublions Jénine.
1er mai 2002
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