Le Figaro : En quoi la pensée de Bourdieu a-t-elle révolutionné la sociologie ?
Daniel Bensaïd : Révolutionné ? Je ne sais pas vraiment ce que c’est la révolution et je suis prudent avec l’usage de ce terme. Bourdieu a en revanche incontestablement marqué la sociologie. Ce faisant, il a combiné un triple héritage, très classique quand on y réfléchit bien, entre une critique de l’être social propre à Marx, une inscription dans la tradition sociologique française de Durkheim, et des emprunts à Max Weber, Et il ne s’est pas contenté d’additionner ces trois apports. Il faut donc saluer une vraie part d’innovation dans les outils conceptuels à l’aide desquels il a construit le social. Même s’ils sont l’objet d’une appropriation un peu vagabonde en raison de leur succès, les concepts bourdieusiens demeurent opératoires pour affiner les différenciations et la critique du social. Ce qui peut-être donne une tournure révolutionnaire à son œuvre, c’est la manière dont se télescopent son travail de sociologue, à la scientificité duquel il veillait, et un engagement politique intervenu essentiellement depuis dix ans.
Le Figaro : La pensée de Bourdieu n’est-elle pas une variante hyperdéterministe du marxisme, qui enlève à la culture toute fonction émancipatrice ?
Daniel Bensaïd : On peut se le demander. Bien sûr, vous avez raison, Bourdieu ne situe pas la fonction émancipatrice dans la culture, et en cela donne l’impression d’avoir affaire à un système de domination totalement verrouillé. Mais ce trait de sa pensée est peut-être aussi largement l’effet d’une époque, celle des années de plomb que furent les années quatre-vingt. Mais au-delà de ce contexte spécifique, on peut dire que le problème du déterminisme est posé chez Marx, et n’est pas tout à fait résolu.
Le Figaro : Bourdieu accorde-t-il une place moins grande encore à la liberté que Marx ?
Daniel Bensaïd : On peut constater qu’il n’écrit pas sur l’émancipation des femmes mais sur la domination masculine ! Cela nous met sur la voie. La domination est de l’ordre du donné, elle est totale et brutale et, à partir de là il me semble que la seule brèche dans le dispositif bouclé de la reproduction, c’est la réflexivité de la démarche scientifique elle-même.
Le Figaro : D’où une sacralisation de l’abstraction idéologique ?
Daniel Bensaïd : Disons que cette attitude attribue en fait un rôle très privilégié aux intellectuels, sans qu’ils deviennent pour autant les agents ou les acteurs révolutionnaires.
Le Figaro : Justement, les clercs surplombent mais n’interviennent pas…
Daniel Bensaïd : La conception qu’il se fait de la sociologie confirme tout au moins une prédilection pour le travail intellectuel, et sa réserve atteste la puissance de l’héritage weberien qui exige une mise à distance de l’engagement politique. Jusqu’à ces dernières années, Bourdieu s’est tenu à cet ethos de la distanciation. Il a pensé qu’il ne pouvait pas être partie prenante de la mêlée sous peine de déroger à sa déontologie…
Le Figaro : Et vous regrettez ce « regard éloigné » ?
Daniel Bensaïd : Disons en tout cas que cette attitude n’allait pas sans risques, Le sociologue opposé à l’homme d’opinion, le scientifique se défiant du doxologue, c’est la porte ouverte à une exclusion par la philosophie de tout ce qui n’est pas elle…
Le Figaro : Et à une exclusion du monde, à un court-circuitage de la culture comme voie d’accès au monde et comme outil d’émancipation ?
Daniel Bensaïd : Disons tout au moins que, jusqu’aux Misère du monde, cette façon de sacraliser la réflexitivité de la démarche scientifique réitère le combat implacable du philosophe contre le sophiste, reconduit un ethos selon lequel le discours de vérité scientifique s’opposerait à l’enfer des opinions. Et, à son tour, ce « ou bien… ou bien », ce dualisme tranché hostile à la doxa (qui opère dans sa critique des médias) ne laisse finalement que peu de place à une action spécifiquement politique, inscrite justement dans la tension permanente entre la vérité et les effets d’opinion. Les sophistes savaient cela et ils n’ont pas inventé par hasard la démocratie, ce que Platon leur reproche d’ailleurs…
Le Figaro : Quand il écrit sur la télévision, Bourdieu n’est-il pas victime de son oscillation intellectuelle ?
Daniel Bensaïd : Je crois qu’on en voit les effets. Le petit bouquin qui a eu un gros succès de vente n’est pas une thèse scientifique, c’est une intervention dans le registre du pamphlet. Mais entraîné par l’analyse de la reproduction, Bourdieu, au lieu d’analyser le champ médiatique en utilisant son vocabulaire, n’entre pas dans les contradictions de cette pratique sociale en disséquant son articulation à la production marchande. Mais il reste prisonnier de la pure « reproduction ». Si les journalistes sont réduits à l’état de « chiens de garde », il n’est plus question de discuter des contenus, seulement de « collaboration » à une institution diabolisée.
Le Figaro : Dans les dernières années de sa vie, il a développé une lecture sévère de la mondialisation. Vous vous y reconnaissez ?
Daniel Bensaïd : Pendant les dernières années de sa vie, il a essayé d’être l’artisan d’un mouvement social européen, sans succès immédiat. En fait il n’est pas entré directement dans le champ politique, mais par l’intermédiaire de ses prises de position (les grèves de 1995, les sans-papiers, le soutien aux chômeurs, l’intervention de l’Otan dans les Balkans)… Mais il a eu du mal à dépasser le clivage entre l’expertise sociologique et l’idée de servir le peuple, entre la position de l’intellectuel en surplomb du social et celle de l’intellectuel au service du social. Entre un populisme critique et une tentation mandarinale. Cela dit, il a été un compagnon de lutte important dans notre mobilisation contre l’ultralibéralisme planétaire.
Le Figaro, 25 janvier 2002, propos recueillis par Alexis Lacroix
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