Libération : Toni Negri justifie son oui par la volonté d’en finir avec l’État-nation et de combattre l’empire américain. Comprenez-vous cette stratégie ?
Daniel Bensaïd : Ses arguments sont étonnants : l’Europe serait progressiste puisque, selon lui, elle « dépasserait l’État-nation comme forme d’organisation des élites capitalistes ». Mais l’Europe, si elle aboutit, sera un nouvel État, plutôt un proto-État avec moins de pouvoir politique. Dans les faits, ce sera un despotisme marchand. Surtout, les élites capitalistes d’aujourd’hui sont pro-Constitution, pour l’Europe telle qu’elle s’est faite et continuerait à se faire. Et il ajoute : « L’État-nation est le lieu d’organisation du marché. » Les bras m’en tombent ! Le marché aujourd’hui s’organise tout autant via les mécanismes européens, à commencer par la Banque centrale. En fait, les espaces s’emboîtent : nationaux, européens, mondiaux.
Libération : Toni Negri pense que pour balayer la vieille forme de l’impérialisme, il faut s’allier à la bourgeoise ?
Daniel Bensaïd : L’argument de l’alliance avec la partie la plus progressiste de la bourgeoise est celui de tous les renoncements réformistes. Faire ainsi contrepoids aux États-Unis est illusoire, puisqu’il s’agit de copier leur modèle de régulation, et sans le pouvoir militaire en plus ! Il faut trouver une alternative au modèle américain : c’est là le vrai défi. L’adoption de la Constitution ne relance pas l’Europe sociale, c’est un passeport vers l’inconnu.
Libération : Donc pas question de payer un « tribut au libéralisme » ?
Daniel Bensaïd : Mais qui le paiera ? Pas Toni Negri. C’est du machiavélisme au petit pied. La construction européenne, contrairement aux promesses, c’est toujours plus de chômage, de précarité et toujours moins de protection sociale. Si ce prix, conçu par Negri comme un pacte avec le diable, est payé par les peuples, l’Europe sera prise en grippe. Le projet européen, auquel je tiens, risque d’être subi comme une agression. Ce n’est pas un phénomène uniquement français. La démarche de Negri me paraît très idéologique. Il suit sa logique, en supposant qu’elle correspond à la situation.
Cette constitution sanctionne et pérennise vingt ans de contre-réforme libérale. Elle traduit certes le rapport de forces réel au sein de l’Europe. Mais nous ne le rétablirons pas en notre faveur en cédant davantage de terrain.
Libération : A contrario, le non permettrait ce renversement ?
Daniel Bensaïd : Pourquoi Fabius s’est-il impliqué dans cette bataille ? Pas seulement pour des motivations politiciennes. Il a aussi des raisons tout à fait rationnelles. Dans l’hypothèse d’un retour de la gauche au pouvoir, celle-ci se retrouverait corsetée dans l’ensemble des contraintes européennes. Une victoire du oui l’empêcherait de mener une politique alternative au sein de l’Europe. Car desserrer l’étreinte, ce n’est pas seulement relancer les salaires et assouplir le pacte de stabilité. Il faut aussi avoir les moyens d’une telle politique. Par exemple, en reprenant le contrôle de l’outil monétaire, en développant les services publics. Ce ne sont pas de petits amendements. À défaut, la gauche risque de perdre sur tous les tableaux. Elle ne reconquerra pas son électorat avec une politique proche de celle de Bayrou.
Libération : Negri, Dany, « Juju » sur la même estrade, c’est montrer qu’on peut être radical et pour le oui ?
Daniel Bensaïd : Toni Negri, Julien Dray et Daniel Cohn-Bendit constituent une brochette de soixante-huitards revenus de tout et surtout d’eux-mêmes. Au-delà de la mise en scène, ils expriment des convictions. Cohn-Bendit est réellement libéral et libertaire. Negri suit un raisonnement logique qui me paraît d’une abstraction désastreuse. Julien Dray est certainement sincère mais se situe plus dans la tambouille d’appareil. Il y a là un faisceau convergent, avec un petit côté triste.
Recueilli par Christophe Forcari et Hervé Nathan
Libération, mercredi 18 mai 2005
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