Le discours versaillais de Nicolas Sarkozy, le 28 avril à Bercy, avait le ton de la revanche sociale : « Mai 68 nous avait imposé un relativisme intellectuel et moral… Le culte de l’argent roi et du profit à court terme a été porté par les valeurs de Mai 68… Je propose aux Français de rompre réellement avec l’esprit, avec les comportements, avec les idées de Mai 68. Je propose aux Français de rompre réellement avec le cynisme de Mai 68. Je propose aux Français de renouer en politique avec la morale, avec l’autorité, avec le travail, avec la nation. » Travail, famille, patrie : la trilogie vichyste au grand complet.
Ce discours expiatoire, qui prétend faire porter au péché originel de Mai 68 la responsabilité du chômage et des misères du présent, s’inscrit pleinement dans la tradition versaillaise qui érigea le Sacré-Cœur pour expier les « crimes » de la Commune, ou de Vichy qui imputa « l’étrange défaite » aux effets délétères du Front populaire. Avec l’oraison funèbre sarkozienne, la boucle de la révision historique est bouclée. 1978, c’était déjà la cérémonie des adieux : l’ordre était rétabli au Portugal et la gauche divisée avait perdu les élections législatives. 1988, en prélude aux fastes dépolitisés du Bicentenaire, c’était la réécriture mitterrandienne de Mai 68 comme prémisse à la modernisation et tremplin vers la gloire d’une génération hédoniste. Un an avant le quarantième anniversaire, Sarkozy escamote d’un tour de bonneteau la plus grande grève générale et fait de Mai 68 le bouc émissaire des dégâts de… la contre-réforme libérale !
Pourquoi Mai 68 trouble-t-il encore les nuits de Sarkozy au point de vouloir à tout prix en exorciser le spectre ?
S’il ne s’était agi que d’une explosion juvénile, on en parlerait comme on évoque le mouvement des campus américains ou la révolte des provos dans les rues d’Amsterdam. Dans la plupart des pays capitalistes développés, les mœurs ont évolué, l’individualité s’est affirmée, le droit à l’avortement a été conquis, sans qu’il y eût besoin pour cela de la grève générale la plus longue et la plus massive de l’histoire de France. Était-ce la der des der des luttes ouvrières du XIXe et du XXe siècle ? L’ultime baroud du monde de Zola, du Front pop et de la Libération ? Ou la première grève du XXIe siècle, dans un pays à large majorité urbaine, où la classe travailleuse rassemble sous son hégémonie la petite paysannerie, la jeunesse scolarisée, une fraction importante des techniciens et cadres, et où des équipes de foot se déclarent en autogestion ? Sans doute un peu des deux : une grève entre déjà-plus et pas-encore, entre ce qui s’efface doucement et ce qui s’annonce à peine.
Mai 68 n’est pas une affaire nationale franco-française. C’est un événement global, un moment de convergence des résistances et des révoltes. On en parlerait bien différemment, s’il ne faisait pas aussi écho aussi à l’offensive du Têt de février 1968 au Vietnam, au printemps de Prague, à l’agitation des étudiants polonais, à la révolte de la jeunesse pakistanaise, au mouvement antiguerre aux États-Unis, aux braises de la révolution culturelle en Chine, au massacre de Tlatelolco et aux poings levés gantés de noir sur le podium olympique.
Mai 68 apparaît enfin, rétrospectivement comme le foyer symbolique d’une révolution culturelle qui s’est propagée tout au long des années 1970, avec l’essor du mouvement des femmes, l’apparition du mouvement des homosexualités, la contestation de l’ordre familial, carcéral ou psychiatrique.
Un collectif s’est donc créé, pour conjuguer cet héritage au présent : en quoi le triple événement social, international, culturel, résonne encore. Il se propose d’organiser une série d’initiatives, du 10 au 25 mai, autour desquelles puissent se démultiplier les initiatives les plus diverses dans les villes et les quartiers. Que cent fleurs printanières s’épanouissent. Le bouquet sera consultable sur le site créé à cet effet : www.mai-68.fr.
Appel : Mai 68, ce n’est pas qu’un début
Un spectre hante les tenants de l’ordre établi : le spectre de Mai 68. Toutes les puissances du vieux monde se sont unies en une saine alliance pour traquer ce spectre. Ne manque à l’appel aucun(e) de ceux et celles qui n’ont comme horizon indépassable que le monde tel qu’il est, voire la fin de l’histoire.
Pour la France bien-pensante, Mai 68 est responsable de tout. Nicolas Sarkozy n’a pas hésité à la faire frémir en agitant à nouveau le spectre. Il s’agit, selon lui, « de savoir si l’héritage de Mai 68 doit être perpétué ou s’il doit être liquidé une bonne fois pour toutes ». Dans cette liquidation seraient visés non seulement les droits syndicaux, le smic, le salaire socialisé, mais aussi les avancées obtenues, entre autres, par les luttes féministes.
Tel un ludion, le spectre de Mai 68 ressort du placard tous les dix ans. C’est l’occasion des exorcismes et des oraisons funèbres, des enterrements de première classe et des cérémonies des adieux, des célébrations compassées, des imprécations et des repentances de tous les ralliés.
Il est grand temps de se réapproprier Mai 68, les réalités derrière les mythes, le Mai des prolétaires (de la grève générale et des occupations d’usines), le Mai de la Commune étudiante, le Mai des murs qui prirent la parole, le Mai des barricades qui ferment la rue et ouvrent la voie, le Mai qui a pavé le chemin des libérations et des transformations sociales et sociétales arrachées au cours de la décennie suivante, le Mai qui a soufflé sur Berlin, Prague, Mexico ou Turin, soulevant l’espoir tout autant que la critique du monde réellement existant, des normes et des évidences. Ce qu’il en est advenu n’était pas le seul possible. Des retours critiques collectifs et discordants permettront de retrouver le sable chaud sous les grèves et les espérances, à la lumière d’une formidable expérience dont les traces marquent notre temps.
Des éditeurs, des revues, des journaux, des sites Internet, des librairies, des instituts, des fondations, des lieux et des espaces culturels tentent d’interpréter le monde pour transformer l’ordre des choses. Ils se sont réunis et proposent d’organiser ensemble au printemps prochain, un « Mai 68, ce n’est pas qu’un début c’est une actualité urgente ». C’est à cette fin qu’ils lancent cet appel, ici et au-delà des frontières.
Contretemps n° 21, février 2008