Daniel Bensaïd, militant intellectuel

La pensée au service de l’action

Intellectuel engagé : c’est sous cette désignation commode que sont communément évoqués les intellectuels qui prennent position pour des causes spécifiques particulières ou encore, plus largement, pour des mouvements ou des partis. Jean-Paul Sartre en a incarné la figure paradigmatique à travers, notamment, son implication dans le Parti communiste en tant que « compagnon de route ». Chez Sartre, c’est d’abord un intellectuel qui s’engage, sur la base de sa production et de sa reconnaissance en tant justement que penseur et intellectuel, dans son cas « total », c’est-à-dire dominant dans plusieurs champs de la réflexion et de la création en art et en sciences humaines, et qui met son prestige au service des causes qu’il soutient.

Sans désavouer l’importance stratégique de cette figure, Daniel Bensaïd lui en oppose une autre, celle du militant intellectuel dont son propre parcours offre une illustration exemplaire. Fondateur de la Jeunesse, puis de la Ligue communiste révolutionnaire (LCR), dirigeant de cette organisation et de la Quatrième internationale dont elle était un pilier central, essentiellement militant « professionnel » durant deux décennies, il a entrepris une deuxième carrière si l’on peut dire à la fin des années 1980, devenant enseignant en philosophie au niveau universitaire et auteur de nombreux ouvrages consacrés à la réflexion historique et politique. Cette bifurcation ne représente toutefois pas une rupture. Elle s’inscrit dans le prolongement de son expérience militante, comme l’indique d’ailleurs sans équivoque le titre de l’un de ses essais récents : Penser, Agir1.

Une réflexion au service de l’action

La pensée chez Bensaïd est indissociablement liée à un parcours intellectuel et politique singulier. Il a reconstitué celui-ci à larges traits dans un récit autobiographique passionnant, Une lente impatience2, qui fait bien voir le lien étroit entre la réflexion et la conjoncture dans chacun de ses ouvrages. Penser, Agir n’y échappe pas, s’offrant à la fois comme une réflexion sur la Crise et sur les stratégies pour en sortir à la lumière des expériences française (du NPA) et allemande (Die Linke). C’est dans ce cadre que sont abordées aussi bien les questions particulières concernant les stratégies des organisations et des partis que les questions plus générales portant sur le rôle des intellectuels, le sens ou le non-sens de l’Histoire ou la nature du communisme.

Dans cette perspective, la chute du Mur de Berlin, dont on célèbre le vingtième anniversaire dans la confusion, représente un objet de réflexion intéressant. L’écroulement du Mur symbolise la fin du socialisme réellement existant dans les pays de l’Est, bien entendu, mais signifie-t-il pour autant la fin de l’espérance communiste comme plusieurs l’ont cru ? Oui, fait remarquer Bensaïd, dans la mesure où cette espérance était identifiée à ce qui était tenu pour ses manifestations étatiques concrètes. Non, dans la mesure où « la désintégration des dictatures bureaucratiques est l’épilogue non d’une révolution communiste, mais d’une contre-révolution totalitaire, commencée il y a bien longtemps, qui a ravagé le siècle » (p. 29). Sans doute. Il reste cependant que la connotation négative rattachée à cette espérance représente aussi une défaite mémorielle qui rend problématique la relance d’une entreprise authentiquement révolutionnaire.

Cette double déroute, politique et mémorielle, est en effet largement responsable de la montée des discours sur la fin de l’Histoire et des idéologies qui lui sont concomitantes et qui conduisent au désenchantement et à la démobilisation. La consolidation à tout le moins apparente de la social-démocratie, sa conversion à une ligne essentiellement libérale, son renoncement à transformer le monde, en sont également une conséquence déplorable. Refusant cette « troisième voie », qui leur apparaît capitularde et régressive, les révolutionnaires continuent de proposer et de défendre une alternative qui met en cause globalement le capitalisme. Ils sont toutefois conscients que cette lutte repose sur un pari, « mélancolique » pour reprendre l’expression de l’auteur, dont le résultat pourrait aussi bien se traduire par une nouvelle défaite que par une victoire dans l’état actuel du monde et des rapports de force en présence.

Ce pari, qui est l’expression d’une conviction de nature ontologique pour ainsi dire, doit bien sûr reposer sur une stratégie qui demeure à trouver et à incarner sur le plan national et international. La création du Nouveau parti anticapitaliste (NPA) en est une modalité possible qui convient au contexte politique et culturel français. Est-elle généralisable ? Ce n’est pas certain. Mais ce qui est clair pour l’auteur, c’est qu’il faut élaborer et proposer une alternative politique globale que réclament confusément entre autres les militants impliqués dans les forums sociaux mondiaux, conscients des limites des rencontres et des échanges stimulants qui s’y déroulent sans déboucher toutefois sur de véritables perspectives d’action.

Bensaïd ne propose pas de solutions clefs en main, mais il a le mérite de soulever une question que d’autres, manifestement, préfèrent garder sous le boisseau. Et il le fait à la lumière d’un examen critique des stratégies concrètes empruntées historiquement pour traduire cette recherche d’une alternative globale : la « grève générale insurrectionnelle », la « guerre populaire prolongée », la « révolution permanente », autant de modalités datées qui ne conviennent guère à la conjoncture actuelle, mais qui signalent tout de même la nécessité d’en penser une pour aujourd’hui, sous la forme peut-être d’un « socialisme du XXIe siècle ».

L’expérience française : le projet du Nouveau parti anticapitaliste (NPA)

C’est cette visée de fond qui a inspiré la mise sur pied du NPA par la Ligue communiste révolutionnaire et d’autres composantes de l’extrême gauche française. Devant les défis que pose la globalisation capitaliste dans le cadre hexagonal, la LCR et les courants politiques en affinité avec elle ont décidé de s’unir dans un cadre organisationnel commun pour les relever. Et ce, en élargissant les cadres traditionnels d’une extrême gauche elle-même figée dans une routine devenue confortable au fil des décennies. Comme l’écrivent Daniel Bensaïd et Olivier Besancenot, dans un essai à teneur programmatique publié récemment3, il s’agit de « regrouper toutes celles et ceux qui veulent en finir avec la société actuelle et en bâtir une nouvelle », de « fédérer largement toutes celles et tous ceux qui aspirent et croient toujours en l’avènement d’un monde meilleur » (p. 25).

Si leur essai ne constitue pas à proprement parler un « manifeste », mais une « contribution » – c’est leur expression – à l’édification d’un socialisme de type nouveau puisqu’il n’y a plus de modèle qui vaille, il reste qu’il contient des orientations et l’esquisse d’un programme à compléter par la future organisation elle-même. Il s’agit donc d’une intervention au sens fort et militant du terme dans laquelle les auteurs esquissent les contours d’un projet qui s’avère par ailleurs intéressant pour les militants québécois tant dans ses avancées que dans ses limites.

Ces limites relèvent pour une part de la spécificité du contexte politique français et, pour une autre part, de la tradition révolutionnaire de la gauche de ce pays dont se réclame le NPA, comme s’en revendiquait avant lui la LCR qui lui a donné naissance. Ce contexte, c’est celui du multipartisme avec toutes les alliances et les oppositions qu’il génère et celui du clivage fondamental entre la gauche et la droite qui les inclut et qui sert de pôle central à la fois d’unification et de division de la vie politique dans cette société. La tradition révolutionnaire est pour sa part inscrite dans l’histoire et les pratiques de la fraction de la gauche qui se situe dans la filiation directe de Marx et qui désire toujours transformer radicalement le monde.

Dans cette perspective, on n’est pas vraiment surpris de constater que la formulation du projet nouveau passe par une attaque en règle contre le capitalisme tenu responsable de la crise économique bien sûr, mais aussi des principaux problèmes qui affligent notre époque : la faim dans le monde, la destruction des écosystèmes, les inégalités économiques et sociales, le démantèlement des services publics (éducation, santé, retraites, etc.). Pour contrer efficacement ce processus mortifère, il faut créer un parti révolutionnaire capable de rompre « avec la machine étatique », notent Besancenot et Bensaïd, tout en insistant sur le fait que cela ne signifie pas « chaos et bain de sang » (p. 127-128).

Historiquement la violence, on s’en rappellera, a accompagné les révolutions, de la Grande Révolution française à la Révolution sandiniste en passant par les révolutions américaine, russe, chinoise, la guerre d’Espagne, les luttes de libération nationale, etc. Toutes, à de rares exceptions près, se sont accomplies – ou ont connu l’échec – à travers des mouvements insurrectionnels armés, si bien que la violence est liée à l’imaginaire qui s’est déployé autour d’elles et qui affecte leur représentation qui, du coup, fait peur à plusieurs. Sans désavouer les révolutions historiques, les animateurs du NPA plaident donc pour la construction d’un parti révolutionnaire, mais « au sens actuel du terme », combattant pour une transformation radicale des « bases économiques et institutionnelles de la société » (p. 128) en combinant les actions sur le terrain et les interventions parlementaires.

Au-delà de la référence à une certaine tradition historique et du recours à une phraséologie typique du courant auquel ils appartiennent, les auteurs proposent des orientations qui ressemblent dans une large mesure à celles que l’on retrouve à « Québec solidaire » par exemple. Pour les deux organisations, il faut lutter pour une société juste et solidaire, visant le bien commun et supposant aux diverses formes de discrimination que véhiculent le racisme, l’homophobie, le patriarcat, etc. Pour l’une et l’autre, il faut défendre et revaloriser les services publics : l’éducation, la santé, la culture, les programmes de retraite ; il faut de même repenser le rapport au travail, en réduire la durée et le répartir autrement. Il faut aussi limiter le pouvoir du Capital, des grandes entreprises et les approprier si nécessaire pour les soumettre à des finalités sociales, à partir d’une conception générale du bien collectif fondée sur la démocratie participative que condense et traduit remarquablement la formule de plus en plus répandue, et à juste titre, d’une « alternative écosocialiste ».

Pour les militants progressistes québécois, la lecture de cet ouvrage, conçu et écrit d’abord pour rallier les militants de gauche français au projet du NPA, demeure tout de même instructive par les analyses qui y sont formulées de la conjoncture internationale et par les propositions qui y sont suggérées. Ces propositions dépassent largement le cas français qui présente par ailleurs de nombreuses parentés avec notre propre situation, d’où l’intérêt de s’y attarder et de les discuter.

Jacques Pelletier, À bâbord

  1. Daniel Bensaïd, Penser, Agir, Paris, Nouvelles Éditions Lignes, 2008.
  2. Daniel Bensaïd, Une lente impatience, Paris, Stock, 2004.
  3. Daniel Bensaïd et Olivier Besancenot, Prenons parti. Pour un socialisme du XXIe siècle, Paris, Mille et une nuits, 2009.
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