La récession de 1974-1975 a ouvert une crise dont l’impérialisme mondial ne s’est toujours pas remis.
Pour la première fois en 1975, le volume des exportations des pays capitalistes développés a diminué. Une réduction tendancielle des rentes technologiques et des surprofits monopolistiques se manifeste, en même temps que se dessine une nouvelle répartition mondiale de la plus-value.
Ainsi se trouve confirmé le retournement de l’onde d’expansion longue qui durait depuis la fin de la dernière guerre mondiale.
La récession n’a cependant pas suffi à provoquer une dévalorisation massive des capitaux, qui serait la précondition à une relance substantielle du taux moyen de profit. Comme le souligne Ernest Mandel, la reprise de 1976 est restée « inflationniste, hésitante, inégale et non cumulative » : la production industrielle ne retrouve pas le niveau de 1973. Dans tous les pays capitalistes développés, le chômage s’aggrave, tandis que le volume des capitaux en friche s’accroît sans cesse et que le volume du commerce international se contracte à nouveau.
Le rapport économique et financier introductif au projet de budget pour 1979, présenté à l’Assemblée par M. Papon au nom du gouvernement, insiste en termes choisis sur le frein que constitue pour l’économie capitaliste le déclin du profit. Sur la valeur ajoutée des sociétés, la part de l’épargne a chuté de 3 % entre 1973 et 1975, et elle n’a regagné que 0,5 % de 1975 à 1977, pendant que la part des salaires augmentait de 4 % : « Cette détérioration du résultat des entreprises a entraîné pour la plupart d’entre elles une réduction des investissements. » Le même rapport enregistre que « l’évolution en volume du capital fixe productif des entreprises privées, qui avait augmenté de 8,8 % en 1976, après une chute brutale de 10,3 % en pleine récession de 1973, connaît à nouveau un recul de 21 %. En 1977, les comptes prévisionnels de la nation, publiés en annexe, enregistrent également une dégradation de la rentabilité des entreprises depuis 1973 : « Les études réalisées par l’Insee sur la base d’un échantillon de 15 000 déclarations fiscales de sociétés industrielles montrent qu’à la fin 1976 et en dépit d’une accélération générale des résultats sensibles durant cette même année, la perte de rentabilité enregistrée entre 1973 et 1975 selon les secteurs n’avait pas été compensée et que seuls quelques secteurs (automobile, construction mécanique et électrique) avaient retrouvé leur rentabilité des années 1972-1973. »
Au plan international, ce retournement de l’onde économique se traduit par une accélération du déclin de l’impérialisme dominant. L’affaiblissement relatif de la productivité du travail aux États-Unis se poursuit et s’accompagne de la dévalorisation en cascade du dollar depuis la fin des années soixante. Simultanément, se confirme la réduction de la part des États-Unis sur le marché mondial des produits manufacturés et la contre-offensive de l’Allemagne et du Japon. En 1974, les exportations allemandes dépassent pour la première fois celles du Japon en chiffre absolu. Se confirme de même la percée des investissements directs japonais et européens aux États-Unis même.
Malgré le maintien de sa superficie politique et militaire, ce déclin de l’impérialisme dominant alimente la crise de direction politique de la bourgeoisie au niveau international.
La bourgeoisie est donc condamnée à engager sur tous les fronts la lutte pour un redressement substantiel de ses profits. Elle ne peut y parvenir sans infliger une grave défaite sociale et politique à la classe ouvrière dans l’un ou plusieurs des pays clefs de son système. C’est pourquoi nous affirmons que, dans les conditions actuelles, il n’y a pas possibilité de passage graduel et linéaire d’une période à une autre, par seule accumulation de défaites partielles de la classe ouvrière française.
À la différence de ce qui s’est passé au début des années cinquante, nous n’entrons pas dans une ère d’expansion accélérée, où la collaboration de classe pratiquée par les directions réformistes pourrait se nourrir de miettes consistantes, mais dans une succession de récessions, de crises et de violentes attaques contre les acquis de la classe ouvrière. Nous abordons surtout ces crises alors que la classe ouvrière des pays capitalistes développés dispose de forces intactes, après trente années ininterrompues de croissance numérique et de développement sans avoir connu de défaite majeure. Enfin, le renforcement des syndicats et des partis majoritaires s’accompagne d’une différenciation interne et d’un affaiblissement global de leur contrôle sur la classe ouvrière.
C’est l’ensemble de ces facteurs qui font toute la différence d’avec la situation à la fin des années quarante et au début des années cinquante. Nous n’en concluons pas en toute quiétude que la victoire est inévitable. Il est au contraire du devoir des révolutionnaires d’alerter les travailleurs sur les conséquences catastrophiques de la politique de leurs directions. Si l’austérité s’applique sans riposte, la classe ouvrière abordera les prochaines épreuves décisives, avec des rangs fracturés par les coupes claires du chômage et des secteurs entiers démoralisés. Mais rien ne serait plus erroné que d’agir comme si déjà les travailleurs avaient subi une défaite significative, alors qu’ils n’ont connu que l’échec électoral. Il en résulterait une politique défaitiste, renonçant aux tâches nécessaires d’extension et de centralisation des luttes qui posent le problème de l’affrontement avec le gouvernement.
Le plan Barre III
Giscard et Barre, en revanche, ont compris que leur courte victoire électorale, bâtie sur la division des partis ouvriers, leur offrait une occasion à saisir par les cheveux pour pousser l’avantage. Dès le lendemain des élections de mars, ils ont développé les éléments d’une contre-offensive sur le terrain économique (avec la mise en place du plan Barre III) et sur le terrain politique (notamment à travers les initiatives monétaires et institutionnelles du gouvernement au niveau européen). Le paradoxe et les limites de cette contre-offensive bourgeoise tiennent à ce qu’elle est déclenchée, non à partir d’une position de force, mais d’une position de faiblesse relative qui s’est dégradée depuis une quinzaine d’années face à la montée du mouvement ouvrier. C’est pourquoi la responsabilité des directions réformistes est centrale.
Le plan Barre III ne constitue pas le simple prolongement des plans antérieurs, mais l’attaque anti-ouvrière la plus vigoureuse depuis 1958, à la mesure des enjeux pour le capital. Depuis la récession de 1974, le ralentissement de la croissance s’est accompagné d’un fléchissement des « gains de productivité » du travail (4 % par an entre 1974 et 1977 contre plus de 5 % entre 1968 et 1973). Cette évolution amplifie les répercussions des augmentations de salaire sur les coûts unitaires et, donc, indirectement sur les profits. C’est pourquoi le plan Barre a d’abord porté une attaque vigoureuse pour bloquer la progression du pouvoir d’achat. Le rapport économique et financier du gouvernement constate d’ailleurs avec satisfaction « un net ralentissement de la progression des salaires dès 1977 ». Insuffisant cependant par rapport aux objectifs visés. Aussi, tous les documents officiels s’accordent-ils à prêcher pour les années à venir la poursuite de l’effort… de « modération des salaires ».
Malgré un taux de chômage supérieur à 5,5 % et bien que certaines branches, catégories ou régions soient directement touchées par le recul du pouvoir d’achat, les buts du patronat ne sont pas atteints et le plus fort de l’attaque reste encore devant nous.
Le VIIe Plan misait sur un redécollage rapide de l’économie grâce à un redéploiement industriel orienté vers l’exportation et un freinage brutal des salaires, rendu difficile par la résistance ouvrière dans un contexte de campagne préélectorale peu propice à une attaque trop brutale. Dès 1976 pourtant, le premier plan Barre signifiait la mise en place d’une politique classique d’austérité avec restrictions budgétaires, freinage des salaires, nouvelle aggravation du chômage. Le taux de profit n’en a pas moins continué à se dégrader et les investissements productifs à stagner.
À peine les élections passées, le pouvoir a entrepris de mettre les bouchées doubles pour rattraper son retard. Fin mars, François de Combret, conseiller de Giscard, publiait dans Le Monde une série d’articles annonçant dans leurs grandes lignes les projets gouvernementaux jusque-là gardés sous le coude. La phase III du plan Barre se mettait en place. Depuis, on assiste à une véritable campagne idéologique martelant les mêmes thèmes, à travers le rapport Nora sur la télématique, le rapport de Michel Albert sur l’adaptation du VIIe Plan, le projet de loi de finances pour 1979, sans parler de l’abondante littérature économique paragouvernementale !
« L’emploi est lié à la croissance ; la croissance est liée à l’équilibre extérieur ; l’équilibre extérieur est lié à l’adaptation de notre industrie : cet enchaînement fixe la ligne de l’adaptation du plan. » Il sert aussi de maxime à la politique de redéploiement et de spécialisation précipitée de l’industrie : abandon impitoyable des canards boiteux, liquidations restructurations (dont la coupe claire dans la sidérurgie lorraine) et choix de créneaux porteurs, avec leur cortège de licenciements et l’accentuation des inégalités régionales cyniquement reconnue par Christian Stoffaes : « Beaucoup de secteurs menacés par la concurrence du tiers-monde se situent dans des zones pratiquement mono-industrielles. La carte des zones qui devraient bénéficier de la croissance des marchés du tiers-monde (industries mécaniques, électriques, etc.) est presque le décalque en négatif des zones qui devraient en souffrir. »
La spécialisation industrielle est la règle du nouvel « impératif » industriel : aéronautique, automobile, ferroviaire, pneumatique, verre, métaux non ferreux, radiologie, électronique professionnelle, nucléaire, habillement sont prioritaires. Parallèlement se met en place une politique de reprivatisation et de démantèlement des services publics (SNCF, télécoms). Le rapport économique et financier du gouvernement reconnaît que les effectifs employés dans l’industrie ont ainsi diminué en moyenne de 100 000 personnes par an depuis 1974, et que cette tendance doit se prolonger dans les années à venir. Le rapport Nora souligne de son côté que la révolution télématique aboutira à une réduction d’effectifs dans les services et les administrations pendant que la restructuration des entreprises industrielles ne sera pratiquement pas créatrice d’emplois…
… et ses conséquences pour les travailleurs
Tels sont les mobiles capitalistes de l’attaque en règle contre les conquêtes ouvrières qui se déroule sous nos yeux :
a. libération des prix industriels et rentabilisation des services publics ;
b. attaque contre le smic, le pouvoir d’achat, les primes, le paiement des heures supplémentaires, notamment à travers la négociation contractuelle différenciée par branches et régions d’un revenu annuel garanti incluant déjà les primes (accord métallurgie) ; le patronat se propose de ramener en 1979 la croissance annuelle des salaires, actuellement de 12 % environ, à 8 % seulement. Cela devrait signifier en salaire réel une régression substantielle du pouvoir d’achat ;
c. attaque contre la loi sur les 40 heures et contre l’indemnisation du chômage, à travers la définition annuelle d’un temps de travail (1 920 heures) modulable en fonction des fluctuations des commandes ; ce qui prépare le développement du travail à temps partiel, de l’intérim et de l’auxiliariat, des contrats de travail à durée déterminée, et la réduction éventuelle du temps de travail avec réduction correspondante des salaires ;
d. attaque contre le salaire indirect et en premier lieu la Sécurité sociale.
Toutes ces attaques visent à faire payer par les exploités les frais de la crise et à porter dans leurs rangs les différenciations et la division qui sont le revers de la concurrence capitaliste sauvage.
Cette politique est grosse de possibilités d’explosions sociales. Gouvernement et patronat y répondent en offrant aux directions syndicales le dialogue au nom du « consensus social » nécessaire. Cette nouvelle phase de la collaboration de classes, acceptée par les directions réformistes, se solde par la signature des contrats (dont celui de la métallurgie qui avalise déjà une partie des projets patronaux) et par la multiplication des mécanismes de négociation et de concertation, du sommet à la base, jusqu’au niveau de l’atelier avec la préparation du projet Partage.
Dans un article du Monde (1er octobre 1978), le ministre Stoleru relie explicitement ce projet de « participation à la revalorisation du travail d’atelier dans la gestion des entreprises », aux trois dimensions de la participation : la participation institutionnelle (dans laquelle s’inscrit le projet d’entrée des cadres dans les conseils d’administration), la participation financière (intéressement) et la participation sociale dans l’organisation du travail. Il s’agit de donner une cagnotte à gérer par atelier, sous responsabilité du chef d’atelier ou du responsable de maîtrise, en vue d’améliorer les conditions de travail. Il ne s’agit, précise le ministre, ni « d’installer des soviets pour enseigner une idéologie », ni de « créer des annexes du café du Commerce pour débattre de tout et de rien ».
Cette collaboration tous azimuts n’empêche pas simultanément le développement de la répression patronale contre les militants syndicaux combatifs et l’empiétement sur les prérogatives syndicales (réforme des prud’ hommes).
La réactivation de la politique européenne
La récession de 1974-1975 a frappé de plein fouet le Marché commun et retardé d’autant les projets économiques et monétaires envisagés dès 1972. Il est cependant significatif que la CEE ait résisté à la crise. Alors que les clauses protectionnistes par branches réapparaissaient dans le commerce mondial entre les États-Unis, le Japon et la CEE, ce réflexe ne jouait pratiquement par entre les pays membres. La relance des projets politiques (élection de l’Assemblée européenne au suffrage universel), monétaires (création du système monétaire européen et d’une unité commune), militaires (standardisation des armements), témoigne au contraire du degré atteint dans la concentration et l’internationalisation des capitaux.
La relance économique européenne n’est plus pensable pays par pays. La concertation communautaire constitue désormais le cadre obligé du redéploiement industriel. C’est ce qu’affirme, quitte à exaspérer, Chirac, le rapport présenté le 12 décembre par J.-F. Deniau, ministre du Commerce extérieur, au nom de la commission européenne de l’UDF, dont il est aussi le président. Il recommande des « pouvoirs réels et importants » pour l’Assemblée européenne afin de pouvoir donner « une réponse commune à la crise ». Il envisage notamment un plan de développement de l’emploi dans lequel les 9 investiraient ensemble 500 milliards de francs sur
cinq ans.
Rien d’étonnant donc à ce que Giscard ait pris une part active dans la réactivation de la politique européenne aussitôt qu’il s’est senti les mains libres. Dans sa conférence de presse du
22 novembre, il exposait la raison fondamentale qui lui avait permis, une fois libéré de l’hypothèque électorale, de s’engager résolument dans cette voie : « C’est le fait que la France a mis en œuvre une politique économique qui, du point de vue de la lutte contre l’inflation et du point de vue de l’adaptation de l’outil économique, doit nous permettre de soutenir la comparaison avec les différentes monnaies européennes et notamment les monnaies fortes. » De la part du gouvernement allemand, l’engagement vers le système monétaire européen marque le souci de garantir ses exportations au sein de la CEE (en bloquant la réévaluation du mark par rapport aux autres monnaies) et une défiance croissante envers les États-Unis.
La politique de division des directions réformistes ouvre largement le champ à Giscard pour poser à travers la préparation des élections européennes une nouvelle pierre de son projet, en utilisant à plein le pouvoir d’arbitrage lié à la fonction présidentielle dans le cadre des institutions de la Ve République, en pesant sur les contradictions du RPR et en creusant la division entre le PC et le PS.
Le rapprochement respectif sur le plan européen du PCF et du RPR, d’un côté, du PS et de l’UDF, de l’autre, ne peut qu’accentuer la désorientation des travailleurs. D’autant plus que le PCF qui traitait depuis 1976 le différend au sein de la majorité comme une pure diversion, pour mieux en minimiser la portée et, en conséquence, les possibilités de victoire immédiate sur un régime divisé, rivalise aujourd’hui de chauvinisme avec Chirac auquel il rend un hommage à peine pudique.
Le mouvement ouvrier face à la crise
Le trait majeur de la nouvelle situation politique réside dans le fait que les directions ouvrières majoritaires se trouvent désormais portées en première ligne dans la collaboration à la gestion de l’austérité.
L’activité de la classe ouvrière
Objectivement, la classe ouvrière n’a jamais été aussi forte : deux tiers environ de la population active (cf. recensement 1975 de l’Insee traité dans les Cahiers de la taupe, n° 18). Il s’agit là d’un élément déterminant du rapport de forces entre les classes, et ce d’autant plus que cette classe ouvrière rajeunie n’a jamais connu de défaite historique. Mais il ne doit pas faire oublier l’écart entre cette force potentielle et son degré d’organisation dans le combat pour son unité et son indépendance.
L’activité de la classe ouvrière :
– depuis 1971, la moyenne annuelle des journées de grève s’établit autour de 4 millions. Il s’agit d’un palier supérieur à la moyenne des années cinquante et soixante, mais ses pointes demeurent de loin inférieures (5 millions en 1976) aux pointes des années 1949 (9 millions), 1950 (11 millions), 1953 (plus de 9 millions) et même 1963 (6 millions). De même, l’activité gréviste en France depuis 1968 demeure très inférieure à celle de la Grande-Bretagne, de l’Italie et de l’Espagne : le nombre des journées perdues du fait de grève pour mille salariés en moyenne annuelle 1970-1975 est de 1 383 en Italie, 569 en Grande-Bretagne, 212 seulement en France, soit moins qu’en Belgique et au Danemark (la moyenne pour la CEE étant de 449). Le nombre total de journées perdues de 1971 à 1975 est de 64 millions en Grande-Bretagne, 85 millions en Italie, 19 millions en France ;
– l’année 1977 marque un net recul des luttes locales en France (depuis 1975, le ministère du Travail distingue les luttes locales, les luttes généralisées comme les journées d’action interprofessionnelles au niveau régional ou national) : 180 journées de grève pour 1 000 salariés, 2,4 millions de journées au total contre plus de 4 millions l’année précédente (moins 42 %). Le total ne se maintient à 3,6 millions (chiffre le plus bas depuis 1971) qu’en raison du poids des journées nationales d’action comme le 24 mai et le 1er décembre. Ce recul traduit le poids du Ier plan Barre et la démobilisation préélectorale orchestrée par les directions social-démocrate et stalinienne ;
– comparée aux autres pays européens, la radicalisation revêt donc en France des traits très spécifiques. Elle combine l’explosion la plus brutale et massive (150 à 200 millions de jours de grève en 1968 !), qui fait pénétrer l’idée de l’issue politique nécessaire, et le dévoiement électoral de la combativité à partir de 1972 (d’où une part proportionnellement importante de conflits « généralisés » par rapport aux conflits « locaux », des luttes dans le public par rapport aux luttes du privé). Il en résulte une forme importante mais très particulière de politisation parlementaire combinée à un développement limité de l’auto-activité bien moindre que dans les pays voisins. D’où d’ailleurs, l’incapacité des travailleurs à enrayer la politique de division de leurs partis à partir de septembre 1977.
Syndicalisation et implantation syndicale
L’explosion sociale de 1968 ne s’est pas traduite par un renforcement correspondant des organisations syndicales. Après une chute libre de 5 millions en 1945 à 1,5 million en 1958, la CGT a connu d’après ses propres chiffres (surévalués) une remontée (avec un gain de 400 000 seulement en 1968) vers les 2,3 millions en 1975. Depuis, elle ne parvient pas à dépasser ce niveau et le 40e congrès a dû enregistrer l’échec de la campagne pour les trois millions.
La CFDT, qui avait connu pour sa part une progression de 50 % depuis 1968, stagne aux alentours du million depuis 1976. Le taux de syndicalisation en France reste donc bien inférieur à ceux qu’on connaît en Grande-Bretagne, en Italie ou maintenant en Espagne. C’est un problème onmiprésent dans l’attitude des directions syndicales et dans leur recherche de formes de collaboration renforçant le clientélisme syndical.
En ce qui concerne l’implantation des sections syndicales, sur 36 930 entreprises assujetties en 1976, 19 063 possédaient une ou plusieurs sections syndicales : soit 51 % contre 22 % seulement en 1969.
Toutes les centrales voient le nombre de leurs sections augmenter, mais la CGT voit son importance relative diminuer. L’extension des sections syndicales s’accompagne cependant d’un fléchissement de la syndicalisation dans certaines concentrations et bastions. Cette tendance est parallèle à la tendance à l’égalisation de l’électorat.
Aux élections professionnelles, par-delà les mouvements contradictoires de gains et de pertes, la CGT annonce une progression globale de 1,76 % entre 1976 et 1977 (mais cette moyenne masque des reculs significatifs dans des entreprises importantes).
En revanche la CGT reconnaît un recul de 0,7 % aux élections des comités d’entreprise (CE), tous collèges confondus en 1977 par rapport à 1975, alors que la CFDT progresse de 2 %. Les résultats globaux des élections au CE en 1974-1975 donnaient 40,7 % CGT contre 19,1 % CFDT, 17,2 % non-syndiqués et 8,4 % FO.
Par collège, la CGT obtient 44,6 % chez les ouvriers, 20,896 chez les Etam et 8,6 % chez les cadres ; la CFDT respectivement 20,2 %, 19 % et 11,3 % ; FO respectivement 8,6 %, 8,4 %, et 7,4 %. Les non-syndiqués obtiennent au total 17 487 sièges (tous collèges confondus) contre 14 952 à la CGT et 7 653 à la CFDT. Par collège, la CGT arrive en tête dans le premier, les non-syndiqués en tête dans le deuxième et le troisième. Dans le premier collège, la prépondérance de la CGT est plus marquée quand les ouvriers votent seuls (53,7 %) que lorsque les employés votent seuls (33 %), où lorsque les ouvriers et employés votent conjointement (45,6 %). La CGT domine dans vingt branches sur vingt-deux et voit sa prééminence accentuée quand on passe dans les entreprises de plus de 200 salariés, et encore davantage dans les entreprises de plus de
500 salariés.
Radicalisation et combativité
Il faut donc distinguer la combativité de la radicalisation, plus complexe, qui combine combativité et développement de la conscience. Du point de vue de la combativité, si l’on prend en compte l’activité gréviste, la syndicalisation, les effets de la réorganisation du travail, il serait abusif de parler pour les dix dernières années d’une montée impétueuse.
On a assisté à des luttes dures, à une progression de l’expérience ouvrière (tant du point de vue des mots d’ordre — augmentations égales – que des formes de lutte : multiplication des occupations et apparition de formes d’auto-organisation) comparativement à 1968, mais pas encore de manière massive. Ces limites de l’expérience ouvrière dans les années passées pèsent aujourd’hui et se traduisent par la difficulté à organiser la résistance quotidienne à l’austérité, à orienter les luttes sur l’emploi dans une stratégie d’ensemble de la politique des directions.
En revanche, nous avons déjà mentionné que l’expérience de la force énorme de la grève générale et de ses limites en l’absence de débouché politique (1968) ainsi que la confrontation directe à l’Etat fort ont constitué un facteur important de politisation, mais une politisation largement électorale (poussée du Parti socialiste) qui ne se traduit pas par un progrès correspondant de l’organisation et de l’indépendance de classe.
Tous les chemins du réformisme conduisent à l’austérité
Il y a déjà belle lurette, ailleurs qu’en France, que les directions réformistes tiennent ouvertement le langage de l’austérité. Il est le même dans ses grandes lignes chez ces partis sociaux-démocrates au pouvoir ou chez les PC espagnol et italien : il faut savoir accepter la limitation des salaires et des revendications pour que les profits deviennent des investissements et les investissements des emplois. Le discours actuel tenu par le gouvernement Barre aux directions réformistes n’est qu’une variante du même raisonnement : la compétitivité (autrement dit une exploitation accrue) est nécessaire pour assurer la relance des exportations.
Or :
– les profits ne font pas nécessairement des investissements, mais aussi des dépenses improductives et spéculatives. Les patrons n’investissent pas pour créer des emplois mais pour réaliser de nouveaux profits. Ils n’investissent donc que s’ils escomptent obtenir au moins le taux moyen de profit. Ce n’est pas toujours le cas, ainsi que le constate le rapport d’adaptation du VIIe Plan : « L’évolution économique des trois dernières années n’a pas permis d’améliorer significativement les structures du bilan des entreprises. Affaiblies par les années d’accélération de l’inflation, puis par les conséquences immédiates de la récession de 1974-1975, elles n’ont pas réussi à redresser leurs structures, leurs taux de marge demeurant nettement inférieur à ce qu’il était avant 1974. Cette situation affecta le dynamisme des investissements. » Même préoccupation chez le président des industries mécaniques et de transformation des métaux (Le Monde du 28 novembre 1978). L’investissement qui augmentait en France de près de 16 % en 1964-1966, de plus de 1 2 % en 1966-1968, n’augmentait plus que de 4,1 % en 1974-1976 et il y a toujours 20 % de capacités inemployées ;
– les investissements ne font pas nécessairement des emplois. D’une part, parce qu’il s’agit d’investissements de rationalisation et de concentration, peu ou pas créateurs d’emplois et, d’autre part, parce que ces investissements dans le cadre du redéploiement industriel international ne se font pas nécessairement dans le pays même, mais de plus en plus, de la part des multinationales soit dans les pays où les salaires sont plus bas, soit dans ceux où il y a des marchés à conquérir. Pour la première fois, en 1976, les investissements bruts français à l’étranger ont dépassé les investissements étrangers en France (11 756 millions contre 10 032) ; ils ont augmenté de 51 % de 1975 à 1976. À titre indicatif : Michelin réalise à l’étranger 77 % de son chiffre d’affaires et 84 % de ses investissements ; il y compte 58 % de ses effectifs ; Air liquide réalise 60 % de son côté et 6 5 % de ses investissements à l’étranger ; Rhône-Poulenc, Roussel-Uclaf, Creusot-Loire réalisent respectivement 58 %, 59 % et 57 % de leur chiffre d’affaires à l’étranger : Saint-Gobain et BSN ont respectivement 53 % et 47 % de leurs effectifs à l’étranger ; la CFP, Lafarge et Saint-Gobain y réalisent respectivement 85 %, 58 % et 60 % de leurs investissements.
Seuls le PCF et certains courants sociaux-démocrates de gauche minoritaires défendent avec de plus en plus de difficultés la thèse de la relance par la consommation, grâce à l’élargissement du marché intérieur par le relèvement des salaires et des allocations, et la priorité à la production nationale (sans laquelle l’appel à l’importation entraînerait à nouveau déficit et austérité). Mais la modification du partage profit/salaires à l’avantage des seconds provoque non l’augmentation des investissements privés mais un réflexe d’autodéfense du capital contre la chute des profits : grève des investissements, évasion des capitaux, sabotage économique et inflation galopante. Quant au mot d’ordre de « produire français », il appelle, dans le cadre d’une économie capitaliste en pleine internationalisation, des mesures symétriques de rétorsion et alimente dans la classe ouvrière une idéologie chauvine réactionnaire aux antipodes de l’internationalisme. Par des voies différentes, faute de remettre en cause la domination du capital et du marché, les politiques réformistes ramènent à l’austérité.
Les partis ouvriers et les syndicats à découvert face à l’austérité
Désormais, les partis majoritaires les syndicats se retrouvent après la défaite électorale de l’Union de la gauche et l’enterrement du Programme commun à découvert en première ligne face à l’austérité. La contradiction est d’autant plus vive que la crise s’approfondit, qu’ils ne bénéficient pas des mêmes positions acquises dans l’appareil d’Etat que la social-démocratie allemande ou britannique (ils viennent au contraire d’une cure d’opposition de vingt années), qu’ils n’ont pas, enfin, le même alibi de « consolidation démocratique » que les partis réformistes en Espagne ou au Portugal. Leur collaboration directe a l’austérité ne peut donc que provoquer le désarroi dans leurs propres rangs, sans avoir en contrepartie de résultats tangibles.
Confrontés plus immédiatement que les partis à l’austérité et au risque d’érosion de leur influence (élections professionnelles), Séguy et Maire rejettent sur les travailleurs la responsabilité de l’échec électoral (en les accusant d’électoralisme !) et tirent argument de l’excessive globalisation (Maire) ou généralisation (Séguy) des luttes dans la période antérieure pour prôner un retour à la pratique syndicale et en fait un repli sur les « revendications accessibles » et les négociations contractuelles. Elles escamotent ainsi leur responsabilité au lendemain du 7 octobre ou du 24 mai, au nom des changements électoraux à venir ! En théorisant l’absence de débouché politique et en refusant d’en ouvrir la voie par des moyens autres que parlementaires (grève générale), en niant toute possibilité d’alternative immédiate, elles justifient la tactique de morcellement des luttes, la reconnaissance de la légitimité de Giscard et de l’Assemblée, l’engagement plus avant dans la politique de collaboration. Si ce recentrage a été préparé de longue date par la CFDT, il est esquissé par la direction de la CGT depuis le discours de rentrée de Séguy. Le congrès de la CGT et le discours de Maire à Saint-Étienne marquent un nouveau pas dans le sens de la cogestion de l’austérité à la manière des syndicats italiens.
Si les projets des différents partis majoritaires, déjà articulés autour des échéances électorales de juin 1979 et de 1981 pèsent incontestablement sur la situation, elle reste déterminée en dernière analyse par les lignes de forces et les tendances fondamentales de la lutte de classes.
La lutte des sidérurgistes
L’écart est trop grand entre le discrédit et la faiblesse électorale du régime, d’un côté, et la difficulté à aboutir des luttes revendicatives, de l’autre : la combativité retenue fait mûrir les conditions de possibles explosions sociales partielles. Depuis mars 1978, les luttes se sont développées dans différents secteurs. La classe ouvrière maintient ses exigences et ses revendications. Elle ne prend son parti ni de la division des rangs ouvriers, ni de la résignation devant l’austérité et le chômage. Elle ne renonce pas à faire front par la lutte au plan Barre et à ce gouvernement. Aujourd’hui, la mobilisation des sidérurgistes devient le symbole de la résistance aux licenciements. Il faut la transformer en une épreuve de force contre le patronat et son gouvernement. Faire la preuve qu’il est possible de mettre en échec leur politique de chômage et de vie chère.
Par les occupations de locaux et la saisie de documents patronaux et administratifs, par le blocage de routes et de voies ferrées, par la séquestration de commis de l’Etat ou du patronat, les sidérurgistes ont imposé la légitimité de leur combat à l’opinion. Depuis la grande journée de manifestation à Metz, le 12 janvier, ils ont étendu et consolidé le soutien actif de la population. D’autres secteurs, comme les mineurs de fer, se sont engagés dans l’action. En Lorraine, c’est une région entière qui refuse les licenciements.
En s’en prenant à un commissariat, après une intervention des flics contre une de leurs initiatives, les travailleurs ont signifié au pouvoir qu’ils ne sont pas disposés à se soumettre sous la matraque à ses diktats. Ils ont suivi l’exemple de la population de Saint-Chamond, chassant en pleine trêve des confiseurs, les nervis de l’usine J.B. Martin ; celui des métallos de Saint-Nazaire, contraignant deux directeurs de l’Alsthom à revenir sur une amputation des salaires ; celui des manifestants de Caen, refusant un quadrillage policier provocateur.
Pour vaincre il faut la grève générale avec occupation de toute la sidérurgie
C’est la victoire contre les licenciements qu’il faut maintenant préparer. Les syndicats et partis ouvriers ne doivent pas hésiter et passer des actions de popularisation en cours à la riposte unie et résolue.
Pour vaincre, il faut préparer un mouvement de grande ampleur, unitaire et enraciné dans une solide mobilisation des travailleurs de la sidérurgie et de la population. Nous ne pouvons laisser la riposte ouvrière se disperser, laisser chaque lutte s’échouer, l’une après l’autre, sur l’intransigeance du patronat et du gouvernement. Allons-nous réaliser l’unité, allons-nous, tous ensemble, mettre en avant un plan d’action qui consolide, élargisse et unifie les luttes en cours, à commencer par celle des sidérurgistes ?
Ce que permet et impose la mobilisation des sidérurgistes, c’est une grève générale reconductible avec occupation de toute la sidérurgie. Dans tous les secteurs, qu’ils soient « rentables » ou « condamnés », de Fos à Dunkerque, de Denain à Longwy, il faut préparer la grève générale. Par des assemblées de travailleurs, dans l’unité des organisations syndicales, partout, il faut mobiliser les travailleurs dans les entreprises. Pour consolider la lutte et lui donner le maximum de force, il faut organiser l’occupation des principaux centres. La grève doit être discutée et assumée par tous et reconduite démocratiquement.
À la restructuration du « plan acier », au prix de 30 000 licenciements, opposons la grève générale illimitée pour les mêmes revendications :
– non aux licenciements !
– 5e équipe et les 33 h 30 pour les postés ;
– 35 heures pour tous, sans diminution de salaires, avec embauche des effectifs conséquents !
Sur ces trois revendications reconnues par tous comme prioritaires, il faut engager l’action immédiate. Pour asseoir une telle lutte, forcément difficile, sur l’engagement massif et conscient de l’ensemble des sidérurgistes, tous les syndicats, sans renoncer à leurs responsabilités propres, devront s’efforcer de réunir partout des assemblées souveraines de grévistes et faire élire, pour les coordonner chaque fois que nécessaire, des comités de grève unitaires, responsables et révocables.
Tous les sidérurgistes européens sont frappés par les licenciements massifs programmés par le même plan Davignon. Il est possible et nécessaire de faire appel à leur solidarité active. La grande grève des sidérurgistes allemands pour les 35 heures vient de montrer qu’une lutte internationale sur les mêmes revendications contre les mêmes trusts de l’acier était à l’ordre du jour. Le PCF tourne le dos à cette voie en faisant vibrer les pires cordes du chauvinisme : « Jamais les Lorrains n’accepteront que les capitalistes ouest-allemands obtiennent du gouvernement ce qu’ils n’ont pu obtenir au cours des guerres de 1914 et 1940. »
Mais Edmond Maire qui le lui reproche ne propose rien de concret pour organiser la solidarité internationale des travailleurs.
En se félicitant de leur rencontre avec Boulin, les directions syndicales s’apprêtent, non à refuser les licenciements, mais à négocier les conséquences de la restructuration, d’antichambres ministérielles en commissions européennes, sur le tapis vert. Pourtant les faits parlent d’eux-mêmes. La prise de participation de l’État dans la sidérurgie ouvre la voie à une restructuration accélérée sur le dos des travailleurs, pendant que les maîtres des forges continuent à jouir du profit de leurs capitaux orientés vers les secteurs les plus rentables. Contre cette division des tâches entre le patronat et le gouvernement, les travailleurs doivent ouvrir les livres de compte des maîtres de forges et des entreprises multinationales, exiger la nationalisation sans indemnité de la branche entière, filiales nationales et internationales incluses, imposer leur contrôle sur la production pour prévenir les mauvais coups de la restructuration.
Unité contre le plan Barre et le gouvernement
La lutte des sidérurgistes n’est pas isolée. Dans de nombreuses régions la lutte contre le chômage est prioritaire. D’autres mouvements d’ampleur inégale sont engagés. Pas plus qu’on ne peut défendre atelier par atelier, usine après usine, on ne pourra mettre en échec la politique du gouvernement région par région. C’est un mouvement d’ensemble qui est à l’ordre du jour. Des journées d’action dispersées ne sont pas à la hauteur (États généraux pour l’emploi à Lyon, journées villes mortes à La Rochelle et Rochefort, etc.). Ces mouvements ne peuvent rester sans lendemain. Il faut unifier ces combats, unir la lutte de tous les licenciés et de tous les chômeurs avec celle des sidérurgistes.
Les directions syndicales peuvent et doivent prendre des initiatives pour coordonner et centraliser ces luttes contre le patronat et le gouvernement. Elles peuvent, par exemple, en s’appuyant sur l’écho de la lutte des sidérurgistes impulser une grande montée nationale sur Paris de tous les licenciés et chômeurs aux côtés des sidérurgistes. Une telle démonstration de force redonnerait confiance à toutes les luttes isolées.
Il faut tracer la voie de l’unification de toutes les luttes en cours contre l’austérité et le chômage. Il faut préparer la grève générale contre le plan Barre et ce gouvernement.
Certes, nous dirons les directions syndicales, elle ne se décrète pas, mais encore faut-il que, dans tous les secteurs, cette perspective soit clairement défendue ; et surtout, lorsque des mouvements comme celui des sidérurgistes montrent que toute lutte d’importance contre les licenciements implique une épreuve de force centrale avec ce gouvernement.
Voilà les tâches que l’offensive patronale et gouvernementale, la lutte des sidérurgistes, les mouvements en cours et la nécessaire riposte centrale des travailleurs au plan Barre mettent à l’ordre du jour. Ce sont sur ces tâches que les directions de tous les syndicats doivent s’engager dans l’unité au lieu de tenter de diviser les rangs ouvriers sur des objectifs comme « l’intégration européenne » ou « l’union nationale », les journées d’action sans lendemain ou les actions locales, qui sont autant d’impasses pour le combat ouvrier.
À leurs côtés, le PS et le PC doivent se mobiliser sur ces objectifs. Une telle lutte pour aboutir conduit à l’affrontement avec la politique de Giscard-Barre. Il faudra chasser ce gouvernement. Les deux partis ouvriers majoritaires, le PS et le PC, doivent cesser leur politique de division et, malgré leurs désaccords, s’unir dans la lutte aux côtés des travailleurs et se porter candidats au gouvernement.
Voilà les perspectives que défendront les militants et les sympathisants de la LCR.
6 février 1979
Cahiers de la taupe n° 28, mars-avril 1979