Nous sommes de ceux1 qui ont accueilli avec soulagement l’appel de Pierre Bourdieu et du collectif « Raisons d’agir » « Pour une gauche de gauche ». Enfin, un chercheur et une équipe à l’œuvre scientifique riche mettaient les pieds dans le plat du renoncement de la gauche dite plurielle ! Les simplismes du prêt-à-penser libéral dominant étaient remis à leur juste place : celle d’idées reçues où la pauvreté intellectuelle le dispute au conservatisme. Le tour de passe-passe des années quatre-vingt, mettant la complexité et son intelligence au service de la résignation devant « les lois du marché » et suspectant toute critique sociale d’archaïsme, voire de « totalitarisme », se trouvait ainsi déjoué.
Il n’est pas étonnant qu’il en ait résulté des crises d’urticaire chez les intellectuels médiatiques qui ont accompagné plus ou moins activement l’enlisement libéral de la gauche officielle. Ils ne sont en effet jamais pressés de peser la responsabilité de leurs discours. Hier, c’est à coups de mises en garde de sociologues, d’historiens, d’essayistes, de notes de la Fondation Saint-Simon ou d’éditoriaux péremptoires que le marché rentrait peu à peu dans les têtes. Aujourd’hui, pour nos intellectuels qui se lavent les mains des divagations de la veille, seuls les politiques sont à stigmatiser comme responsables des désastres sociaux et des dérives éthiques du mitterrandisme.
Il a fallu que la politique soit largement vidée de ses enjeux pour que la ré-énonciation de la vie de la cité en tant qu’espace conflictuel par Pierre Bourdieu suscite une telle diabolisation. Pris en tenaille entre le renoncement devant la toute-puissance du marché et la rhétorique de l’apaisement, le projet démocratique, nécessairement contradictoire et inachevé, est davantage menacé par les ralliements honteux au libéralisme économique et à ses conséquences sociales que par le « populisme » fantasmatique attribué à ceux et celles qui prennent au sérieux la contestation sociale.
En s’impliquant avec une violence polémique lourde de ressentiment dans ce qu’ils croient n’être que de médiocres rivalités du microcosme intellectuel, nos libéraux à la mauvaise conscience ne participent-ils pas à la dévalorisation de l’action de toutes celles et tous ceux qui ont relevé la tête contre l’injustice ces dernières années, les incitant à rentrer dans le rang ? Et ne contribuent-ils pas, en définitive, à la désertification de la politique qu’ils prétendent sauver du cynisme ou de l’indifférence ?
Il est plus facile en effet de mettre en scène une exécution symbolique de Bourdieu que d’affronter à découvert la légitimité des mouvements sociaux qui empêchent la gauche gouvernante de se féliciter en rond et de se présenter comme la gauche unique : pour une gauche de gauche, il faut une autre gauche. A travers Pierre Bourdieu, c’est cette autre gauche en gestation qui est visée.
Les propos outranciers tenus contre Pierre Bourdieu ne sont-ils pas aussi l’expression d’un narcissisme retourné, une sorte de haine de soi, si souvent couplée à l’amour de soi qui sévit dans les milieux intellectuels ? Resurgit ainsi, du fond de notre imaginaire, la figure de la belle âme, souvent du côté du manche mais jamais responsable de rien. Maurice Merleau-Ponty a naguère bien mis en évidence le caractère « dégoûtant » de telles prétentions au dégagement : « Dès que nous vivons, nous perdons l’alibi des bonnes intentions, nous sommes ce que nous faisons aux autres, nous renonçons au droit d’être respectés comme belles âmes. » Il apparaît plus moral d’entendre un tel message que de continuer à se draper dans le manteau immaculé de l’innocence perdue.
Mais les tentations de Raisons d’agir, exprimées par Gérard Mauger (le Monde, 26 juin 1998), ne risquent-elles pas de rejoindre certains présupposés de ces piètres critiques médiatiques ? « Il ne peut y avoir d’intellectuels qu’autonomes », affirme-t-il. Et d’ajouter : « Dans notre lutte pour l’autonomie, enfin, il ne s’agit pas tant de « garder les mains propres » que de « garder les mains libres ». N’est-ce pas l’idée d’un parti des intellectuels, qui pourrait refaire ici surface ? Il est certes important de rappeler que les praticiens du travail intellectuel sont producteurs de savoirs spécifiques susceptibles d’être utiles au débat public et aux luttes émancipatrices, si l’on n’oublie pas que les acteurs du mouvement social développent, eux aussi, d’autres types de savoirs.
L’autonomie politique revendiquée ne va-t-elle pas trop loin ? Est-ce seulement en tant qu’intellectuels que ces derniers peuvent intervenir sur le terrain social et politique ? Les intellectuels ne sont-ils pas aussi des citoyens comme les autres ? Leur fonction professionnelle leur donne-t-elle, en tant que corps et en toute occasion, une lucidité supérieure, voire un accès privilégié à un horizon d’universalité, à une extériorité de surplomb ? Pierre Bourdieu a trop contribué à la critique sociologique de l’Homo academicus pour ne pas être sensible à de tels dangers. La connaissance intime des univers académiques conduit d’ailleurs à hésiter entre le fou rire et l’effroi à l’idée d’un regroupement politique des intellectuels en tant qu’intellectuels. Vues corporatives étriquées, arbitraire mandarinal, petites guerres sans fin, narcissisme exacerbé : il paraît peu sérieux d’imaginer que les intellectuels apprennent l’humilité et le sens de l’intérêt général auprès de leurs pairs. L’indispensable travail sur soi, peut-il se passer des autres ? Militer à AC !, au Dal, à Act’Up, à Ras l’Front, à la Cadac, dans les Sud, au sein de la CFDT oppositionnelle, dans la FSU, à la CGT ou dans les multiples associations et collectifs locaux, au milieu des autres, avec les autres, comme les autres, et non exclusivement comme des intellectuels à part, ne permettrait-il pas d’acquérir un sens plus juste des proportions ? Sans même parler de l’outil aujourd’hui tabou, renvoyé au sale et à l’impur, qu’est susceptible d’être une organisation politique !
Les intellectuels libres et les militants purs des mouvements sociaux (voir l’« Appel pour l’autonomie du mouvement social » publié par Libération le 3 août 1998), si méfiants envers la dimension politique des luttes sociales, s’apercevront peut-être qu’ils contribuent ainsi par défaut à la résignation devant la décomposition sociale-libérale de la gauche. En s’inscrivant dans une activité de lobbying, ils s’inclinent de fait devant la division du travail, en légitimant paradoxalement les partis dominants (les seuls « interlocuteurs valables ») et en leur abandonnant le monopole de la représentation politique. La droite extrême ne pourrait-elle, à la longue, tirer profit de ce retrait impuissant de l’agir politique ? Bien sûr, un gros effort d’invention est nécessaire pour qu’émergent d’autres pratiques politiques. Mais, dans un monde déserté par les dieux, sans garantie ultime de vérités absolues, il n’y a pas d’autre possibilité que de mettre les mains dans le cambouis, au risque de l’erreur et de l’échec. On peut comprendre que l’instrumentalisation stalinienne des compagnons de route et des « intelligences serviles » ait laissé des traces douloureuses. Mais qui mettra en cause le sérieux intellectuel d’un Marcel Mauss, et sa contribution à la consolidation des sciences sociales en France, sous prétexte qu’il était militant socialiste et qu’il écrivait dans L’Humanité, puis dans le Populaire ?
Alors intellectuel et militant, acceptant de vivre les tensions de ses divers mondes d’appartenance, plutôt que militantisme intellectuel, tenté de faire de l’exercice intellectuel le seul axe et la seule mesure de la vie ? On entrevoit là une voie plus modeste, porteuse cependant de nouveaux rapports possibles entre le travail intellectuel et l’engagement, comme entre le « je » et le « nous ».
Libération, le mercredi 21 octobre 1998