Le fond de l’air est rouge

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Entretien réalisé par l’hebdomadaire L’Opinion indépendante de Haute-Garonne à l’occasion de la sortie de Lionel, qu’as-tu fait de notre victoire1 ?

Opinion Indépendante : « A gauche, hélas… À gauche, malgré tout. » écrivez-vous à propos de votre vote en faveur de Jospin aux dernières législatives. Mais l’extrême gauche n’est-elle pas vouée à être toujours déçue par la social-démocratie ?

Daniel Bensaïd : Pour être déçu, il faudrait y avoir investi des espérances ou des illusions que depuis longtemps nous n’avons plus. De notre point de vue, la gauche malgré ses défauts et ses renoncements garde une signification politique au moins d’opposition à la droite. C’est un soutien par défaut et un vote contre la droite plus que pour la gauche. Après, il s’agit de faire bouger les lignes. Elles commencent à bouger y compris à gauche.

Opinion Indépendante : Vous stigmatisez la « consternante médiocrité du personnel politique », son absence de grandeur et de courage. Ne pensez-vous pas qu’avec le retrait de De Gaulle, quel que soit le jugement que l’on porte sur son bilan, c’est certainement une conception de la politique qui a pris fin ?

Daniel Bensaïd : De Gaulle est peut-être le symbole d’une génération politique qui s’est faite dans des grandes épreuves historiques et dans une expérience aiguë du conflit : l’entre-deux-guerres, la Résistance, la libération etc. En parlant de médiocrité, je ne porte pas un jugement sur les personnes mais le personnel politique d’aujourd’hui est un produit administratif issu des écoles – sans reprendre les banalités sur l’Ena – qui s’est formé comme des gérants en dehors justement de cette expérience du conflit et des convulsions historiques. Cela donne un personnel politique qui a une courte vue et qui est très vite déstabilisé. Le spectacle – consternant ou réjouissant – de la droite en ce moment est une illustration flagrante de cette toute petite dimension politique…

Opinion Indépendante : Vous citez à plusieurs reprises Péguy et Bernanos. Pour Bernanos, l’enjeu était un choix de civilisation. C’est un mot et une notion qui a disparu du discours politique…

Daniel Bensaïd : Oui et non parce que lors des élections législatives Chirac et Jospin avaient évoqué un choix de civilisation marqué notamment par les nouveaux horizons qu’implique l’entrée dans l’euro. Ils ont parlé de choix de civilisation. Ce qui est plutôt dérisoire c’est la disproportion entre l’ambition de ce propos-là et la médiocrité ou le caractère étriqué des programmes. On n’a pas l’impression qu’ils soient à la hauteur d’un enjeu et d’un défi de civilisation qui existe bel et bien.

Opinion Indépendante : Cet enjeu c’est l’Europe ?

Daniel Bensaïd : L’Europe c’est un aspect. Je l’ai traité dans un précédent livre Le Pari mélancolique. L’Europe pourrait être un élément de réponse. Quand je parle de crise de civilisation, je pense à une crise généralisée de la mesure des rapports sociaux. La mesure de la richesse sociale par le temps de travail devient irrationnelle. Cela se traduit par la montée du chômage et de l’exclusion ou encore par la crise écologique. Il devient de plus en plus dérisoire et impossible de prendre la mesure des rapports à la nature et aux dégâts qu’on lui inflige par le simple critère des rapports marchands.

Opinion Indépendante : Vous vous prononcez contre la monnaie unique. Pensez-vous que nous puissions faire marche arrière dans cette construction d’une Europe libérale ?

Daniel Bensaïd : Je ne suis pas sûr que cela se pose en ces termes-là. Chaque fois qu’un pas est franchi, il opère un peu comme un engrenage avec des clauses d’irréversibilité. Cela a été le grand marché unique en 1986 puis Maastricht en 1992, maintenant Maastricht est prolongé par Amsterdam et le pacte de stabilité… Plus on s’enfonce plus c’est difficilement réversible. L’euro va vraisemblablement se faire. Il serait préférable qu’il y ait un débat démocratique et contradictoire mais il risque d’être escamoté. Ceci dit, une fois que l’euro sera mis en place une crise peut le remettre en cause. Quel rapport de forces créer pour que s’imposent les critères sociaux de la construction européenne qui rentrent en contradiction avec les critères monétaires ? Il faut des critères sociaux communs qui harmonisent les droits à l’emploi, les revenus et la fiscalité à l’échelle européenne. Voilà la bataille à mener.

Opinion Indépendante : Vous écrivez : « La dissolution des nations conduit à une nouvelle centralisation, impériale d’un côté, à des fragmentations féodales de l’autre […]. L’État-nation peut encore constituer un cadre de résistance à l’impérialisme néolibéral et à la décomposition vindicative des appartenances. » À d’autres moments, vous vous montrez plus méfiant à l’égard de la nation…

Daniel Bensaïd : Ce n’est pas la nation en tant que mythe ou épopée nationale qui me paraît être un cadre de résistance. Mais le fait est que toute une série d’acquis, de conquêtes sociales et législatives sont inscrits dans un espace de droit national. Notre système de protection sociale et la laïcité sont inscrits dans notre histoire nationale et la mémoire collective qui est la nôtre. Donc, quand il s’agit de défendre des acquis menacés par les excès de la jungle libérale on prend appui sur ce cadre national comme cela s’est passé à l’hiver 1995. Mais si on fait de la nation un projet de société pour le présent, on tombe vite dans une spirale infernale de repli identitaire et xénophobe. Il faut conjuguer la défense des acquis avec une projection de propositions à l’échelle européenne voire mondiale.

Opinion Indépendante : Vous défendez le nécessaire clivage gauche-droite tout en reconnaissant que pendant la Résistance ce clivage a été dépassé. Pourquoi reprochez-vous, par exemple, à Jean-Pierre Chevènement d’avoir partagé certaines positions avec des gaullistes ou avec de Villiers ? Sans renier leurs convictions, des hommes ne peuvent-ils pas se rejoindre sur des points précis ?

Daniel Bensaïd : Tout à fait. Il nous est arrivé de prendre la défense de Michel Noir quand il a été agressé par le FN lors de sa pièce de théâtre à Lyon. C’était une question de liberté d’expression. À plus grande échelle devant une occupation étrangère, évidemment les lignes peuvent se recouper. Mais à gauche, il faut mettre en évidence dans ces cas d’alliances qu’elles n’impliquent nullement un mélange des programmes ou une subordination des intérêts sociaux aux intérêts nationaux. Quand Chevènement a signé une pétition avec de Villiers sur la démographie et la natalité française, cela s’imposait-il vraiment ?

Opinion Indépendante : Où étiez-vous en Mai 68 ?

Daniel Bensaïd : J’étais jeune toulousain fraîchement débarqué à Paris. Je suis arrivé en 1966 à Saint-Cloud et je faisais ma maîtrise à Nanterre. Je faisais la navette entre Toulouse et Paris et lorsque le mouvement a démarré à Toulouse j’y étais. Nous avons fait une réunion afin de raconter comment cela s’était passé à Nanterre…

L’Opinion indépendante n° 2300, 1er mai 1998

Documents joints

  1. Lionel, qu’as-tu fait de notre victoire ?, Albin Michel, 1998.

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